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Full text of "La vie du R.P. Malebranche, prêtre de l'oratoire; avec l'histoire de ses ouvrages"

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I 


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y. 


BIBLIOTHÈQUE    ORATORIENNE 

VIII 
LA  VIE 

DU 

R.  P.  MALEBRANCHE 

PRÊTRE  DE  L'ORATOIRE 

AVEC     L'HISTOIRE     DE    SES     OUVRAGES 

PAR  LE  P    ANDRÉ 

DB   LA  COMPAGNIE   DE  jâSUS 

PUBLIÉE   PAR   LE   P.   INGOLD 


PARIS 

LIBRAIRIE   POUSSIELGUE   FRÈRES 

RUE    CASSETTE,     15 


M     DCCC    L XXX VI 


LA    VIE 


DU 


R.   P.    MALEBRANCHE 


BIBLIOTHEQUE    ORATORIENNE 


Vlll 


LA  VIE 


Dl 


R.  P.  MALEBRANCHE 


PRETRE    DE   L'ORATOIRE 


AVEC     L'HISTOIRE     DE     SES     OUVRAGES 


PAR  LE  P.   ANDRE 


DE   LA   COIIPAOXIE    DE  JESUS 


PUBLIEE   PAR   LE   P.   INGOLD 


PARIS 

LIBHAIHIE   POUSSiELGUE   FRÈRES 

RUE    CASSETTE  ,     lo 


M     D  C  C  C     t.  X  XXVI 

Droits  de  traduition  et  de  reprodiu-tion  réservés. 


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INTRODUCTION 


L'histoire  du  P.  André  a  été  faite,  et  trop  bien 
faite  1  pour  qu'il  y  ait  lieu  de  l'entreprendre  de  nou- 
veau ici.  On  trouvera,  d'ailleurs,  dans  ce  volume 
môme  %  de  nombreux  détails  sur  ce  célèbre  jésuite, 
dont  voici,  enfin  mise  au  jour,  l'œuvre  capitale 
si  longtemps  cherchée  et  désirée. 

Ce  qui  est  moins  complètement  connu  et  qu'il 
importe  de  savoir,  c'est  l'histoire  du  manuscrit  de  la 
Vie  de  Malebrmiche. 

On  se  souvient  des  traverses  et  des  persécutions 
qui  remplirent  la  vie  du  P.  André,  à  cause  de  sa 
fidélité  à  la  doclrine  el  à  la  mémoire  de  Male- 
branche.  Jeté  à  la  Bastille  en  1721,  il  vit  tous  ses 
papiers  saisis,  el  parmi  eux  la  vie  de  son  maître  qu'il 
avait  à  peu  près  achevée.  Mais  comme  il  survécut 
à  la  Compagnie  de  Jésus,  dissoute  en  17G2,  il  put 
ou  bien  remettre  la  main  sur  son  manuscrit,  ou 
encore  retrouver  les  cahiers  qu'il  envoyait  dès 
1718  à  Paris,  au  P.  Lclong  et  à  l'abbé  de  Marbeuf, 

1  Cousis,  Vie  et  correspondance  inédite  du  P.  André,  dans  les 
Fraçjments  de  philosophie  ynodeine.  —  Ciiaiima  et  Mancei- ,  Le 
P.André,  deux  volumes  iii-8°. 

-  Voyez  surtout  le  chapitre  x.''. 


VI  La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 

et,  libre  d'entraves,  reprendre  à  ce  moment  son 
œuvre  favorite.  A  sa  mort,  arrivée  le  26  février  1764, 
M.  de  Quens,  son  ami  et  son  disciple  de  la  der- 
nière heure,  et  héritier  de  ses  papiers,  y  trouva 
la  Vie  de  Malebranche ,  écrite  en  entier  de  la  main 
du  P.  André.  Il  songea  d'abord  à  la  donner  lui-même 
au  public.  Puis  ayant  renoncé,  on  ne  sait  pourquoi, 
à  se  cliarger  de  ce  soin,  il  confia  l'ouvrage  de  son 
maître  à  un  de  ses  amis,  M.  Coquille,  bibliothé- 
caire de  la  Mazarine,  lequel  le  donna,  en  1807, 
à  M.  l'abbé  Hemey  d'Auberive,  qui  avait  consenti 
à  se  charger  de  la  publication  de  la  Vie  de  Male- 
branche. 

Ici  s'arrêtaient  tous  les  renseignements  sur  cet 
ouvrage  donnés  soit  par  M.  Cousin,  soit  par 
MM.  Charma  et  Mancel,  quand,  en  1873,  M.  Ber- 
trand, professeur  de  philosophie  au  lycée  d'Arras, 
annonça  à  M.  Ollé-Laprune,  alors  professeur  au 
lycée  Henri  IV,  et  aujourd'hui  maître  de  conférences 
à  l'École  normale  supérieure,  qu'il  avait  entre  les 
mains  la  Vie  de  Malebranche,  par  le  P.  André,  et 
que  ce  manuscrit  célèbre,  propriété  d'une  certaine 
^me  Marniier,  allait  être  mis  en  vente  à  Paris.  Ce 
manuscrit  était  bien,  comme  l'indiquait  une  note 
de  M.  de  Quens  et  une  autre  de  M.  Hemey  d'Aube- 
rive%  celui  qui  avait  été  donné  à  ce  dernier  parl'in- 


*  Voici  ces  deux  notes  qu'oa  lit  sur  la  garde  du  commencement 
du  manuscrit  : 

De  la  main  de  M.  de  Quens. 

Ce  manuscrit  appartient  à  M.  de  Quens,  demeurant  à  Saint- 
Étienne  de  Caen. 

De  la  main  de  M.  Hetney  d'Auberive. 

M.  de  Quens,  auquel  ce  manuscrit  a  été  légué  par  le  P.  André, 
en  a   fait  présent  à  M.  Coquille,  bibliothécaire  de  Mazarin,  et 


Introduction  vu 


lermédiaire  de  M.  Coquille.  M""*  Marmier  avait 
trouvé  ce  manuscrit  dans  la  bibliothèque  de  son 
père,  M.  Mastrella,  bibliophile  de  mérite,  lequel 
avait  habité  Caen  et  avait  dû  y  trouver  ce  manus- 
crit soit  dans  une  vente,  soit  par  un  hasard  analogue 
à  celui  qui  fit  découvrir  la  correspondance  d'André 
et  de  Malebranche  à  MM.  Charma  et  Mancel. 

M.  Ollé-Lapriine  obtint,  non  sans  peine,  commu- 
nication du  précieux  manuscrit.  11  l'examina  atten- 
tivement, le  compara  à  un  manuscrit  incomplet  de 
la  vie  de  Malebranche,  découvert  à  Troyes  par 
M.  l'abbé  Blam pignon,  et  où  le  savant  professeur  de 
l'École  normale  reconnut  le  premier  des  notes  de  la 
main  du  P.  Lelong.  M.  Ollé-Laprune  constata  aussi 
que  le  manuscrit  en  question,  quoique  bien  authen- 
thiquc,  n'était  pas  delà  main  de  l'auteur.  Mais  il  ne 
poursuivit  pas  plus  loin  ses  recherches.  Induit  en 
erreur  par  l'ouvrage  de  MM.  Charma  et  Mancel,  et 
croyant  que  le  manuscrit  de  Quens  devait  être  au- 
tographe, il  ne  trouvait  pas  son  importance  en  rap- 
port avec  les  prétentions  du  propriétaire. 

Mis  en  vente  publique^  et  ne  trouvant  pas  d'ac- 
quéreur pour  le  prix  demandé,  le  manuscrit  fut  re- 
tiré des  enchères,  et  enfin  proposé  à  la  Bibliothèque 

M.  Coquille  m'en  a  fait  présent  le  15  juillet  1807.  Yves -Marie 
André,  ex-jésuite,  qui  en  est  l'auteur,  était  né  à  Châteaulin, 
dans  le  comté  de  Cornouailles,  le  22  mai  1675,  et  est  mort  à 
Caen  le  25  février  1764.  A  la  destruction  de  son  ordre  il  s'éiait 
retiré  à  l'hôpital  de  cette  ville  ;  il  n'avait  de  liaison  intiuje  qu'avec 
M.  de  Ouens;  ils  se  voyaient  régulièrement  tous  les  jours,  et  le 
P.  André  mourant  laissa:  à  cet  ami,  non  seulement  le  présent 
manuscrit,  mais  toute  sa  correspondance  avec  le  P.  Malebraïu-he. 
M.  Coquille  m'avait  promis  de  me  procurer  cette  correspondance, 
mais  il  vient  de  mourir,  et  je  n'ai  aucun  moyen  de  suivre  cette 
négociation.  Paris,  20  février  1808,  Hemey  d'AuBERiVE. 

1  Dans  la  vente  de  la  lubliothrque  de  MM.  de  Cessole  et  de 
Chateaugiron ,  Paris,  Baclicliu-Deflurenne ,  mai  1874. 


VIII  La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 


nationale  qui  en  fît  l'acquisition  et  où  il  est  con- 
servé depuis  ce  temps  '. 

Ce  manuscrit  est  incontestablement  celui  qui  fut 
envoyé  par  M.  de  Quens  à  M.  Hemey  d'Auberive 
pour  être  publié  '.  Mais,  ainsi  que  M.  Ollé-Laprune 
le  constata,  ce  n'est  pas  l'autographe  du  P.  André. 
M.  de  Quens  cependant  possédait  cet  autographe  : 
il  l'affirme  dans  ses  lettres  de  1782  et  de  1790  ». 
Mais  il  ne  dit  nulle  part  ce  qu'ont  cru  par  erreur 
MM.    Charma  et  Mancel  et  à  leur  suite  M.  Ollé- 
Laprune,  que  c'est  cet  autographe  qu'il  envoya  à 
Paris.   Cet  autographe  ayant  disparu,  il  importait 
de  savoir  de  qui  était  la  copie,  afin  d'en  pouvoir 
apprécier  l'authenticité.  M'étant  rendu  àCaen,  un 
examen   attentif  des    autres  manuscrits,    dits   du 
P.  André,  qui  y  sont  conservés,  me  fit  constater  que 
le  manuscrit  était  de  la  main  de  M.  de  Quens.  Il  ne 
restait  donc  aucun  doute  sur  son  authenticité,  et  il 
n'y  avait  plus  également  à  craindre  que  la  décou- 
verte de  l'autographe  pût  avoir  de  l'importance  et 
nécessiter  une  nouvelle  publication  :  M.  de  Quens, 
évidemment,  avait   copié   le  manuscrit  tel  que  le 

1  Au  Fonds  français,  Nouvelles  acquisitions,  n»  1038.—  Donnons 
ici  une  courte  description  de  ce  manuscrit.  C'est  un  gros  in-folio, 
relié  en  parchemin.  Les  premiers  feuillets  semblent  avoir  été 
arrachés,  mais  anciennement,  car  le  commencement  y  est,  et  la 
pagination,  aussi  ancienne  que  le  texte,  part  du  chiffre  1.  Elle 
va  jusqu'au  chiffre  999,  mais  il  y  a,  en  réalité,  1016  pages.  Ces 
dernières,  non  foliotées,  contiennent  une  table  des  analyses,  une 
table  de  l'histoire  proprement  dite,  une  table  des  portraits,  puis 
une  suite  de  notes  non  classées  sur  Arnauld,  Nicole,  la  bulle 
Unigenilus,  Molina;  enfin  quelques  notes  bibliographiques  sur 
Malebranche. 

2  Outre  la  preuve  que  donnent  les  notes  que  nous  avons  citées, 
il  y  a  concordance  complète  avec  les  descriptions  que  l'on  possé- 
dait de  ce  manuscrit,  et  que  l'on  trouve  soit  dans  Cousin,  soit 
dans  Charma  et  Mancel. 

3  Charma  et  Mancel,  Op.  cit.,  II,  p.  156. 


Introduction  \\ 


P.  André  l'avait  laissé  à  sa  mort.  Il  n'est  même  pas 
vraisemblable  que  les  quelques  lacunes  de  la  copie 
soient  comblées  si  l'on  venait  à  découvrir  l'auto- 
graphe. Ces  lacunes  en  effet  consistent  surtout  en 
l'absence  des  lettres  écrites  par  le  P.  Malebranche, 
lettres  que  le  P.  André  ne  s'était  pas  donné  la 
peine  de  recopier  puisqu'il  les  avait  sous  la  main  et 
qu'il  n'avait  dessein  de  les  insérer  dans  son  travail 
qu'au  dernier  moment. 


II 


On  est  donc  en  possession  de  la  Vie  de  Male- 
branche, dans  la  dernière  forme  que  lui  donna  le 
P.  André.  Il  ne  sera  pas  inutile  de  la  comparer  ra- 
pidement avec  les  divers  documents  publiés  jusqu'ici 
sur  le  grand  philosophe  oratorien. 

Le  plus  complet  est  sans  contredit  le  travail  de 
M.  Blampignon,  dont  il  a  déjà  été  question.  Outre 
le  manuscrit  de  Troyes,  M.  Blampignon  a  fait  con- 
naître au  public  la  vie  de  Malebranche  du  P.  Adry. 
Seulement,  au  lieu  de  reproduire  intégralement  ces 
deux  documents,  il  s'est  borné  à  en  donner  une 
analyse,  faite  trop  à  la  hâte,  comme  on  le  verra  tout 
à  l'heure,  et  à  en  citer  quelques  fragments.  En  par- 
lant de  cette  Etude  sur  Malebranche  dans  le  Journal 
des  savayits  \  M.  Francisque  Bouillier  disait  que 
M.  Blampignon  aurait  acquis  plus  de  titres  à  la  re- 
connaissance du  public  s'il  s'était  décidé  à  publier 
les  manuscrits  eux-mêmes.  Mais,  de  plus,  le  ma- 
nuscrit   de   Troyes    est    incomplet,    et    celui    que 

»  Août  et  septembro  lfsG3,  p.  522  et  590. 


La  Vie  du  H.  P.  Ma'ebi'anche 


nous  publions  a  encore  cet  avantage  qu'il  est  pos- 
térieur au  premier  et  que  plusieurs  des  observa- 
tions faites  sur  la  première  ébauche  du  P.  André 
par  ses  amis  de  Paris  ont  été  mises  à  profit  dans  ce 
dernier  travail.  L'élude  de  M.  Blampignon  ayant 
servi  de  base  à  toutes  les  biographies  de  Male- 
branche  qui  ont  été  faites  depuis,  il  s'ensuit  que 
la  présente  publication  les  complète  toutes  égale- 
ment. 

Voilà  donc  enfin  Malebranche  mieux  connu,  et, 
par  cette  histoire  définitive,  en  élat  d'être  plus  équi- 
tablement  jugé  qu'il  ne  l'a  souvent  élé.  Il  n'y  a  pas 
lieu  d'indiquer  ici  en  résumé  comment  cette  intéres- 
sante et  originale  physionomie  se  trouve  complétée. 
Qu'il  me  soit  cependant  permis  de  rectifier  deux 
erreurs  capitales  dans  lesquelles  sont  tombés  la 
plupart  des  historiens  de  Malebranche. 

On  a  fait  de  cet  illustre  métaphysicien  un  batail- 
leur acharné.  On  a  écrit  de  lui  qu'il  «  avait  un  ca- 
ractère trop  absolu  pour  rester  calme  et  serein  en 
face  des  critiques  de  ses  adversaires^  ».  On  a  dit 
qu'il  «  forçait  ses  contradicteurs  à  l'attaquer  "  ». 
S'il  répond,  à  la  sollicitation  de  ses  amis,  et  pour 
défendre  la  vérilé,  aux  lettres  |)Osthumes  d'Arnauld, 
on  prétend  qu'il  manqua  «  de  la  sagesse,  de  la  modé- 
ration et  de  la  simplicité  qui  eussent  si  admirable- 
ment convenu  ^  »  Enfin,  on  va  jusqu'à  dire  d'un 
seul  coup  que  «  durant  toute  sa  vie  se  révéla  cet 
esprit  absolu,  cecaractèreimpatienl  decontradiction, 
facile  à  s'aigrir  et  à  s  irriter  ^...  »  Eh  bien  ,  on  verra 
par   cette   publication    intégrale    de    l'ouvrage    du 

1  M.  Blampignon,  Op.  (jit.,i>.  63. 

2  lùid.,  p.  84. 

3  Ibid.,  p.  85. 
"•  Ibid.,  p.  93. 


Introduction  xi 


P.  André  %  combien  le  véritable  caractère  de  Male- 
branche  a  été  mal  compris,  je  dirai  même  travesti. 
Tout  au  contraire,  le  grand  méditatif  était ,  comme 
on  pouvait  à  priori  s'y  attendre,  le  plus  doux  des 
hommes.  On  le  verra,  dans  cette  histoire,  toujours 
pacifique,  commençant  toujours  par  refuser  de  ré- 
pondre à  ses  contradicteurs,  ne  s'y  résignant  qu'à  la 
longue  et  après  les  instances  répétées  de  ses  amis. 
Sa  paresse  naturelle,  «  laquelle,  disait-il  souvent, 
était  la  plus  forte  de  ses  passions,  »  lui  rendait  la 
dispute  importune.  11  y  répugnait  surtout  par  prin- 
cipe de  charité,  craignant  de  blesser  ses  adversaires, 
et  aussi  de  donner  au  public  «  un  spectacle  plus 
dangereux  que  ceux  contre  lesquels  on  déclame 
tant  ».  Les  affirmations  sans  preuves  de  M.  Blam- 
pignon  2  ne  sauraient  prévaloir  contre  le  témoignage 
précis  et  formel  du  P.  André. 

1  Au  témoignage  du  P.  André  on  en  pourrait  ajouter  facilement 
d'autres,  celui  de  Batterel  notamment,  Mémoires  mss.,  II, 
p.  319:  «Il  était  naturellement  ennemi  de  la  dispute.»  —  «11  avait, 
à  son  grand  regret ,  passé  la  meilleure  partie  de  sa  vie  les  armes 
à  la  main.»  {Ihid.,  p.  3-24.)  Ms^  Perraud,  dans  son  livre  sur 
l'Oratoire ,  ne  s'est  pas  laissé  tromper  par  l'Étude  de  .M.  Blam- 
pignon  :  «  Malebranche  avait  un  génie  essentiellement  antipa- 
thique à  la  controverse.  »  (P.  302.)  —  «  Le  dégoût  le  prenait  de 
ces  querelles  publiques  dont  les  résultats  contribuent  ordinaire- 
ment si  peu  aux  progrès  de  la  science.»  {Ibid.,  p.  305.) 

2  M.  Blampignon  ne  se  contredit-il  pas  lui-même,  page  11, 
quand,  après  avoir  cité  ces  lignes  de  Malebranche  :  «Je  vous 
avoue  que  l'opposition  que  je  trouve  à  la  vérité  me  dégoûte  fort 
d'écrire ,  et  qu'il  y  a  longtemps  que  je  désire  le  repos  et  la  pra- 
tique de  la  vertu,  »  il  ajoute  en  note  :  «  Comme  ces  lignes  pei- 
gnent parfaitement  le  caractère  de  Malebranche  !  » 


XII  La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 


m 


Une  erreur  non  moins  grave  est  celle  qui  consiste 
à  faire  cleMalebranclie  un  janséniste  décidé  \  au  moins 
à  une  certaine  époque  de  sa  vie.  Il  aurait,  en  1673  , 
rétracté  la  signature  de  soumission  à  la  condamna- 
tion de  Jansénius,  qu'il  avait  donnée  auparavant'-. 
Ce  fait,  accepté  ainsi  sans  contrôle  par  M.  Blam- 
pignon  après  bien  d'autres,  il  faut  le  reconnaître  ^  se 
trouve  avancé  pour  la  première  fois  dans  le  recueil 
de  Relations  de  religieuses  de  Port-Royal,  in-4", 
tome  P'".  On  y  lit,  à  la  fin  de  la  relation  de  la  sœur 
Eustochie  de  Brégy,  ce  qui  suit  :  u  On  a  entre  les 
mains  les  originaux  d'un  grand  nombre  de  rétrac- 
tations de  la  signature  du  formulaire...  On  donne  ici 
celle  du  P.  Malebranche...  » 

Je  réponds  par  une  excellente  note  du  manuscrit, 
ajoutée  par  M.  Hemey  d'Auberive,  que  celte  asser- 
tion des  Relations  est  «  certainement  une  imposture. 
Car  Malebranche,  dans  sa  réponse  au  deuxième  et 
au  troisième  volume  des  Réflexions  philosophiques , 
dit:  «  Je  ne  suis  jamais  entré  et  je  n'entrerai  jamais 
«  dans  vos  sentiments  sur  la  grâce, /en  ai  toujours 
«  eu  de  l'hcrreur.  »  El  c'est  à  Arnauld  qu'il  dit  cela, 
et  l'on  aura  la  simplicité  de  croire  qu'Arnauld, 
ayant  en  main  un  démenti  formel ,  acharné  comme 
il  l'était  contre  Malebranche,  l'accablant  d'injures, 

1  M.  Blampignon,  Op.  cit.,  p.  175. 

2  Le  24  novembre  16G1 ,  avec  tous  les  Oratoriens  de  Paris. 
Cette  pièce  capitale,  autographe,  est  conservée  aux  Archives 
nationales,  MM  563. 

3  Cousin,  par  exemple.  Mais  l'illustre  philosophe,  qui  fait  aussi 
du  P.  André  un  [laitisan  de  i'évèque  d'Ypres,  a-t-il  jamais  Lien 
su  ce  que  c'était  qu'un  janséniste? 


Introduclion  xiii 


de  reproches  humiliants,  de  calomnies  \  se  sera  fait 
scrupule  de  lui  donner  ce  démenti!  Credal  judœus 
Apella!  Celte  rétractation  est  une  pièce  forgée  ,  dont 
on  n'a  eu  garde  de  parler  du  vivant  de  Malebranche  -, 
et  pour  lui  donner  quelque  couleur,  on  l'inséra  dans 
une  lettre  d'Arnauld.  Car  quelque  opinion  que  j'aie 
de  lui,  je  ne  le  crois  pas  complice  de  cette  indigne 
supercherie  '.  » 

Qu'on  me  permette  ici  une  remarque  qui  ne  s'ap- 
plique pas  à  Malebranche*,  qui  a  signé  le  formulaire 
et  n'a  jamais  rétracté  sa  signature,  mais  qui  pourrait 
être  applicable  à  plus  d'un  bon  catholique  de  son 
temps.  Il  ne  serait  point  logique  de  prendre  pour  des 

1  «  On  est  obligé  d'humilier  cet  auteur,  écrit  Arnauld  au 
P.  Quesnel,  car  jamais  homme  ne  fut  si  fier  et  si  plein  de  lui- 
même...  On  se  tient  pour  assuré  qu'il  rabattra  la  moitié  de  sa 
fierté  quand  il  aura  vu  ce  qu'on  lui  prépare...  Le  plus  grand  ser 
vice  qu'on  puisse  lui  rendre  est  de  travailler  à  le  guérir  de  cette 
enflure.  »  Dans  une  autre  lettre  il  dit  encore  :  «  La  fierté  de  ce 
bon  Père  est  inconcevable  :  il  se  vante,  comme  d'une  belle  chose, 
d'avoir  dit  que  tout  ce  que  MM.  de  Port -Royal  ont  écrit  de  la 
grâce  est  un  galimatias  auquel  on  ne  peut  rien  comprendre...; 
tout  le  reste  du  livre  est  du  même  air,  toujours  fier,  toujours 
fanfaron ,  toujours  impertinent.  » 

2  Ni  par  conséquent  du  vivant  d'Arnauld. 

3  Adry  cependant  n'hésite  pas  à  accuser,  à  un  autre  propos,  le 
grand  Arnauld  de  fausseté.  «Je  n'ignore  point,  dit-il  (I,  §  16), 
que  M.  Arnauld  assure  dans  une  de  ses  lettres  qu'il  a  bien  fait 
revenir  le  prince  de  Condé  et  M.  le  duc,  son  fils,  sur  le  compte 
du  P.  Malebranche.  .Mais  ce  docteur  n'est -il  point  suspect  lors- 
qu'il parle  contre  le  P  Malebranche.  Les  mémoires  manuscrits, 
qui  nous  servent  de  guide,  ne  nous  apprennent  rien  de  sem- 
blable, et  quelques  endroits  même  de  ces  mémoires  nous  per- 
suaderaient que  celle  assertion  est  de  toute  fausseté.  » 

''  «  J'avoue,  écrivait-il  dans  la  préface  de  sa  Réponse  à  taie 
dissertation  de  M.  Arnauld,  que  je  ne  me  rends  entièrement 
qu'à  l'évidence  (|uand  la  foi  me  laisse  ma  liberté.  Ce  n'est  qu'à 
l'autorité  de  l'iùjlise  que  je  me  fais  gloire  de  me  soui/iettre 
aveuglément  et  sans  réserve ,  parce  je  sais  qu'alors  j'obéis  cer- 
tainement à  Jésus-Christ,  qui  nous  instruit  par  son  Église  plus 
sûrement  que  par  l'évidence.  » 


XIV  La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 

partisans  des  doctrines  jansénistes  tous  ceux  qui  ont 
eu  des  doutes  au  sujet  de  l'obligation  de  signer  le 
formulaire.  On  s'expliquera  facilement  ces  doutes, 
si  l'on  songe  aux  idées  qui  avaient  cours  en  France 
à  cette  époque,  même  parmi  des  hommes  «  attachés 
par  le  fond  de  leurs  entrailles  à  la  chaire  de 
Pierre  ^  ». 

Du  reste,  tout  au  long  de  l'ouvrage  que  nous  pu- 
blions, on  verra  Malebranche  constamment  aux 
prises  avec  ceux  dont  on  prétend  qu'il  aurait  partagé 
les  sentiments.  Constamment  attaqué  par  le  parti 
janséniste,  il  mourut,  pour  ainsi  dire,  la  plume  à  la 
main  pour  réfuter  leur  système  ^  Il  est  inutile  de 
citer  tous  ces  témoignages,  puisque  nos  lecteurs  le? 
trouveront  sans  peine  à  toutes  les  pages  de  ce  vo- 
lume. Mais  en  voici  quelques-uns  que  nous  relevons, 
chose  piquante,  dans  l'ouvrage  même  de  celui  qui 
n'a  pas  craint  d'appeler  Malebranche  un  janséniste 
décidé.  «  C'est  un  livre  à  voir,  écrit  Malebranche, 
que  celui  du  P.  Le  Porcq  ^  pour  savoir  les  sentiments 
de  saint  Augustin  sur  la  grâce,  et  que  Jansénius  n'a 
pas  raison  ^  »  Dans  une  autre  lettre  :  «  J'ai  fait  un 
petit  traité  de  la  nature  et  de  la  grâce;  j'espère,  dans 
ce  traité,  faire  revenir  bien  des  gens  qui  ont  donné 
dans  les  opinions  de  Jansénius  =.  »  Qu'on  remarque 

1  BossDÈT,  Sermon  sur  l'unité  de  l'Église.  Certains  critiques 
se  seraient  épargné  plus  d'un  jugement  injuste  s'ils  avaient  con- 
sulté un  peu  plus  ce  que  M.  Duchesne  appelle  excellemment  «  ce 
sens  du  développement  qui  nous  empêche  de  nous  voir  toujours 
nous-mêmes  et  notre  temps  dans  les  personnes,  la  pensée  et  les 
faits  des  temps  anciens».  [Bulletin  criticjue,  1883,  p.  438.) 

-  Son  dernier  ouvrage,  publié  l'année  même  de  sa  moit,  fut 
dirigé  contre  la  Prémotion  physique  de  Boursier. 

3  L'ouvrage  du  P.  le  Porcq,  de  l'Oratoire,  parut  pour  la  pre- 
mière fois  en  16S2. 

^  M.  Blampigkon,  Corresp.  inéd.,  p.  4. 

=  Ibid.,  p,  9. 


Introduction  xv 


bien,  à  propos  de  celte  dernière  cilalion,  que  c'est 
pour  ramener  les  jansénistes  à  la  vérité,  que  Male- 
branche  composa  son  traité,  et  c'est  précisément  à 
propos  de  la  condamnation  de  ce  livre,  sollicitée 
par  Arnauld  et  les  jansénistes ,  que  M.  Blam- 
pig-non  fait  croire  que  Malebrancbe  fut  un  disciple 
de  l'évèque  d'Ypres  ^  En  vérité,  on  ne  saurait  être 
plus  inconséquent  ^ 


IV 


Ce  que  le  P.  Lelong  avait  eu  dessein  de  faire  ';  ce 
que,  à  l'origine  de  la  restauration  de  l'Oratoire,  le 
P.  Adolphe  Perraud,  aujourd'hui  évêque  d'Autun 
et  supérieur  général  de  la  congrégation,  avait  eu 
l'espoirde  pouvoir  entreprendre  '*,  j'ai  donc  la  bonne 
fortune  de  le  pouvoir  mettre  enfin  à  exécution.  Il  me 
reste  à  ajouter  un  mot  sur  la  manière  dont  j'ai 
compris  mon  rôle  d'éditeur. 

Toutd'abord  je  doisavertir  les  lecteurs  que  je  n'ai  pas 
reproduit,  saufdans  quelques  cas  (on  verra  à  leur  lieu 
les  raisons  qui  expliquent  ces  exceptions),  les  longues 
analyses  des  ouvrages  de  Malebrancbe  où  s'attarde 
le  P.  André.  Ce  n'est  pas  sans  avoir  longtemps  hésité 
que  j'ai  pris   ce  parti.  Il  est  incontestable  qu'une 

1  Op.  cit.,  p.  80. 

2  Çà  et  là,  en  note,  j'ai  relevé  bien  d'autres  erreurs  du  mémo 
ouvrage,  mais  de  moindre  importance.  Le  travail  do  M.  Blampignon, 
où  j'aurais  préforé  trouver  moins  à  redire,  est  ainsi  en  bien  des 
points  si,i,Mialé  comme  inexact.  11  était  nécessaire  d'en  avertir  le 
public,  afin  qu'on  cesse  désormais  d'y  avoir  recours,  maliçré  tout 
son  mérite,  comme  à  un  document  authentique. 

3  BiM.  liistorique,  1,  11250. 

*  L'Oratoire  de  France  aux  xvn''  cl  xix'  siècles,  page  ^03, 
note  1. 


XVI  La  Vie  du  li.  P.  Malebranchc 

analyse  de  Malebranche,  failc  par  un  philosophe  de 
la  valeur  d'André,  ne  peut  être  sans  mérite.  Mais 
outre  que  la  reproduction  de  toutes  ces  analyses  eût 
démesurément  grossi  le  volume,  on  ne  saurait  se 
dissimuler,  en  les  lisant,  que  peu  de  lecteurs  les 
goûteraient,  et  que,  d'un  autre  côté,  elles  ne  répon- 
dent pas  aux  exigences  de  la  critique  moderne.  Du 
reste,  pour  ceux  qui  pourraient  être  désireux  de  les 
connaître,  on  a  soigneusement  donné  en  note  les 
indications  exactes  des  passages  da  manuscrit  qui 
ont  été  omis. 

Je  n'ai  pas  cru  devoir  non  plus  reproduire  toutes 
les  notes  qui  remplissent  parfois  les  marges  du  ma- 
nuscrit. Je  l'ai  fait  chaque  fois  qu'il  m'a  semblé  que 
le  texte  avait  besoin  de  ce  commentaire  et  que  ces 
notes  avaient  vraiment  de  l'intérêt.  On  remarquera 
facilement  que  plusieurs  de  ces  notes  sont,  non  du 
P.  André,  mais  de  M.  de  Quens,  quelques-unes 
même  de  M.  Hcmey  d'Auberive.  A  ces  noies  j'en  ai 
ajouté  quelques  autres  de  ma  façon  \  On  les  distin- 

1  Soit  pour  compléter  le  texte,  soit  pour  signaler  quelques 
erreurs.  —  Eu  vo'ci  une  que  j'ai  oublié  de  relever  à  son  lieu, 
p.  3.  C'est  celle  qui  fait  naître  Malebranche  le  6  août  1638. 
C'est  le  jour  précédent  qui  rst  la  bonne  date.  (Jal,  Diction- 
naire,\).  825  ;  d'après  les  Registres  paroissiaux  de  l'église  Saint- 
Merry  où  Malebranche  fut  baptisé  le  même  jour.) 

Enfin  voici  encore  un  détail  intéressant  et  tout  nouveau  sur 
Malebranche  que  j'ai  retrouvé  trop  tard  pour  le  mettre  à  sa 
place.  Lors  de  la  Révocation  de  l'édit  de  Nantes,  le  P.  de  Sainte- 
Marthe  mit  à  la  disposition  des  évéques  plus  de  cent  oratoriens 
pour  aller  donner  des  missions  aux  Protestants.  Or,  le  6  no- 
vembre 1685,  un  ordre  du  conseil  de  la  Congrégation  envoya  le 
P.  Malebranche  «  avec  le  P.  Pollet  (c'était  un  de  nos  plus  fa- 
meux missionnaires  et  dont  Bossuet  faisait  cas)  de  Paris  à  Rouen 
pour  prêcher  les  nouveaux  convertis.  »  (Archives  nationales, 
MM.  584,  page  179.) 

Voici  ce  que  rapporte  Batterel,  dans  ses  Mémoires  inédits 
(III,  2"  t.,  p.  249)  sur  la  mission  à  laquelle  prit  part  Male- 
branche. «  Nous  avions  quatre  de  nos  pères  à  Rouen,  savoir  :  les 


Introduction  xvu 


guera  sans  peine  des  premières  qui  sont  imprimées 
en  caractères  ordinaires,  tandis  que  celles-ci  sont  en 
italique.  Quelquefois  la  moitié  d'une  note  appartient 
au  manuscrit  :  le  reste,  toujours  en  italique,  est  de 
l'éditeur. 

Le  P.  André  avait  commencé  à  partager  son  ma- 
nuscrit en  livres  '.  Pour  en  faciliter  la  lecture  et 
simplifier  les  recherches,  j'ai  complété  cette  division, 
en  partageant  chaque  livre  en  chapitres  d'égale 
importance,  précédés  chacun  d'un  sommaire. 

Et  là  s'est  bornée  ma  tâche  2,  Je  me  suis  rigou- 
reusement abstenu  ,  dans  mes  notes,  de  prendre  fait 

PP.  d'Urfé,  Pollet,Salmoii  et  MaleLranche,  qui  passèrent  ensuite 
à  Dieppe,  où  ils  firent  plus  de  séjour  et  beaucoup  d'exercices  de 
religion ,  entre  autres  une  conférence  publique  de  controverse , 
dans  la  salle  de  l'Oratoire,  qui  dura  trente  -  six  jours,  fut  suivie 
d'une  bénédiction  singulière  sur  les  anciens  catholiques,  et  du 
retour  sincère  d'un  nombre  assez  consolant  de  nouveaux,  le  gros 
étant  toujours  demeuré  également  obstiné.  Le  P.  d'Urfé  écrivit 
«  qu'il  ne  se  pouvait  rien  ajouter  au  zèle ,  aux  puissantes  exhor- 
«  tations  et  à  la  douceur  avec  laquelle  ses  compagnons  traitaient 
«  ces  nouveaux  convertis  ;  qu'ils  avaient  un  monde  terrible  à 
«  leurs  instructions.  » 

1  Le  premier  va  jusqu'cà  la  page  79  du  manuscrit;  le  second, 
de  la  page  79  à  la  page  233 ,  etc. 

2  Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  longuement  indiquer  les  sources 
où  a  puisé  André  pour  écrire  la  vie  de  Malebranche.  On  les  con- 
naît par  les  ouvrages  que  j'ai  cités.  Les  plus  précieuses,  qui 
étaient  la  correspondance  du  philosophe  avec  gens  qui  s'appe- 
laient Bossuet,  le  grand  Coudé,  Leibnitz  ,  etc.,  n'a  malheureu- 
sement pas  encore  été  retrouvée.  Quant  aux  divers  mémoires 
sur  .Malebranclie  de  Lelong,  du  président  Chauvin  et  du  marquis 
d'AUemans,  .M.  Cousin  les  a  publiés  intégralement,  d'après  une 
copie  ancienne,  dont  il  n'indique  pas  l'origine,  mais  où  j'ai  re- 
connu facilement  l'écriture  du  P.  Adry.  (Biblioth.  Cousin, 
M.  366,  in- 12  de  93  p.  —  2  (i'nn.  Une  note  d'Adry  apprend  qu'il 
a  copié  ces  documents  sur  les  originaux.) 

Pour  la  bibliographie  de  Malebranche,  comme  aussi  l'indica- 
tion de  tous  les  travaux  dont  il  a  été  l'objet,  on  la  trouvera 
dans  la  bibliothèque  des  ccrivavis  de  l'Oratoire  à  kuiueile  je 
travaille,  bien  plus  complète  même  qu'elle  ne  l'est  dans  ['Essai 
de  bibtiograp/iie  oratorienne. 


xviii  La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 

et  cause,  soit  pour  Malebranche  contre  les  jansé- 
nistes, soit  pour  les  cartésiens  contre  les  scolas- 
tiques,  soit  pour  André  contre  les  jésuites.  Si  j'avais 
eu  à  apprécier,  au  lieu  de  transcrire,  j'aurais  peut- 
être  tenu  mes  lecteurs  en  garde  contre  la  réaction 
antiscolastique  à  outrance  du  P.  André;  j'aurais 
probablement  signalé  l'exagération  de  son  zèle,  si 
touchant  du  reste,  pour  la  défense  de  son  maître; 
enfin,  sans  nul  doute,  j'aurais  ajouté  que  les  mau- 
vais traitements  qu'il  eut  à  subir,  excusent,  sans  le 
justifier  complètement,  le  ton  d'aigreur  qu'il  prend 
malgré  lui,  quand  il  parle  de  ses  confrères.  Mais  j'ai 
plus  d'un  bon  motif  pour  me  dispenser  d'intervenir 
dans  ces  litiges.  Que  si,  néanmoins,  il  m'était  arrivé 
de  laisser  voir  que  je  pencherais  peut-être  vers  les 
doctrines  professées  par  saint  Thomas,  je  trouverais 
ma'  justification  dans  les  invitations  si  pressantes 
de  Léon  XII l  de  revenir  à  cette  grande  école.  Quant 
à  la  sympathie  pour  la  personne  et  les  idées  de 
Malebranche,  si  vivement  qu'elle  ail  pu  être  exprimée, 
je  ne  pense  pas  qu'un  oratorien  soit  obligé  de  s'en 
excuser. 

J'ai  la  confiance  que  mes  lecteurs  reconnaîtront 
que  j'ai  recherché  sincèrement  la  vérité  et  voulu 
pratiquer  la  justice  envers  tous,  sans  distinction 
d'orthodoxes  ou  d'hérétiques,  d'oratoriens ,  de  jé- 
suites ou  de  partisans  de  Port-Royal. 

Sceaux,  Pelit-Chnleau , 

le  15  décembre  18;5. 


LA  VIE 


DU 


R.  P.  MALEBRANCHE 


CHAPITRE   PREMIER 


Naissance  de  Malehranche  (1638).  —  Ses  étu'les.  —  Il  entre  à 
l'Oratoire  (  IGfiO).  —  Il  découvre  sa  vocation  en  lisant  le  Traité 
de  l'homme  de  Descartes  (  1664),  et  se  livre  cà  l'étude  de  la  phi- 
losophie. —  Il  puhlie  le  premier  volume  de  la  Recherche  de  la 
vérité  (167'»).  —  Succès  extraordinaire  de  cet  ouvrage.  —  il 
est  attaqué  par  Foucher,  chanoine  de  Dijon. 


Depuis  qu'il  y  a  des  hommes  on  a  toujours  philosophé, 
c'est-à-dire  toujours  raisonué  sur  la  nature  des  choses, 
dont  nous  trouvons  dans  nous-mêmes  ([uel([ue  notion 
claire  ou  éhauchéc,  sur  la  nature  de  Dieu,  sur  celle  de 
l'àme ,  sur  les  ressorts  secrets  et  sur  les  causes  profondes 
(|ui  remuent  ce  vaste  univers,  dont  le  bel  ordre  annonce 
à  tous  les  yeux  altentifs  la  gloire  de  son  Créaleur.  Mais 
en  phil()S0[)luint  on  a  suivi  diverses  routes  :  les  uns, 
comme  Platon,  se  déliant  do  leur  propre  esprit,  ont 
couru  de  royaume  en  royaume  pour  demander  aux  na- 
tions les  plus  anciennes  et  les  plus  savantes  ([uellc  était 
la  tradition  de  leurs  pères  sur  les  matières  dont  ils  vou- 
laient s'éclairer.  Los  autres,  plus  remplis  d'eux-mèïnes, 

BiBL.  OR.  —  vni  1 


Bibliothèque  Oraiorienne 


comme  Aristote,  Zenon,  Épicure,  ont  cru  que,  sans  avoir 
besoin  de  recourir  à  l'autorité  des  premiers  temps ,  il 
suffisait,  pour  s'instruire  des  vérités  les  plus  cachées, 
d'ouvrir  les  yeux  et  de  consulter  la  raison.  Mais,  parce 
que  les  uns  et  les  autres  n'avaient  point  de  règle  sûre, 
ni  pour  discerner  les  traditions  vraies  d'avec  les  fausses , 
ni  pour  distinguer  la  voix  de  la  raison  d'avec  le  bruit 
confus  de  leurs  sens,  ils  donnèrent  tous  sans  exception 
dans  les  plus  folles  erreurs.  On  ne  doit  pas  s'en  étonner  : 
ces  philosophes  étaient  païens,  et  la  philosophie  est 
chréîicnne.  Oui,  je  l'ose  dire,  elle  ne  pouvait  naître  qu'à 
la  lumière  de  l'Evangile.  Car  quoique  la  foi  ne  nous  soit 
pas  donnée  pour  nous  apprendre  les  sciences  naturelles, 
cependant  il  est  visible  que  nous  avons  dans  nos  livres 
saints ,  sur  la  religion  et  sur  les  mœurs ,  des  principes 
de  raison  qui  nous  délivrent  tout  d'un  coup,  par  la  voix 
courte  et  abrégée  de  l'autorité  divine ,  des  préjugés  qui 
ont  le  plus  arrêté  les  anciens  dans  la  recherche  de  la 
vérité. 

Il  faut  donc  être  chrétien  pour  être  bon  philosophe  : 
je  dis  chrétien  tout  court,  qui  ne  soit  d'aucun  parti, 
d'aucune  secte,  ni  janséniste,  ni  moliniste,  ni  cartésien, 
ni  gassendiste  ;  en  un  mot,  je  dis  simplement  catho- 
lique ,  parce  que  la  vérité,  qui  est  une  et  universelle,  ne 
peut  souffrir  tout  ce  qui  la  borne  ou  qui  la  divise.  Mais 
cela  ne  suffit  pas. 

Outre  cet  équilibre  du  bon  sens,  si  nécessaire  pour 
éviter  l'erreur,  on  a  besoin  encore  de  bien  d'autres  avan- 
tages pour  philosopher  avec  fruit  et  avec  succès.  11  faut 
de  la  pénétration  pour  découvrir  la  vérité ,  de  la  force 
d'esprit  pour  l'approfondir,  de  la  justesse  pour  la  bien 
démêler  de  la  vraisemblance ,  de  la  patience  pour  se  la 
rendre  familière  par  de  fréquents  retours  sur  les  mêmes 
choses,  de  la  sagesse  pour  s'arrêter  où  il  faut,  de  la  piété 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 


pour  la  rendre  utile  à  la  religion,  de  l'agrément  pour  la 
persuader,  un  génie  étendu  pour  en  envisager  tous  les 
rapports,  tous  les  principes,  toutes  les  conséquences;  un 
cœur  tendre  pour  elle,  et  un  courage  intrépide  contre  les 
persécuteurs  qu'elle  ne  manque  jamais  d'avoir  parmi 
des  hommes  corrompus,  dont  elle  combat  les  préventions 
les  plus  agréables  et  les  passions  les  plus  emportées;  sur 
toutes  choses,  il  faut  de  la  bonne  volonté  pour  employer 
ces  talents  à  la  recherche  d'une  vérité  que  peu  de  gens 
estiment. 

Tel  était  le  célèbre  philosophe  dont  j'entreprends  d'é- 
crire l'histoire.  Dans  le  temps  même  que  l'illustre 
M.  Descartes  faisait  paraître  au  jour  ses  premiers  chefs- 
d'œuvre  sousle  nom d' Essaispfdlosophiques'' ,  naquità  Paris, 
le  6  août  1638-,  le  R.  P.  Nicolas  Malebranche,  prêtre  de 
l'Oratoire,  le  plus  fameux  de  ses  imitateurs  dans  l'amour  et 
dans  la  recherche  de  la  vérité.  Sa  famille  est  assez  connue^. 
Le  parlement  de  Paris  et  celui  de  Metz  en  peuvent  rendre 
témoignage.  Son  père  %  qui  se  nommait  aussi  Nicolas 


1  Descartes,  né  en  1596,  publia  en  1637  le  célèbre  Discours 
sur  la  Méthode  avec  la  Dioptrique,  les  Météores  et  la  Géométrie 
qui  sont  les  essais  de  cette  Méthode.  Il  mourut  en  1650. 

2  Entre  ti^ois  et  quatre  heures  du  matin.  (Adry.) 

2  II  y  a  une  famille  de  Malebranche  à  Rome,  alliée  aux  Ursins. 
—  Des  documents  contemporains  et  officiels  (Archives  natio- 
nales ,  MM  578 ,  f.  1.  —  Bibliothèque  nationale ,  Cabinet  des  titres, 
vol.  1819,  n»  42,002.)  font  précéder  le  nom  du  père  de  Male- 
branche et  celui  de  l'oratorien  de  la  particule  de.  M.  filampi- 
gnon  décrit  ainsi  les  armes  de  la  famille  Malebranclie ,  d'a- 
près, dit-il,  les  listes  des  parlementaires  :  de  gueule  à  une 
patte  de  lion  d'argent,  descemlante  du  flanc  senestre.  [Op.  cit., 
page  9,  note  1.)  Cependant ,  jjarmi  les  pièces  coiiservées  au  ca- 
binet des  litres,  la  47«,  sorte  de  r/énéalogie  de  Malebranche , 
porte  des  armoiries  un  peu  différentes.  Voir  encore ,  dans  la 
Correspondance  inédite,  p.  117,  un  fragment  de  lettre  sur  la 
généalogie  de  la  famille  Malebranche. 

^  Mort  secrétaire  du  lui,  le  3  mai  1658. 


Bibliothèque  Oralorienne 


Malebranche,  était  sous  le  minisLèrcdu  canlinal  de  Riche- 
lieu seul  trésorier  des  cinq  grosses  fermes.  Sa  mère ,  Ca- 
theiine  de  Lauzon  ,  était  alliée  à  la  maison  des  Bochart 
de  Champigny,  et  avait  un  frère  conseiller  d'Etat  '.  Mais 
ce  ne  sont  ni  les  richesses  ni  les  alliances  qui  ont  rendu 
le  nom  de  Malebranche  si  fameux  dans  toute  l'Europe, 
c'est  le  mérite  éclatant  de  notre  philosophe.  Il  était  le 
dernier  de  treize  enfants  -,  dont  il  n'y  en  eut  que  huit  qui 
survécurent  à  leur  jeunesse  =>.  On  peut  lui  appliquer  à  la 
lettre  ce  que  dit  l'Ecriture  ^  :  L'esprit  est  prompt,  mais  la 
chair  est  faible.  Car  s'il  vint  au  monde  avec  un  esprit  des 
plus  forts  et  des  plus  beaux  qui  aient  jamais  paru  sur  la 
terre,  il  était  en  même  temps  d'une  faiblesse  de  corps  =, 
qui  ne  lui  laissa  toute  sa   vie  presque  pas  un  moment 
d'intervalle  sans  douleur.  Cela  fut  cause  qu'on  ne  l'en- 
voya point  au  collège  avec  ses  frères.  S'il  y  gagna  ou  s'il 
y  perdit,  je  n'en  déciderai  pas.   Ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'en  peu  de  temps  il  dévora  les  premières  difticultés  des 
sciences   avec   une   facilité  d'esprit  qui   étonnait •=.    Ses 


1  En  1632,  il  avait  été  vice-roi  (le  Canada,  intendant  de  Bor- 
deaux, etc.  —  Adrij  ajoute  que  le  P.  de  Malehrancho  était  pa- 
rent de  M'^'^  Acarie.  Les  Lauzon  sont  originaires  du  Poitou. 
Dreux  du  Hadier  (  Bibliotiièque  du  Poitou)  remarque  que  le 
P.  Malebranche  et  Descartes  tirent  l'un  et  Vautre  leur  origine 
maternelle  du  Poitou. 

2  De  dix ,  d'après  liatterel  et  Adry. 

3  En  1703,  un  de  ses  aînés  mourut  conseiller  de  la  Grande 
Chambre  et  fort  estimé  dans  le  Parlement. 

''  S.  Matthieu,  xxvi,  41. 

^  Il  avait  une  conformation  particulière  :  l'éiiine  du  dos  tor- 
tueuse et  le  sternum  extrêmement  enfoncé. 

6  11  apprit  les  quatrains  de  PiLrac  où  il  In  avait  du  bon  sens, 
surtout  dans  ce  vers  : 

Ce  que  l'on  voit  de  riioiniiie  n'est  pas  l'iiommc. 

J^ps  Quatrains  contenant  préceptes  et  enseignements  utiles  pour 
la  vie  de  l'homme...  parurent  pour  la  première  fois  en  1574,  et 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 


frères,  qui  réussissaient  de  leur  côté,  en  devinrent  jaloux, 
La  jalousie  n'est  jamais  sans  mauvaise  humeur.  Le  jeune 
Malebranche  en  souffrit  d'ahord  heaucoup'.  Mais,  soit 
vertu,  soit  tempérament,  sa  douceur  et  sa  patience  lui 
rendirent  hientôt  leur  amitié.  C'est  ainsi  ([u'il  triomplia 
de  ses  premiers  adversaires. 

La  faiblesse  de  sa  complexion  commença  dès  lors  à  le 
dégoûter  du  monde.  Ne  pouvant  espérer  d'y  être  fort 
longtemps,  il  tourna  ses  vues  et  ses  désirs  vers  les  objets 
de  l'éternité.  La  poésie  et  l'éloquence,  dont  il  venait  d'ap- 
prendre les  éléments,  lui  parurent  bien  frivoles  et  peu 
dignes  "  d'occuper  un  esprit  immortel.  On  lui  promit  que 
la  philosophie  aurait  plus  de  (juoi  le  contenter  par  les 
grandes  vérités  qu'elle  enseigne,  ce  qui  lui  donna  un 
désir  extrême  iVi^n  faire  l'expérience.  A  l'âge  de  seize  ans, 
sa  santé  étant  ua  peuaflermie,  il  alla  commencer  son 
cours  dans  le  collège  de  la  Marche^  sous  M.  Rouillard, 
fameux  péripatéticien.  Après  quelques  jours  d'exercice, 
le  jeune  philosophe  s'aperçut  bientôt  qu'on  l'avait  trompé. 
Il  ne  trouva  dans  la  philosophie  ni  rien  de  grand  ni 
presque  rien  de  vrai  :  questions  de  mois,  subtilités  fri- 
voles, grossièretés  pitoyables,  équivoques  perpétuelles, 
nul  esprit,  nul  goût,  nul  christianisme  ^ 


eurent  un  succès  jji-n/llf/ieiix.  On  les  traduisit  en  grec,  en  latin, 
en  titre,  en  arahe...,  et  an  les  réimprima  constamment  pen- 
dant les  xvii'"  et  xvni"  sièrlea. 

^  Il  l'a  avoué  lui-uièuie  depuis. 

2  Le  texte  porte  :  lui  parurent  une  viande  bien  creuse  pour 
occuper...  La  correction ,  qui  est  bonne ,  est  de  M.  Ilintu'i/  d'Au- 
lierive. 

^  Le  cnllè(/e  de  la  Marche  et  Winrillf^ ,  fondé  au  xiV  siècle, 
était  situé  près  de  la.  place  Maubert.  Les  parents  de  .M.iletiraiicho 
habitaient  le  cloître  Notre-D.ime,  dit  Adry. 

'>  Idées  vaj^ues  et  absti'aites  qui  se  Jettent  pour  ainsi  dire  à 
côté  des  clioses  et  n'y  touchent  point.  (  I'ontknkllk  ,  Kiogc  d(; 
M.  Tournefort.)  —  Il  n'y  a  désormais  presque  personne  qui  ait 


Bibliothèque  Oratorienne 


Cependant  il  crut  qu'il  était  de  son  devoir  de  s'y  ap- 
pliquer contre  son  inclination.  Il  le  fit,  et  son  professeur 
en  était  fort  content,  à  une  chose  près,  qu'il  demandait 
toujours  à  voir  clair,  ne  voulant  rien  croire  sans  raison, 
ce  qui  parut  sans  doute  d'un  fort  mauvais  augure  aux 
sectateurs  d'Aristote.  Ayant  fait  à  l'ordinaire  son  chef- 
d'œuvre,  dans  une  thèse  publique,  il  ne  laissa  point 
comme  les  autres  d'être  passé  maître  es  arts  ^ 

Les  impertinences  et  les  inutilités  de  la  philosophie 
l'avaient  rebuté.  Il  espéra  se  dédommager  en  théologie. 
Il  alla  donc  en  Sorbonne,  bien  résolu  d'y  étudier  à  fond 
sa  religion.  Car  il  ne  pouvait  se  figurer  que  la  théologie 
ne  fût  pas  la  science  des  choses  divines,  puisée  dans 
l'Écriture  et  dans  les  traditions  incontestables.  Il  y  fut 
encore  trompé.  La  théologie  n'était  principalement  en  ce 
temps-là  qu'un  amas  confus  d'opinions  humaines,  de 
questions  badines,  de  puérilités,  de  chicanes,  de  raison- 
nements à  perte  de  vue  pour  prouver  des  mystères  in- 
compréhensibles; tout  cela  sans  ordre,  sans  principes, 
sans  liaison  des  vérités  entre  elles;  barbarie  dans  le  style, 
fort  peu  de  sens  dans  tout  le  reste.  On  n'y  donnait  presque 
rien  aux  dogmes  delà  fui,  au  lieu  qu'on  s'arrêtait  volon- 
tiers à  ces  disputes  vaines  que  saint  Paul  nous  ordonne 
d'éviter  comme  des  folies  -.  L'abbé  Malebranche  (car 
c'est  ainsi  qu'on  l'appelait  alors,  ayant  pris  depuis  peu 
l'habit  ecclésiasti(iue)  fut  surpris,  au  delà  de  ce  qu'on  peut 
dire,  de  voir  des  gens  graves  traiter  sérieusement  des 
questions  la  plupart  si  peu  sensées.  Accoutumé  de  bonne 


envie  d'étudier  la  métaphysique  de  l'école,  dit  Bayle  (Nouv.  de 
la  Rép.  des  lettres,  mars  1684)  :  elle  est  si  pleine  d'épines,  de 
cliimrres  et  de  subtilités. 

1  En  1656,  il  prend  les  degrés  de  maître  es  arts  dans  l'uni- 
versité de  Sta.c^ire. 

2  Épltre  à  Tite ,  ni,  9. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 


heure  à  réfléchir,  voici  ce  qu'il  trouvait  bizarre  dans  la 
méthode  des  écoles.  Dans  la  philosophie,  qui  est  tout 
entière  du  ressort  de  la  raison  ,  on  voulait  qu'il  se  payât 
de  l'autorité  d'Aristote,  et  dans  la  théologie,  qui  doit  être 
uniquement  appuyée  sur  l'autorité  divine,  qu'il  se  payât 
de  raisons  ou  plutôt  de  raisonnements  qui,  pour  l'ordi- 
naire, ne  sont  rien  moins  que  raisonnables  ■■.  Le  voilà 
donc  encore  une  fois  dégoûté  de  l'école  ^ 

Cependant  il  perdit  sa  mère  ^  :  perte  bien  sensible  pour 
un  cœur  aussi  tendre  que  le  sien.  C'était  une  dame  d'un 
esprit  rare  et  d'une  grande  vertu.  Elle  s'était  appliquée 
particulièrement  à  le  former,  et  l'on  peut  dire  que  c'est 
à  elle  qu'il  a  la  première  obligation  de  ce  langage  bril- 
lant et  naturel  que  l'on  admire  dans  ses  écrits.  Quelque 
temps  après  on  lui  offrit''  un  canonicat  de  Notre-Dame 
de  Paris.  Mais  les  réflexions  que  la  mort  de  sa  mère  lui 
avaient  fait  faire  sur  la  vanité  du  monde,  lui  firent  songer 
à  un  établissement  plus  solide.  Quoique  fort  agréable  dans 
le  commerce  de  la  vie,  il  avait  toujours  pour  la  retraite 
un  attrait  singulier,  qui,  étant  contre  son  naturel  vif  et 
tendre,  ne  pouvait  avoir  que  Dieu  pour  auteur:  son  em- 
barras était  de  se  déterminer.  Il  consulta  des  personnes 
sages  %  qui  le  tournèrent  du  côté  de  l'Oratoire  %  ce  qui 

^  M.  de  Fontenelle ,  en  parlant  des  cours  de  philosophie  et  de 
théologie  du  P.  Malebranche,  dit  :  Il  les  fit  en  homme  d'esprit  et 
non  en  génie  supérieur. 

2  II  étudia  cependant  trois  ans  la  tliéologie  scholastique  en 
Sorbonne.  (Adry.) 

3  Le  18  avril  1658,  et  le  ^  mai  suivant,  son  père.  (Adry.)  — 
M.  Blampignon  dit  :  «  Le  18  août  1658,  et  le  5  mai  de  l'année 
qui  suivit,  il  perdit  son  père.  »  C'est  une  double  erreur. 

■*  L'abbé  de  Lauzon.  (Lelong.) 

s  II  consulta  M.  de  Lauzon,  chanoine  de  Notre-Dame  de  Paris, 
son  oncle  maternel. 

6  «  Oii  l'appelaient  également  la  nature  et  la  grâce  »,  seloii 
le  mot  de  Fontenelle. 


8  Bibliothèque  Oratorienne 

en  efTet  lui  convenait  mieux  que  tout  autre  institut.  C'est 
une  congrégation  d'ecclésiastiques  qui  vivent  ensemble 
sans  autre  lien  quela  charité,  sans  autre  engagement  que 
la  bonne  volonté,  instituée  en  lOll  par  le  saint  cardinal 
de  Bérullc,  pour  imiter  le  sacerdoce  de  Jésus-Christ  et  sa 
vie  apostoli(jue.  Tout  y  est  fondé  sur  le  bon  sens.  On  y 
a  une  honnéle  liberté,  et  pourvu  qu'on  y  soit  régulier 
pour  les  mœurs  et  catholique  pour  la  foi,  on  n'a  droit, 
selon  les  règlements,  de  vous  contraindre  sur  rien  :  ins- 
titut en  cela  plus  sage  que  les  autres  sociétés  régulières  , 
où  les  particuliers  sont  obligés  de  suivre  des  opinions 
qui  n'ont  souvent  d'autres  preuves,  sinon  qui'  l'ordre  les 
soutient  '. 

Ce  fut  au  commencement  de  l'année  lOBO*,  de  son  âge 
la  vingt-deuxième,  que  l'abbé  Malebranche  entra  dans 
cette  illustre  congrégation,  la([uelle  sans  doute  ouvrit  ses 

1  On  a  insrré  ici,  dan.'' le  jnnnuacrit,  sur  une  feuille  détachée 
le  «  Portrait  de  l'Oratoire ,  par  M.  liosstiet  »  dant  Voraison  fu- 
nèbve  du  H.  P.  Bourrjoing ,  suivi  de  quelques  rmiseiynemenls, 
extraits  de  divers  auteurs,  sur  le  P.  Marin  et  sur  Hersent. 

2  Le  \S  janvier,  et  non  le  28,  comme  dit  en  note  le  P.  André, 
ni  le  21,  comme  dit  M.  Bhnnpignon.  (Arcliives  nalioiiaios , 
MM  229,  liasse  F.)  Le  même  document  nous  dit  que  Maletjrancite 
fut  (1  vestu  le  26  janvier»,  et  ajoute  :  «  esprit  médiocre,  boiitil' 
(.«zc)  et  pieux;  jugé  propre.  »  Notre  ami  M.  Bemus  (Ricbard 
Simon,  p.  20)  a  lu,  au  lieu  de  houtif,  craintif.  C'est  incontes- 
tablement une  erreur.  Mais  comment  expliquer  ce  qualificatif 
que  Von  chercherait  en  vain  dans  les  dictionnaires?  On  se  rap- 
pelle involontairement  le  mot  boutade:  un  homme  \)Oni\ï  pourrait 
donc  être  un  homme  agissant  par  hoata.àQ,  quinteux.  Nous  sou- 
mettons le  problème  aux  philologues. 

Cinq  mois  après  son  entrée  à  l'Oratoire ,  un  des  frères  de 
Malebranche,  Charles,  son  aîné  de  deux  ans,  siiivit  son  exemple. 
Son  inconstance  lui  fit  quitter,  puis  reprendre  l'habit  de  l'Ora- 
toire,  et  finalement  en  sortir  encore.  Pour  les  distinguer,  on  ap- 
pela pendant  quelque  temps  le  P.  Nicolas,  Malebranche  Despe- 
liei'S  ,  dit  Adry.  Mais  c'est  une  erreur  qu'a  répétée  M.  Blampi- 
gnon:  les  deux  sont  ainsi  appelés  dans  les  Begistrex  du  conseil. 
{  Arch.  nat.,  MM  580 ,  p.  121  ;  et  MM  3S1 ,  p.  11  et  47.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebrcmche 


portes  avec  joie  à  un  si  cligne  sujet.  Après  les  épreuves 
ordinaires  ',  où  il  se  distingua  par  sa  ferveur  et  princi- 
palement par  sa  dévotion  tendre  pour  Notre-Seignenr 
Jésus-Christ  %  il  songea  aux  sciences  qui  pouvaient  con- 
venir à  son  état.  Les  plus  habiles  de  l'Oratoire  lui  voyant 
un  esprit  si  grand,  si  ouvert,  si  facile,  voulurent  l'en- 
gager chacun  dans  l'espèce  d'étude  qu'ils  avaient  em- 
brassée. Les  théologiens  ne  lui  prêchaient  que  leur 
scholasticiue,  le  P.  Lecointe  '  que  son  histoire,  le  P.  Si- 
mon *  que  son  hébreu  et  ses  rabbins.  Tout  bien  consi- 
déré, le  P.  Lecointe  l'emporta. 

Le  P.  Maiebranche  savait  déjà  les  historiens  profanes. 
11  étudia,  sous  la  direction  du  P.  Lecointe,  les  écrivains 
ecclésiastiques  ^  On  lui  mit  d'abord  en  main  l'abrégé 
de  l'histoire  universelle  «  du  P.  Petau ,  jésuite,  livre 
excellent,  alîn  de  rapporter  toutes  ses  lectures  aux  épo- 
ques justes  qui  y  sont  marquées.  Gomme  il  savait  par- 
faitement le  grec,  on  lui  lit  lire  ensuite  Eusèbe,  Socrate, 
Sozomène,   ïhéodoret  et  tous   les   auteurs   fonciers  de 


1  .1  la  maiso)i  d'Institution  ou  de  noviciat,  et  non  à  Saint- 
Magloive ,  comme  dit  M.  Blampignon.  Saint- Magloire  n'a  ja- 
mais été  le  noviciat  de  l'Oratoire  :  c'était  le  séminaire  arcliié- 
piscopal  de  Paris,  et  les  jeunes  gens  qui  se  disposaient  à  entrer 
à  l'Oratoire  étaient  éprouvés  pendant  un  an  dans  une  maison 
spéciale  appelée  l'fnstitution.  M.  Blamjiif/non  a  confondu  les 
deux  maisons:  jamais  Maiebranche  ne  résida  à  Saint- Magloire. 

-  Voici ,  d'après  une  note  du  manuscrit ,  les  dates  de  ses  or- 
dinations :  infiO,  28  mars,  tonsure  et  quatre  ordres  mineurs; 
1053,  eu  mars,  sou  s- diacre;  en  septembre,  diacre;  1664,  prêtre 
par  l'évèque  d'Acqs.  {Notre  P.  Leboux.)  Ces  dates  diverses, sauf 
les  dernières,  sont  confirmées  par  MM  231,  Arciiives  nationales. 

3  Sur  le  P.  Lecointe,  voir  le  //<=  volume  de  cette  Bibliof/u}r/ue , 
p.  295. 

■''  Le  célèbre  Uichard  Simon. 

^  Éloge  du  P.  le  Cointe ,  par  M.  Grolley,  Èphémérides ,  ïroyes  , 
1764. 

''  Le  De  docirina  teniporum. 


10  Bibliothèque  Oralorienne 

l'histoire  ecclésiastique.  Il  apprenait  les  faits  très  aisé- 
ment. Mais  il  remarqua  bientôt  le  défaut  de  cette  étude, 
quoique  très  belle  en  elle-même,  encore  plus  agréable  que 
belle.  11  remarqua  bientôt  que  les  derniers  faits  qu'il 
avait  lus  effaçaient  les  premiers  de  sa  mémoire,  et  qu'il 
n'apprenait  presque  rien  de  nouveau  qu'aux  dépens  de  ses 
anciennes  connaissances.  D'ailleurs  il  croyait  qu'en  ma- 
tière d'histoire  on  ne  finit  point  ;  ce  qui  le  fit  résoudre  à 
l'abandonner,  disant  qu'il  aimait  mieux  que  tous  ces 
gros  volumes  qu'on  a  écrits  fussent  dans  la  bibliothèque 
que  dans  sa  tète.  On  ne  laissa  pas  de  l'en  railler  quel([ue- 
fois,  mais  en  vain.  Il  demanda  un  jour  à  un  savant^ 
enivré  de  cette  science  :  «  Monsieur,  Adam  était- il  bien 
habile  dans  le  paradis  terrestre?  »  Ce  docte  lui  ayant 
répondu  assurément  qu'oui,  puisqu'il  avait  eu  toutes  les 
sciences  infuses.  «  Eh  bien  !  lui  dit  le  P.  Malebranche, 
cet  homme  qui  savait  tout,  ne  savait  pourtant  ni  histoire 
ni  chronologie.  »  C'est  pourquoi  il  borna  tout  ce  qu'il  en 
voulait  savoir  à  l'Kcriture  et  aux  histoires  originales  qui 
concernent  l'établissement  de  la  religion  chrétienne  dans 
le  monde.  M.  Simon,  qui  était  alors  père  de  l'Oratoire', 
profita  de  cette  disposition  pour  l'engager  à  l'étude  de 
l'hébreu  et  du  rabbinisme  ,  sans  quoi  il  prétendait  qu'on 
ne  pouvait  bien  entendre  les  Livres  saints.  La  jeunesse 
est  crédule,  les  beaux  esprits  sont  curieux,  le  P.  Simon 
était  dans  une  estime  générale.  Il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage pour  faire  un  rabbin  du  P.  Malebranche.  Mais 
n'aya.nt  point  trouvé  dans  l'hébreu,  moins  encore  dans 
les  rabbins,  les  ouvertures  qu'il  y  cherchait  pour  mieux 
entendre  l'Ecriture,  il  se  contenta  de  la  méditer'.  C'est 

^  Au  P.  Lecointe ,  d'après  Lclong. 

2  II  n'en  fut  exclu  qu'en  mai  1678,  à  la  suite  de  la  publi- 
cation de  son  Histoire  critique. 

3  En  1673,  le  P.  Malebranche  donna  à.  l'hôpital  une  maison 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  11 

par  là  qu'il  voulut  se  préparer  au  sacerdoce ,  qu'il  reçut 
à  Paris  en  1664,  âgé  de  vingt-cinq  ans^ 

Dieu,  qui  destinait  le  P.  Malebranche  pour  abattre  l'or- 
gueil des  faux  savants  aux  pieds  de  la  vérité,  le  condui- 
sait ainsi  de  sciences  en  sciences  pour  lui  en  faire  con- 
naître par  lui-même  toutes  les  erreurs  et  tous  les  défauts. 
Il  s'y  appliquait  d'abord  avec  une  ardeur  incroyable  ; 
mais,  la  force  de  son  esprit  lui  en  découvrant  bientôt  le 
faible,  il  tombait  dans  une  tristesse  accablante,  car, 
surtout  en  matière  de  sciences ,  on  n'aime  point  à  se  voir 
détrompé.  C'est  redevenir  ignorant  de  savant  qu'on  se 
croyait  être.  Le  P.  Malebranche  ne  pouvait  donc  man- 
quer d'être  bien  désolé  à  la  vue  de  cette  lumière  inté- 
rieure, qui  ne  servait  qu'à  lui  découvrir  ses  ténèbres. 
Confus  d'avoir  fait  tant  de  pas  inutiles  dans  la  recherche 
de  la  vérité,  il  était  comme  un  voyageur  qui ,  après  avoir 
longtemps  erré  par  diverses  voies,  aboutit  à  l'entrée  d'une 
sombre  forêt,  où  il  n'aperçoit  ni  route  ni  sentier. 

Telle  était  la  situation  du  P.  Malebranche  lorsque,  se 
promenant  un  jour  sur  le  quai  des  Augustins  ',  il  demanda 


située  proche  Saint-Roch,  rue  Saint- Honoré,  se  réservant  une 
pension  viagère  de  1600  livres,  Abandonnant  tout  le  reste  à  ses 
frères  du  monde.  —  Ajoutoiis  à  cette  note ,  qui  n'est  pas  tout  à 
fait  à  sa  place,  ce  détail  que ,  sur  ces  1600  livres,  Malebranche 
payait  à  l'Oratoire  une  pension  de  500  livres. 

1  Tout  ceci  se  passait  à  la  maison  de  l'Oratoire ,  rue  Saint- 
Honoré ,  que  Malebranche  vint  habiter  à  la  fin  d'octobre  1661, 
après  U7i  séjour  de  quelques  mois  à  Notre-Dame  des  Ardil- 
liers,  près  Saumur.  (MM  231,  liasse  F.)  Induit  en  erreur  par 
M.  Blampignon ,  M.  Ol/é-  Laprune  fait  séjourner  Malebranche 
à  Saint-Maglo/re  de  1600  à  1664  (Op.  cit.,  I,  p.  6.),  et  suppose 
qu'il  y  a  suivi  les  leçons  de  T/iomassin.  (Ibid.,  45  et  51.)  Jamais 
Malebranche  ne  fut  l'élève  du  grand  thi^ologien  de  l'Oratoire , 
7nais  des  PP.  Chancelier  et  Fauconier,  qui  étaient,  le  dernier 
surtout,  de  très  zélés  augustiniens.  (Voir  le  Prétendu  jansé- 
nisme du  P.  de  Sainte-iMarthe ,  p.  10.) 

2  D'autres  disent  rue  Saint-Jacques.  (Adry.) 


12  Bibliothèque  Oratorienne 


à  un  libraire  s'il  n'y  avait  point  de  livre  nouveau. 
L'illustre  M.  de  Clerscllier%  mort  en  KiS'j,  venait  tout 
récemment  de  donner  au  public  Vllommc,  de  M.  Des- 
cartes*. Cet  ouvrage  posthume,  tout  informe  qu'il  est, 
a  des  beautés  singulières.  On  le  lui  présenta.  Quoicjue  le 
P.  Malebranche  fût  alors  extrêmement  prévenu  contre 
ce  nouveau  philosophe,  qu'il  ne  connaissait  encore  que 
par  le  mal  qu'il  en  avait  ouï  dire  autrefois  à  son  régent 
de  philosophie,  il  en  parcourut  quelque  chose.  11  y  trouva 
du  bon  sens,  il  en  admira  la  méthode,  il  l'acheta.  Ayant 
commencé  à  lire  cet  ouvrage  tout  de  suite  avec  son  appli- 
cation ordinaire,  il  y  découvrit  des  vérités  si  lumineuses, 
déduites  avec  un  ordre  si  merveilleux,  et  surtout  une 
mécanique  du  corps  humain  si  admirable,  si  divine,  qu'il 
en  fut  extasié.  Je  ne  saurais  mieux  exprimer  l'impres- 
sion qu'il  en  ressentit,  qu'en  rapportant  ce  (|ue  lui-même 
en  a  souvent  raconté  à  ses  amis  :  la  joie  d'apprendre  un 
si  grand  nombre  de  nouvelles  découvertes  lui  causa  des 
palpitations  de  cœur  si  violentes,  qu'il  était  obligé  de 
quitter  son  livre  à  toute  heure,  et  d'en  interrompre  la 
lecture  pour  respirer  à  son  aise'.  Tout  extraordinaire 
que  cela  puisse  paraître,  je  suis  assuré  (|ue  les  gens  de 
bon  goût  qui  connaissent  ^\*  Descartes,  n'en  seront  point 
surpris,  car  il  faut  rendre  justice  à  ce  grand  homme, 
malgré  les  gens  d'école  qui  ne  sont  ses  adversaires  (|ue 
parce  qu'ils  le  sont  du  bon  sens.  C'est  le  génie  le  plus 
grand,  le  plus  original  qui  eût  avant  lui  paru  dans  le 
monde:  je  n'excepte   que   saint  Augustin'.  On   trouve 


1  Claude  ClerselUer,  l'oniei/ient  pf  l'appiii  du  caitésianifme , 
édita  plusieurs  des  ouivr/ges  de  Descurtes. 

2  1664. 

^  L'invisible  et  inutile  vérité,  dit  M.  Fontenelle,  n'est  pas  ac- 
coutuiuée  à  trouver  tant  de  «ensibilité  parmi  les  hommes. 
^  il.  Descartes,  dit  M.  de  Fontenelle,  auteur  le  plus  original 


La  Vie  du  R.  P.  Matebranche  13 


dans  ses  écrits  tous  les  agréments  capables  de  charmer 
la  r;iison.  Un  goût  de  vérité  qui  saisit  d'abord  ;  une 
clarté  qui  réveille,  un  ordre  qui  enlève;  une  manière 
d'écrire  noble,  fernie,  courte,  précise,  avec  une  liaison 
de  principes,  une  étendue  d'esprit  qui  en  donne  à  tous 
ceux  (]ui  ont  les  yeux  assez  forts  pour  envisager  une  si 
grande  lumière.  Profond  dans  ses  principes  et  néanmoins 
facile,  juste  dans  ses  conséquences,  son  caractère  parti- 
culier c'est  d'être  inventif,  lié,  suivi,  raisonné,  heureux 
en  découvertes,  ingénieux  dans  ses  hypothèses,  fécond 
en  expédients  pour  les  enchaîner  ensemble  et  pour  leur 
donner  ce  tour  de  système  dont,  avant  la  naissance  de  sa 
méthode,  on  n'avait  d'exemple  que  dans  l'astronomie  et 
encore  un  exemple  bien  imparfait.  Aussi  a-t-il  eu  la  gloire 
de  changer  la  face  de  l'univers  par  ce  goût  de  bon  sens 
qu'il  a  eu  le  bonheur  d'introduire  dans  toutes  les  sciences. 
Mais  à  qui  en  eut- il  la  principale  obligation  ?  C'est  ce 
qu'on  va  voir  dans  la  suite  de  cette  histoire  ^ . 

qui  ait  peut-être  jamais  été,  est  le  premier  qat  ait  considéré  les 
forces  centrifuges  des  corps  mus  en  rond,  et  le  premier  qui  en  ait 
prétendu  tirer  la  pesanteur.  Cette  idée  est  si  belle,  si  ingénieuse, 
si  conforme  au  plan  général  de  la  nature,  si  agréable  même  pour 
ceux  qui  ont  un  certain  goût  de  physique,  qu'elle  mérite  de  n'être 
abandonnée  que  pour  des  difficultés  invincibles  et  qu'à  la  der- 
nière extrémité,  et  d'autant  puisqu'il  est  fort  à  craindre  qu'en  y 
renonçant  il  ne  faille  aussi  renoncer  pour  jamais  à  savoir  ce  que 
c'est  que  la  pesanteur  des  corps. 

1  On  avait  philosophé  trois  mille  ans  durant  sur  divers  principes, 
et  il  s'élève  dans  un  coin  de  la  terre  un  homme  qui  change  toute 
la  face  de  la  philosophie,  et  qui  prétend  faire  voir  que  tous  ceux 
qui  sont  venus  avant  lui  n'ont  rien  entendu  dans  les  principes 
(le  la  nature,  et  ce  ne  sont  pas  de  vaines  promesses;  car  il  faut 
avouer  que  ce  nouveau  venu  donne  plus  de  lumière  sur  la  con- 
naissance des  choses  naturelles  que  tous  les  autres  ensemble  n'en 
avaient  donné.  Cependant,  quelque  bonheur  qu'il  ait  eu  à  faire 
voirie  peu  de  solidité  des  principes  de  la  iihilosophie  commune, 
il  laisse  encore  dans  les  siens  beaucoup  d'obscurités  impéné- 
trables à  l'esprit  humain.  Ce  qu'il  nous  dit,  par  exemple,  de 


li  Bibliothèque  Oratoricnne 


La  lecture  de  V Homme  de  M.  Descartes ^  n'avait  fait  que 
mettre  en  goût  la  curiosité  du  P.  Malebranche.  Il  voulut 
avoir  tous  ses  ouvrages  :  sa  Méthode,  ses  Méditations,  ses 
Principes.  Ayant  d'abord  conçu  que  et;  n'était  pas  assez 
de  les  lire  en  courant,  comme  une  histoire,  il  les  médita; 
et  parce  que  pour  les  bien  entendre  il  faut  savoir  les  ma- 
thémati([ues,  il  y  joignit  l'étude  de  ces  belles  sciences, 
qu'il  apprit  parfaitement,  et  afin  que  la  tendre  piété  qu'il 
avait  toujoLU's  eue  dès  son  enfance  n'en  souffrît  pas,  il 
résolut  de  rapporter  toutes  ces  nouvelles  études  à  la  reli- 
gion. A  la  faveur  de  cette  lumière  qu'il  avait  toujours  en 
vue,  il  envisagea  la  philosopbie  de  M.  Descartes  par  tous 
ses  côtés.  De  qucbjue  manière  qu'il  la  regardât,  il  y  trou- 
vait un  agrément  singulier  ^  fondée  sur  des  idées  claires, 
elle  charmait  son  esprit,  et  comme  tout  y  est  appuyé  sur 
l'existence  d'un  Dieu  créateur  et  moteur  de  la  nature, 
sur  la  spiritualité  et  l'immortalité  de  l'âme,  son  cœur 
était  pénétré  de  joie  de  voir  une  philosophie  si  bien 
d'accord  avec  la  religion,  qu'elle  ne  peut  faire  un  pas  sans 
Dieu. 

Il  donna  trois  ou  quatre  années  à  cette  sorte  d'étude, 
en  y  employant  la  méditation  encore  plus  que  la  lecture. 
C'est  par  là  qu'il  se  rendit  tellement  maître  de  la  philo- 


l'espace  et  de  la  nature  de  la  malière  est  sujet  à  d'étranges  dif- 
ficultés, et  j'ai  bien  peur  qu'il  n'y  ait  plus  de  passion  que  de  lu- 
mière dans  ceux  qui  paraissent  n'en  être  pas  effrayés.  (Nicole, 
Essais  de  morale,  t.  I,  p.  34,  De  la  faiblesse  de  l  homme.) 

1  La  lecture  de  Descaries  fit  sur  le  P.  Malebranche  ce  que  la 
lecture  de  Malherbe  acait  fait  vingt  ans  auparavant  sur  le  cé- 
lèbre La  Fontaine ,  qui  était  entré  comme  lui  dans  l'Oratoire , 
mais  qui  en  était  sorti  deux  ans  après  sans  avoir  pu  soupçonner 
le  rang  qu'il  devait  tenir  un  jour  sur  le  Paimasse  français' 
mais  qui ,  ayant  lu  par  hasard  une  ode  du  père  de  la  poésie 
française ,  se  trouva  ainsi  comme  changé  en  un  autre  homme, 
et  pmt  dire  avec  le  Corrège ,  a  la  vue  d'un  tableau  de  Hapha'cl  : 
Et  moi  aussi  je  suis  peintre.  (Adry.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  15 

Sophie  de  M.  Descartes  que,  trente  ans  après,  il  l'avait 
encore  assez  présente  pour  pouvoir  répondre  à  coup  sûr 
si  telle  ou  telle  chose  y  était  ou  n'y  était  pas,  en  se  rap- 
pelant seulement  les  principes  dont  il  voyait  aussitôt  les 
conséquences  par  le  moindre  eiïort  d'esprit.  Ce  n'est  pas 
qu'il  eût  de  ces  vastes  mémoires,  qui  retiennent  un  livre 
mot  pour  mot,  et  moins  encore  de  ces  génies  bornés  qui 
se  laissent  tellement  préoccuper  en  faveur  d'un  auteur, 
qu'ils  n'ont  des  yeux  que  pour  ses  belles  qualités  sans 
en  avoir  pour  ses  défauts.  Non,  le  P.  Malehranche  recon- 
naissait dans  M.  Descartes,  comme  dans  les  autres 
hommes,  des  marques  de  la  faiblesse  de  l'esprit  humain  ; 
entre  autres  choses  il  ne  pouvait  goûter  quelques  endroits 
de  sa  métaphysique,  où  parmi  les  vérités  les  plus  lumi- 
neuses il  apercevait  bien  des  ténèbres,  principalement  sur 
l'essence  des  choses,  sur  la  nature  des  idées,  sur  les 
vérités  éternelles,  etc.  Il  avait  autrefois  lu  les  ouvrages 
philosophiques  de  saint  Augustin,  où  ces  matières  lui 
avaient  paru  mieux  traitées  et  plus  approfondies.  Il  les 
relut;  et,  en  effet,  après  une  longue  méditation  il  trouva 
que  le  Docteur  de  la  grâce  avait  mieux  connu  l'esprit,  et 
que  M.  Descartes,  qu'on  peut  justement  appeler  le  doc- 
teur de  la  nature,  avait  mieux  connu  le  corps  :  on  verra 
bientôt  en  quoi.  Il  crut  donc  que  de  l'un  et  de  l'autre  on 
pourrait  faire  quelque  chose  d'accompli.  Dans  cette  pen- 
sée, s'étant  rendu  maître  de  leurs  principes,  il  les  rap- 
procha pour  les  comparer  ensemble.  La  vérité  n'a  point 
de  peine  à  s'accorder  avec  la  vérité.  La  métaphysique 
sublime  de  saint  Augustin  parut  toute  faite  pour  la  phy- 
sique de  M.  Descartes,  et  la  physi({ue  de  M.  Descartes 
pour  la  métaphysique  de  saint  Augustin.  Ce  premier 
succès  l'encouragea.  Il  entreprit  d'écrire  ses  pensées  ; 
d'abord  sans  autre  dessein  que  de  s'instruire  plus  à  fond, 
et  aussi  pour  apprendre  à  s'exprimer  nettement,  ce  qui 


16  Bihliothèqve  Oratorienne 


ne  s'apprend  d'ordinaire  que  par  le  travail  de  la  compo- 
sition. La  Recherche  de  la  vérité  lui  paraissait,  comme  à 
saint  Augustin,  d'une  obligation  indispensable  à  l'iiomme, 
qui  est  fait  pour  la  connaître  ;  c'est  la  matière  ({u'il  se 
proposa  et  le  lilre  qu'il  donna  à  son  ouvrage.  Cet  ou- 
vrage, le  plus  fameux  de  son  temps,  fut  commencé  en 
1668%  l'auteur  n'étant  encore  que  dans  sa  trentième 
année.  Son  dessein  général  est  d'animer  tous  les  hommes 
à  la  reclierche  de  la  vérité,  de  leur  montrer  dans  eux- 
mêmes  les  obstacle?  qui  s'y  opposent,  et  de  leur  expliquer 
les  moyens  qu'on  doit  prendri;  pour  y  arriver.  Les  obsta- 
cles sont  les  préjugés  sans  nombre  et  de  toute  espèce 
dont  on  s'aveugle.  Les  moyens  se  réduisent  à  quelques 
règles  infaillibles  pour  se  former  un  jugement  sûr. 
Comme  cet  ouvrage  est  le  fondement  de  tous  les  autres 
livres  du  P.  Malebranclif,  il  est  à  propos  d'en  donner 
ici  une  analyse  exacte:  1°  afin  de  rassembler  dans  un 
seul  point  de  vue  tous  ses  principes,  dont  quelques  lec- 
teurs peu  attentifs  ou  peu  éclairés  ont  de  la  peine  à  voir 
la  suite  ;  2°  afin  que  l'on  voie  les  motifs  des  oppositions 
que  trouva  d'abord  le  livre  dans  certains  esprits  pré- 
venus*. 


*  C'est  à  l'annce  suivante ,  27  mai  11)69,  que  nous  trouvons  un 
oriive  du  conseil  dp  VOvatoire  envoyant  Malebranche  àSaumur. 
(M.M  580,  p.  J21.)  C'était  j)robahl.enient  pour  le  mettre  avec  son 
frère,  dont  l'inconsfance  donnait  des  inquiétudes.  «  Mais  je 
doute,  dit  Balterc'l  (dans  ses  Mi'iiioiros,  p.  312,  et  non  dans  If 
Registre  du  Conseil,  comme  dit  M.  Blanipi(j  non  pour  avoir  mal 
lu  Adnj),je  doute  que  cet  ordre  ait  eu  son  exécution.  (Voir 
encore  p.  121,  note  2,  et  p.  122,  note  1.) 

2  On  demandera  peut-être,  ajoute  ici  le  P.  André,  pourquoi, 
au  lieu  de  pousser  les  conquêtes  du  P.  Malebranche  dans  le 
royaume  de  la  vérité,  je  m'amuse  à  les  décrire.  Je  réponds  : 
\°  qu'il  faudrait  eu  être  capable;  2"  que  je  n'ai  point  les  secours 
nécessaires  pour  y  réussir;  3"  il  faudrait  être  à  l'ai-is  ou  dans 
une"  grande  ville,  ou  etc.;  je  suis  en  province,  etc..  il  faudrait 


La   Vie  du  R.   P.  Malcbranche  17 

Le  P.  Malebranche ,  ayant  achevé'  ces  trois  premiers 
livres  de  la  Recherche  de  la  vérité,  les  montra  par  forme 
de  consultation  à  un  de  ses  amis,  qui  en  fut  si  charmé, 
qu'à  l'heure  même  il  conclut  à  l'impression.  La  qualité 
d'auteur  qui  a  pour  l'ordinaire  tant  d'attrails  pour  les 
jeunes  savants,  n'en  avait  point  pour  notre  philosophe. 
L'intérêt  en  avait  encore  moins.  11  fallut  donc  le  prendre 
par  un  autre  endroit.  On  lui  dit  que  le  moyen  de  s'assu- 
rer de  la  vérité  de  ses  principes,  c'était  de  les  abandonner 
à  la  censure  du  public,  où,  malgré  la  prévention  et  la 
cabale,  il  se  trouve  toujours  quantité  de  personnes  éclai- 
rées, sincères,  équitables,  qui  ne  man([ueraient  pas  de 
lui  rendre  justice.  Il  se  rendit  à  cette  raison,  car  il  aimait 
qu'on  lui  découvrît  ses  erreurs  et  ses  fautes.  Mais  comme 
il  avait  en  horreur  tout  ce  qui  pouvait  le  distraire,  il  ne 
donna  son  manuscrit  qu'à  condition  qu'on  ne  lui  parlât 
point  d'aller  mendier  des  approbations  et  des  privilèges 
pour  l'impression.  Son  ami  se  chargea  de  tout.  11  porta 
d'abord  l'ouvrage  à  M.  Pirot%  alors  censeur  des  livres. 
Ce  docteur,  élevé  dans  les  ténèbres  de  l'école  d'Aristote, 
ne  put  voir  sans  chagrin  qu'on  y  donnât  tant  d'éloges  à 
M.  Descartes,  sans  égard  ni  respect  pour  les  décrets  de 
la  faculté  qui  l'avait  interdit  à  ses  collèges  ^  Il  refusa 

être  libre,  et  je  me  trouve  lié.  Eq  un  mot,  il  faudrait  qu'avec  beau- 
coup de  pénétration  je  me  ti'ouva?se  dans  une  situation  plus  favo- 
raLle  ,  etc.  (Suif,  dans  le  manuscrit,  une  minutieuse  analtjse 
de  60  2)ages  in-folio,  du  premier  volume  de  lu  Recherche  de  la 
vérité.) 

1  C'est  à  Ilaroi/  (Seine-ef-Oise) ,  oii  l'Oratoire  avait  depuis 
1624  îine  ntaisoti  de  repos  et  d'études,  que  Malebranche  aciteea 
son  livre.  (Adry,  Bibliothèt/ue.) 

2  1631-1713.  C'était  un  des  théologiens  les  plus  estimés  du 
tetnps.  liossuct  l'honorait  de  son  amitié. 

3  Arrêt  du  Parlenjciit  en  laveur  d'Aristote  contre  les  chimistes, 
en  1629.  —  Voir  Cousin,  De  la  persécution  du  cartésianisme , 
dans  les  rraf,'mcnts  de  philosophie  moderne. 


18  Bibliothèque  Oratorienne 

tout  net  son  approbation,  disant  que  ce  livre  sentait  fort 
le  cartésianisme,  et  qu'il  ne  voulait  passe  mettre  en 
mauvaise  odeur  dans  l'Université,  en  approuvant  des  opi- 
nions contraires  à  toute  l'antiquité. 

L'ami  du  P.  Mal(îl)ranche  ne  se  rebuta  pas.  Il  fit  cou- 
rir dans  Paris  le  manuscrit  qu'on  lui  avait  confié,  de 
sorte  que  de  main  en  main  il  tomba  bcureusemcnt  dans 
celles  de  M.  l'abbé  d'Aligre,  fils  du  cbancelier  de  Franco, 
le  second  de  ce  nom.  Cet  abbé  avait  les  deux  qualités  (juc 
le  P.  iMalebranche  soubaitait  le  plus  dans  ses  lecteurs  : 
une  solide  piété  jointe  à  beaucoup  de  pénétration  d'esprit. 
Il  était  même  plus  babile  que  ne  le  sont  ordinairement 
les  plus  savants  abbés  de  sa  condition.  Si  l'on  en  veut 
savoir  davantage,  on  peut  s'adresser  à  son  al)baye  de 
Saint-Jacques  de  Provins,  où  il  mourut  il  y  a  cinq  ou  six 
ans  ^  dans  une  si  grande  réputation  de  sainteté  '  qu'il 
s'est  acquise  principalement  par  son  esprit  de  retraite, 
par  ses  austérités  extrêmes  et  par  sa  prodigieuse  libéra- 
lité envers  les  pauvres.  Lisant  avec   ces  dispositions  la 
'Recherche  de  la  vrrité,  cet  ouvrage  ne  pouvait  manquer 
de  lui  plaire  inliniment.  Il  y  voyait  les  matières  les  plus 
curieuses  traitées  d'une  manière  si  chrétienne,  qu'il  en 
fut  touché.  Croyant  donc  que  ce  serait  faire  au  public  un 
tort  considérable  que  de  l'en  priver  plus  longtemps,  il  en 
résolut  l'impression.   Comme  il  tenait  les  sceaux  à  la 
place  de  M.  le  chancelier  son  père,  il  n'avait  qu'à  parler. 
Mais  parce  qu'on  lui  dit  que  le  censeur  des  livres  avait  re- 
fusé son  sullVage  à  celui-ci,  M.  l'abbé  d'Aligre  le  manda 
pour  lui  en  demander  les  raisons.  M.  Pirot  avoua  sincè-^ 


1  Vers  1710. 

2  M.  Arnaud  dit  d'un  gentilhomme  normand  qu'il  était  allé  à 
Provins  auprès  de  M.  l'abbé  de  Saint-Jacques  pour  mener  la  même 
vie  que  cet  abbé,  qui  n'est  pas  moins  pénitente  que  celle  de  la 
Trappe.  {Letires,.lV,  1.  193.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  19 

rement  que  l'ouvrage  ne  contenait  rien  de  contraire  ni  à 
la  foi  ni  aux  bonnes  mœurs,  que  même  il  lui  paraissait 
beau  ;  mais  que,  sentant  le  cartésianisme,  il  aimait  mieux 
qu'un  autre  l'approuvât  que  lui.  «  Je  ne  vous  demande 
point,  dit  le  pieux  abbé,  d'autre  approbation  que  l'aveu 
que  vous  me  venez  de  rendre,  »  et  après  avoir  fait  don- 
ner l'ouvrage  à  M.  de  Mézeray,  liistoriograpbe  de  France, 
pour  examiner  s'il  ne  renfermait  rien  de  contraire  aux 
maximes  de  l'Etat,  il  fit  expédier  gratis  le  privilège  né- 
cessaire pour  l'impression.  Elle  se  fit  chez  André  Pralard 
et  fut  acbevée  le  2  mai  1674.  A  peine  ce  premier  volume 
de  la  Recherche  de  la  vérité  parut-il  au  jour,  qu'on  lui 
donna  des  applaudissements  extraordinaires'.  On  y 
admirait,  entre  autres,  la  beauté  du  dessein,  l'ordre  des 
matières,  la  clarté  de  la  méthode,  la  majesté  du  style, 
la  naïveté  des  tours,  la  pureté  du  langage,  la  pénétration 
de  l'auteur,  la  profondeur  de  ses  réflexions,  la  sublimité 
de  ses  principes,  la  justesse  de  ses  conséquences,  une 
éloquence  naturelle,  brillante,  une  érudition  bien  placée, 
des  écarts  de  morale  bien  ménagés  pour  égayer  la  méta- 
physique, une  intelligence  rare  des  choses  de  Dieu,  le 
fond  de  la  nature  découvert,  nos  facultés  approfondies, 
les  choses  les  plus  abstraites  revêtues  de  couleurs  sen- 
sibles :  raison,  esprit,  beaux  sentiments,  belles  images, 
agrément  partout,  et,  ce  qui  est  infiniment  plus  estimable 


1  Ce  livre  fit  beaucoup  de  bruit ,  et,  quoique  fondé  sur  des  prin- 
cipes déjà  connus,  il  parut  original.  L'auteur  était  cartésien; 
mais,  comme  Descartes,  il  ne  paraissait  pas  l'avoir  suivi,  mais 
rencontré...  La  diction,  outre  qu'elle  est  pure  et  châtiée,  a 
toute  la  dignité  que  les  matières  demandent,  et  toute  la  grâce 
qu'elles  peuvent  souffrir.  Ce  n'est  pas  qu'il  eiit  apporté  aucun 
soin  à  cultiver  les  talents  de  l'imagination;  au  contraire,  il  s'est 
toujours  attaché  à  les  décrier,  mais  il  en  avait  naturellement 
une  fort  noble  et  fort  vive,  qui  travaillait  pour  nn  ingrat  malgré 
lui-même,  et  ornait  sa  raison  en  se  cachant  d'elle.  (Fomenelle.) 


20  Bibliothèque  Oratorienne 

que  tout  le  reste,  un  certain  goût  de  christianisme  qui 
pénètre  tous  les  bons  cœurs. 

Il  y  eut  encore  une  chose  qui  ne  contribua  pas  peu  au 
grand  succès  de  ce  livre.  M.  Arnauld,  si  connu  par  son 
génie  étendu,  par  sa  vaste  érudition,  par  la  fécondité  de 
sa  plume  et  bien  plus  par  ses  malheurs,  jouissait  alors 
avec  ses  amis  de  la  paix  que  le  bon  pape  Clément  IX 
leur  avait  accordée  en  1668  ^  Ce  docteur,  qui  régnait 
depuis  longtemps  dans  la  république  des  lettres  avec  une 
réputation  à  laquelle  ses  persécutions  passées  donnaient 
encore  un  nouveau  lustre,  fut  un  des  premiers  qui  se 
déclara  hautement  pour  le  P.  Malebranche.  Il  en  faisait 
l'éloge  dans  toutes  les  compagnies.  Ses  amis,  de  leur 
côté,  ne  s'y  épargnaient  pas.  Il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  donner  à  tout  Paris  la  curiosité  de  le  lire,  et,  pour 
peu  que  l'on  eût  d'esprit  et  de  bon  goût,  cette  lecture 
était  toujours  suivie  d'admiration. 

Toutefois  on  ne  peut  pas  dire  que  le  succès  de  la 
liecherche  de  la  vcrité  fut  entièrement  complet.  Toute  la 
pédanterie  de  collège  frémissait  à  la  vue  de  ces  applaudis- 
sements t|ue  l'on  donnait  à  un  mérite  qu'elle  ne  pouvait 
reconnaître,  parce  qu'il  obscurcissait,  ou  plutôt  parce 
qu'il  éclairait  trop  le  sien.  Il  semblait  qu'il  prévît  ce  qui 
est  arrivé,  que  cet  ouvrage  serait  sa  ruine.  Elle  voulut 
donc  en  empêcher  le  débit.  Mais,  comme  ces  pauvres  gens 
savent  mieux  crier  ([u'écrire,  on  ne  verra  pas  sitôt  paraître 
leurs  arguments. 

Les  plus  grands  ennemis  du  P.  Malebranche  ne  seront 
donc  pas  les  premiers  à  lui  déclarer  la  guerre.  Un  cha- 
noine de  Dijon,  nommé  Foucher%  en  voulut  avoir  l'hon- 

1  On  sait  comhien  cotte  paix  de  Clément  IX  dura  peu,  et  cotn- 
ment  les  violents  des  deux  partis  rendirent  inutiles  les  essais 
de  conciliation  de  ce  papr. 

2  Sur  ce  philosophe  et  sa  controverse  avec  Malebranche ,  voir 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  21 

iieur  ;  c'était  un  philosophe  académicien,  dont  la  secte, 
qui  alTecte  de  ne  rien  savoir,  cherche  la  vérité,  non  pour 
la  trouver,  mais  pour  se  convaincre  qu'on  ne  la  trouve 
pas.  Je  doute  fort  que  cet  homme  ait  jamais  pu  ou  même 
voulu  se  persuader  à  lui-même  qu'il  ne  savait  rien. 
Mais  je  ne  doute  pas  que  son  petit  ouvrage  '  contre  le 
P.  Malebranche  n'en  persuade  bien  des  gens,  car  il  y  fait 
paraître  une  ignorance  profonde  et  du  dessein  et  des  sen- 
timents de  l'auteur  même  qu'il  entreprend  de  combattre. 
D'abord  il  prétend  que  le  P.  Malebranche  a  voulu  don- 
ner une  méthode  dans  les  trois  premiers  livres  de  la 
recherche,  par  la  plaisante  raison  qu'il  a  écrit  méthodi- 
quement. II  trouve  mauvais  qu'il  ait  supposé  dans  son 
lecteur  quelque  notion  du  bon  sens,  qu'il  n'ait  point 
prouvé  ni  les  vérités  nécessaires,  ni  celles  de  la  foi,  que 
contre  la  coutume  des  écoles  païennes  il  ait  parlé  de 
Dieu  en  philosophant.  Il  lui  attribue  la  contradictoire  de 
son  opinion  sur  les  idées  ;  il  confond  sur  la  même  matière 
ses  principes  avec  ceux  de  M.  Descartes,  quoiqu'il  soit 
visible  qu'en  ce  point  le  maître  et  le  disciple  sont  diamé- 
tralement opposés-.  On  me  pardonnera  si  je  n'en  dis 
point  davantage.  On  peut  lire  son  livre,  qui  parut  sur  la 
fm  de  l'année  1(374  ou  du  commencement  de  la  suivante 
avec  ce  tilre  :  Criiique  de  la  Recherche  de  la  vérité  oà  Von 
examine  en  même  temps  une  partie  des  principes  de  M.  Des- 
cartes, ou  Lettre  d'un  académicien. 


l'ouvragr  de  M.  Vahhii  liabbe.  (Paris,  Didier,  1867,  in -S".) 
M.  fiable  reproduit  une  partie  des  erreurs  de  M.  Itlarnpignon , 
que  nous  avons  signalées. 

'  Son  ouvrage  était  assez  l.iieii  éci'it. 

-  Il  attaque  plutôt  des  propositions  incidentes  que  le  fond  du 
livre.  Brouillant  tout  en  lionnète  homme,  plus  de  cœur  que  d'es- 
prit. 


CHAPITRE  II 


Malcbranche.  publie  le  deuxième  volume  de  la  Recherche  de  la 
vérité  (1675).  —  Succès  grandissant  de  cet  ouvrage.  —  L'as- 
semblée générale  de  l'Oratoire  vote  des  remerciements  à  Ma- 
lebrancbe.  —  Relations  avec  la  princesse  palatine  Elisabeth. 

—  Malebrancbe  compose  les  Conversations  chrétiennes  {1616). 

—  11  publie,  l'année  suivante,  les  Méditations  pour  se  disposer 
à  l'humilité  et  à  la  pénitence  (1677).  —  Objections  qu'où  fait 
sur  certains  points  de  la  Recherche, 


Cependant  le  P.  Malebrancbe,  animé  par  le  succès  du 
premier  volume  de  sa  Recherche,  travaillait  fortement  au 
second  :  ce  qui  l'obligea  à  ditférer  sa  réponse  à  M.  le  cba- 
noine  Foucber.  Mais  une  autre  main  s'arma  incontinent 
pour  sa  querelle.  Le  P.  dom  Robert  Desgabcts,  bénédic- 
tin de  la  congrégation  de  Saint-Vannes',  lit  la  Critique 
de  la  critique  «.  C'est  le  titre  qu'il  donna  à  son  livre,  où  il 
fait  bien  voir  qu'il  n'entend  guère  mieux  l'auteur  qu'il 
défend  que  celui  qui  l'avait  combattu.  On  peut  bien  ju- 
ger que  celui-ci  ne  demeura  pas   sans   répliquer  %   ni 

1  //  y  était  entré  en  1636,  et  ij  mourut  en  1G7S.  C'était  un 
habile  métaphysicien ,  qui  se  rendit  célèbre  aussi  par  sa  décou- 
verte de  la  transfusion  du  sang. 

2  Imprimée  à  Paris  en  1075. 

3  Réponse  à  la  critique  de  la  Critique  de  la  Recherche  de  Ici 
vérité  sur  la  philosophie  des  académiciens,  vers  1685.  On  avait 
déjà  répliqué  sur  le  reste  de  la  critique  de  la  Critique,  dès  1679. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  23 

celui-là  sans  repartir;  mais  cela  ne  vaut  pas  la  peine 
qu'on  s'y  arrête. 

Pendant  que  ces  deux  auteurs  se  battaient  ainsi,  sans 
vouloir  entendre  le  sujet  de  leur  dispute,  la  Recherche  de 
la  vérité  se  trouva  finie  et  parut  tout  entière  vers  la  fin 
de  l'année  1675.  Le  P.  Malebranche  mit  à  la  tète  du 
second  volume  une  préface,  où  il  répondit  à  M.  Foucher 
d'une  manière  assez  vive,  lui  reprochant  surtout  la  né- 
gligence avec  laquelle  il  l'avait  critiqué ,  sans  se  donner 
la  peine  de  le  comprendre.  Et,  afin  qu'on  ne  s'avisât 
plus  désormais  de  l'attaquer  dans  l'espérance  d'avoir 
une  réponse ,  il  déclare  qu'il  n'en  fera  point  à  ceux  qui 
lui  paraîtront  avoir  plus  de  zèle  pour  la  dispute  que  pour 
la  vérité.  Et  tels  sont  assurément  la  plupart  des  critiques. 
Ensuite,  il  reprend  ses  principes  et  continue  son  ouvrage, 
dont  voici  l'analyse  des  trois  derniers  livres  ^ 

Tel  était,  à  peu  de  chose  près,  le  second  volume  de 
la  Recherche  de  la  vérité,  qui  parut  à  Paris  avec  une  se- 
conde édition  du  premier,  à  la  fin  de  septembre  1675. 
Comme  il  ne  s'était  pas  trop  fait  attendre,  il  trouva  les 
esprits  dans  la  situation  favorable  où  les  avait  mis  le 
commencement  de  l'ouvrage.  A  la  lecture  qu'on  en  fit, 
les  applaudissements  redoublèrent.  Le  premier  volume 
avait  fait  dire  au  public  que  jamais  homme  n'avait  si 
bien  connu  l'esprit  humain  que  le  P.  Malebranche,  et 
celui-ci  faisait  dire  hautement  que  les  replis  du  cœur  hu- 
main n'avaient  jamais  été  si  bien  développés.  Sa  mé- 
thode, qui  est  celle  de  M.  Descartes,  mise  dans  le  plus 
beau  jour  par  des  exemples  propres  pour  les  faire  goûter, 
charmait  également  toutes  les  personnes  que  le  démon 

On  peut  voir,  sur  cette  discussion ,  l'ouvrage  de  M.  Rabbe ,  que 
nous  avons  cité  plus  haut . 

1  Ci-tte  analyse  va,  dans  le  manuscrit,  de  la  patjc  79  à  la 
paijc  140. 


i24  Bibliothèque  Oralorienne 

de  la  pédanterie  ne  possédait  pas.  Les  libraires  avaient 
peine  à  suffire  à  la  foule  des  curieux  de  Paris  et  des  pro- 
vinces qui  leur  demandaient  la  Ikcherche  de  la  vérité.  Ce 
livre  pénétra  même  jusqu'à  la  cour,  pays  pour  l'ordinaire 
aussi  inaccessible  à  la  pbilosopbic  qu'à  la  religion.  Le 
duc  de  Chevreuse',  qui  avait  hérité  de  son  illustre  père 
le  duc  de  Luynes'  toute  la  pénétration  d'esprit  néces- 
saire pour  comprendre  ces  sortes  d'ouvrages,  fut  celui 
qui  se  distingua  davantage  parmi  les  plus  grands  qui 
voulurent  se  défaire,  par  les  leçons  du  P.  Malebranche , 
de  l'ignorance  grossière  qui,  en  ce  temps -là,  était  un 
des  apanages  de  la  qualité.  Nous  verrons  bientôt  que 
des  princes  du  sang  ne  rougirent  point  de  suivre  son 
exemple. 

Les  pères  de  l'Oratoire  tenaient  alors  à  Paris  leur  as- 
semblée générale'.   On   peut  bien  juger  que  des  per- 

1  Clutrles-Uimoré- Albert  de  Luynes  (  lG4(i-1712  ).  //  est  sur- 
tout connu  par  sa  liaison  avec  Fcnelon.  Voir  sur  lui  Saint- 
Simon  ,  qid  l'appelle  un  ministre  d'État  incognito. 

2  Le  célèbre  ami  de  Port-Royal.  (Voir  Sainte-Beuve.) 

3  La  quinzième.  Vvici  le  texte  de  ces  félicitations  que  ne 
donnent  pas  les  Extraits  imprimés  :  «  L'Assemblée ,  ayant  été  in- 
formée des  ouvrages  modernes  que  plusieurs  de  nos  Pères  ont 
donnés  au  public  avec  beaucoup  d'approbation  et  de  succès  dans 
le  clergé  et  parmi  les  savants,  en  a  été  extrêmement  consolée, 
et  a  nommé  quelques-uns  de  ses  Pères  pour  en  témoigner  sa 
satisfaction:  au  P.  Charles  le  Cointe  pour  ses  .innales  de  l'É- 
glise gallicane,  au  P.  Cabassut  pour  ses  ouvrages  sur  les  con- 
ciles et  sur  le  droit  canon ,  au  P.  Pasquier  Quesnel  pour  l'édi- 
tion nouvelle  de  Saint  Léon,  pour  la  Morale  tirée  de  l'Évan- 
gile et  pour  ce  qu'il  a  fait  sur  notre  office  de  Jésus ,  comme  aussi 
pour  le  recueil  auquel  il  travaille  pi'ésentement  de  quantité  d'o- 
puscules du  feu  P.  Morin.  Pareilli-ment  au  P.  Simon,  pour  divers 
ouvrages  pleins  d'érudition  qu'il  a  faits;  et  enfin  au  P.  Male- 
branche pour  un  traité  qu'il  a  publié  et  qui  est  estimé  de  tout 
le  monde.  Elle  a  désiré  aussi  que  le  P.  Tliomassin  fût  convié  et 
prié  de  mettre  en  lumière  l'ouvrage  qu'il  a  fait  sur  V Incarnation 
et  autres.  »  (Page  7  des  Actes  originaux,  Archives  de  l'Ora- 
toire.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche 


sonnes,  que  la  seule  charité  unit  ensemble,  sans  intérêt 
temporel  (jui  les  divise,  furent  bien  sensibles  à  l'honneur 
que  répandaient  sur  eux  les  succès  de  leur  confrère.  Ils 
en  furent  si  touchés,  qu'ils  ordonnèrent  tout  d'une  voix 
que  l'on  ferait  des  remerciements  au  P.  Malebranche  de 
ce  qu'il  travaillait  utilement  pour  le  public.  C'est  ainsi 
que  ceux  qui  gouvernent  doivent  marquer  aux  sujets  qui 
sont  utiles  la  reconnaissance  que  la  jalousie  n'étouile 
que  trop  souvent  dans  le  cœur  des  particuliers. 

La  réputation  de  la  liechcrche  de  la  vérité  ne  se  ren- 
ferma point  dans  les  bornes  de  la  France.  Elle  se  répan- 
dit aussitôt  dans  tous  les  États  de  l'Europe  où  les  sciences 
ont  quelque  accès  :  en  Italie,  en  Espagne,  mais  principa- 
lement en  Allemagne,  en  Hollande,  en  Angleterre.  En  un 
mot,  partout  où  la  langue  française  est  connue.  C'est 
pourquoi  on  fut  obligé  d'en  faire  d'abord  édition  sur  édi- 
tion \  de  sorte  que,  depuis  1674  jusqu'en  1678,  il  en 
parut  presque  tous  les  ans  une  nouvelle  :  quatre  de  Pa- 
ris, une  de  Lyon  sous  le  nom  de  Strasbourg,  deux  d'Am- 
sterdam, sans  parler  des  traductions  latines-,  que  l'on  en 
fit  en  divers  endroits,  pour  mettre  l'ouvrage  entre  les 
mains  de  tous  les  savants. 

Un  succès  si  complet  et  un  applaudissement  si  général 
avaient  sans  doute  de  quoi  flatter  le  P.  Malebranche, 
mais  voici  une  chose  qui  lui  lit  infiniment  plus  de  plaisir. 
La  princesse  Elisabeth,  (illc  aînée  du  fameux  électeur 
palatin  %  qui  disputa  si  malheureusement  la  couronne 

1  1G77,  nouvelle  édition  tic  la  lipchrrchp ,  on  deux  volumes, 
avec  un  troisième  d'éclaircissements ,  achevée  d'imprimer  h; 
30  juin  !(;78.  —  IB7S,  nouvelle  édition  de  la  tiechcrclw ,  in-'t". 

2  Eu  lOs'l ,  ]iremière  traduction  latine  par  M.  l'Enfant,  mi- 
nistre à  HiTlin,  à  Genève.  Le  latin  en  est  peu  élégant,  même 
grossier. 

3  Frédéric  V,  qui  pprilit  à  la  halaille  de  Pra;/iii'  non  seule- 
ment lu  Bnlièine,  inalx  toux  ses  Etats. 


26  Bibliothèque  Oratoriennc 

de  Bohème  à  l'empereur  Ferdinand  II,  fut  si  charmée  de 
la  Recherche,  qu'elle  en  voulut  connaître  l'auteur.  Cette 
illustre  héroïne,  que  la  philosophie  avait  consolée  de  la 
perte  d'un  royaume,  était  un  de  ces  génies  rares,  à  qui 
rien  ne  coûte.  Joignant  toute  la  délicatesse  de  l'esprit 
des  femmes  avec  toute  la  force  de  l'esprit  des  hommes, 
elle  brillait  également  dans  les  cercles  de  la  cour  et  dans 
les  assemblées  des  savants.  Elle  avait  appris  dans  sa 
première  jeunesse,  comme  par  manière  de  récréation, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  dans  les  sciences,  et  ce 
que  les  plus  beaux  esprits  ont  bien  de  la  peine  à  acqué- 
rir; elle  avait  une  égale  facilité  pour  les  mathématiques 
et  pour  la  métaphysique,  pour  les  connaissances  les  plus 
relevées  et  pour  les  belles-lettres  qui  sont  à  la  portée  des 
moindres  esprits.  Mais  ce  qui  me  paraît  plus  estimable, 
elle  avait  un  courage  que  toutes  les  disgrâces  de  sa  mai- 
son ne  purent  ébranler;  une  humeur  toujours  contente, 
que  les  plus  grands  revers  ne  pouvaient  altérer.  Belle, 
vertueuse,  agréable,  en  un  mot,  à  sa  religion  près,  qui 
était  la  protestante-cal vinicnne,  c'était  une  princesse  ac- 
complie. Aussi  M.  Descartes,  qui  se  connaissait  en  mérite 
autant  qu'homme  du  monde,  la  choisit,  en  1641,  préféra- 
blement  à  tous  les  princes  de  l'Europe,  pour  lui  dédier 
son  grand  ouvrage  des  Principes  de  la  philosophie.  Elle 
n'avait  plus  les  agréments  de  la  jeunesse  lorsque  le  livre 
du  P.  Malebranche  lui  tomba  entre  les  mains.  Mais,  par 
la  réflexion  et  par  l'expérience,  elle  avait  acquis  une  soli- 
dité de  raison  qui  lui  en  fit  goûter  toute  la  profondeur. 
Depuis  M.  Descartes,  elle  n'avait  rien  lu  de  si  beau.  Elle 
en  voulut  connaître  l'auteur.  Pour  cela,  elle  s'adressa  à 
M'^oPabbcsse  de  Maubuisson,  princesse  palatine,  sa  sœur  '  ; 

1  Voir,  sur  cette  princesse,  Saint-Simon  (édition  Cliéruel-Ré- 
gnier),  VI,  p.  2oS. 


La  Vie  du  R.  P.  Malcbranche  27 

et  elle  voulut  honorer  l'auteur  d'une  lettre  de  compli- 
ments, dans  laquelle  cette  grande  princesse  lui  témoi- 
gnait une  estime,  une  conllance,  une  bonté  tout  extraor- 
dinaires. 

Le  P.  Malcbranche  était  humble,  sans  être  sauvage.  Il 
fut  très  sensible  à  cet  honneur  et  à  tant  de  marques 
d'estime  de  la  part  d'une  princesse  qui  passait  pour  un 
prodige  d'esprit  et  de  bon  goût,  d'autant  plus  qu'il 
croyait  avoir  trouvé  la  plus  belle  occasion  de  signaler 
son  zèle,  en  s'eiForçant  de  ramener  au  sein  de  l'Église 
romaine  une  princesse ,  dont  la  conversion  en  aurait  at- 
tiré infailliblement  plusieurs  autres.  Dans  cette  vue,  il  lui 
écrivit,  et,  après  lui  avoir  marqué  sa  reconnaissance  dans 
les  termes  les  plus  tendres  et  les  plus  respectueux,  il  lui 
parla  de  philosophie,  d'où  il  passa,  selon  sa  méthode  or- 
dinaire, à  la  religion.  La  lettre  était  forte  et  solide.  Mais, 
soit  que  les  préjugés  en  cette  matière  soient  plus  forts 
qu'en  toute  autre,  soit  que  l'âge  les  eût  rendus  insur- 
montables, soit  que  la  haine  des  ennemis  de  sa  mai- 
son, qui  étaient  presque  tous  catholiques,  eût  attaché  à 
leur  religion  des  idées  odieuses ,  qui  lui  en  faisaient  un 
monstre,  ou  plutôt  parce  que  la  conversion  du  cœur 
n'est  point  l'ouvrage  du  raisonnement  ou  de  l'éloquence 
humaine,  le  P.  Malebranche  n'eut  pas  auprès  de  la  prin- 
cesse Elisabeth  le  même  succès  que  M.  Descartes  auprès 
de  la  reine  Christine  ^ 


1  L'entreprise  était  d'une  extrême  difficulté.  La  princesse  Éli- 
sabetli  avait  contre  l'Église  romaine  la  prévention  la  plus  forte , 
soutenue  par  les  passions  les  plus  puissantes.  Car,  sans  parier 
de  son  éducation  en  Hollande,  elle  se  voyait  environnée  de  princes 
protestants,  la  jilupart  ou  ses  jiarents  ou  ses  alliés.  Les  oppres- 
seurs de  sa  maison  étaient  catholiques.  Le  pouvoir  exorbitant 
que  les  flatteurs  de  la  cour  de  Home  attribuent  aux  jiapes,  même 
pour  les  clioses  spirituelles,  par  exemple  pour  les  dispenses, 
lui  paraissait  uu  scardale.  Quelques  abus  tolérés  parmi  nous 


28  Bibliothèque  Oratorienne 

La  guerre  contre  le  sieur  Fouchcr  lui  réussit  plus 
heureusement.  Car  ce  bon  chanoine  ayant  voulu  répon- 
dre à  la  préface  du  second  volume  de  la  Recherche,  où 
l'on  montrait  assez  clairement  une  partie  du  mauvais 
goût  de  sa  critique,  le  P.  Malebranche  lit  un  avertisse- 
ment de  cin(|  ou  six  pages  dans  lequel,  n'attaquant  que 
la  première  de  ses  réponses,  il  l'abattit  avec  tant  de 
force,  que  son  ennemi  fut  contraint  de  capituler.  Un  ami 
commun  s'en  mêla  :  Foucher  s'excusa.  Le  P.  Malebran- 
che pardonna,  et,  pour  faire  voir  la  sincérité  de  son  re- 
dans le  culte  public,  ou  plutôt  dans  les  dévotions  populaires,  la 
révoltaient  contre  tout  le  reste.  «  Considérez,  je  vous  prie,  lui 
écrÏA'it  le  P.  Malebranche ,  madame  la  princesse  votre  sœur,  qui 
souffre  beaucoup  sans  doute  de  se  voir  séparée  de  comuiunion 
d'avec  vous.  Considérez  parmi  nous  tant  d'àmes  saintes  qui  sont 
fort  troublées  de  voir  qu'une  personne ,  aussi  savante  que  Votre 
Altesse,  autorise,  par  son  exemple,  ceux  qui  ont  fait  schisme 
avec  leurs  frères,  et  vous...,  etc.»  Le  P.  Malebranche  accom- 
pagna sa  lettre  du  troisième  volume  de  la  Rrrherchp  de  la  vé- 
rité. M'""  de  Maubuisson  envoya  l'un  et  l'autre  à  Herford,  où  ils 
pi'oduisirent  des  efl'ets  bien  différents.  La  princesse  Elisabeth  ad- 
mira les  Eclaircissr)//enfs  du  P.  Malebranche  autant  que  ses 
autres  livres.  Mais  quant  à  la  lettre  dont  il  les  avait  accompagnés, 
elle  ne  jugea  pas  à  propos  de  la  reconnaître  comme  de  lui.  Elle 
ne  remarquait,  disait- elle,  ni  son  style,  ni  sa  manière  de  rai- 
sonner. C'est  ce  qu'elle  ré  pondit  à  madame  sasœur,  ajoutant  qu'elle 
priait  l'auteur  d'entrer  avec  elle  en  controverse ,  «  mais  s'il  veut 
bien  m'apprendre  à  aimer  Dieu  avec  plus  d'ardeur.  » 

Les  cœurs  droits  ne  sont  point  à  l'épreuve  d'un  soupçon  d'ar- 
tifice. I\I'"<^  de  Maubuisson  souffrit  impatiemment  qu'on  la  crût 
capable  d'une  fraude ,  même  pieuse  ;  car  on  appelle  ainsi ,  par 
abus,  les  mensonges  les  plus  exécrables.  Mais  elle  fut  encore 
plus  touchée  de  l'aveuglement  prodigieux  oii  elle  voyait  sa  sœur, 
de  ne  pas  comprendre  que  la  foi  étant  une,  selon  l'Écriture,  il 
ne  peut  y  avoir  qu'une  seule  confession  qui  sauve.  Néanmoins 
elle  regarda  comme  un  bon  présage  que  la  princesse  Elisabeth 
voulût  bien  être  instruite  sur  la  morale  chrétienne.  Elle  crut  que 
c'était  une  ouverture  pour  aller  à  tout  le  reste.  Elle  en  écrivit 
au  P.  Malebranche.  Elle  le  pria  de  faire  une  deuxième  lettre. 
Elle  espérait  qu'elle  serait  plus  efficace  que  la  première.  Le  P.  Ma- 
lebranche ne  fut  pas  de  son  avis  :  il  avait  beaucoup  de  zèle, 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  29 

tour,  il  supprima  généreusement,  dans  les  éditions  de  son 
livre  qui  suivirent  sa  réconciliation,  la  préface  et  l'aver- 
tisscmcnt  qui  combattaient  la  critique  et  son  apologie. 
Ceux  qui  savent  combien  les  auteurs  sont  idolâtres  de 
leurs  moindres  ouvrages  pourront  juger  par  là  combien 
le  P.  Malebranche  était  au-dessus  de  ces  petites  fai- 
blesses qui  déshonorent  si  fort  la  république  des  lettres. 
Ce  fut  environ  ce  temps- là  qu'il  entreprit  son  livre 
des  Conversations  chrétiennes;  voici  à  quelle  occasion: 
Vers  la  fin  de  l'été  de  1676,  étant  à  Marines',  proche 


mais  sou  zèle  était  sage.  Ayant  remarqué,  par  la  réponse  de  la 
princesse  Élisabetli ,  qu'elle  ne  voulait  point  entrer  en  contro- 
verse, il  douta  que  des  exhortations  fissent  impression  sur  un 
esprit  qui  était  en  garde  contre  la  vérité.  11  se  contenta  d'écrire 
à  M""=  de  Maubuisson  une  lettre  qui  pût  lui  être  envoyée.  11  y 
traitait,  en  peu  de  mots,  le  sujet  qu'elle   avait  marquée,  mais 
sans  perdre  de  vue  son  dessein.  Cette   lettre  n'eut  pas  plus  de 
succès  que  la  première.  La  princesse  Elisabeth  se  détrompa  vo- 
lontiers à  l'égard  de  la  lettre  du  P.  Malebranche.  Elle  n'en  fit  pas 
de  même  à  l'égard  de  la  religion.  Elle  répondit  qu'il  était  vrai 
que  Jésus- Christ  ne  répand  son  esprit  que  dans  ceux  qui  lui 
étaient  unis ,  comme  au  chef  de  l'Église ,  conservant  la  charité 
avec  leurs  frères,  qui  en  sont  les  membres;  que  cela  est  clair 
dans  sa  parole;  mais  qu'il  n'était   pas  si  clair  que  cette  partie 
de  l'Église,  qui  est  unie  au   pape,  fût   l'Église  tout  entière; 
qu'ainsi  elle  s'en  tenait  à  ce  qui  est  indispensable  jusqu'à  ce  que 
Dieu  lui  montrât  une  meilleure  voie;  que   le  changement  de 
communion,  bien  loin  de   l'humilier,   comme  on  lui  disait,  la 
pourrait,  au  contraire,  enfier  d'orgueil,  parce  qu'elle  se  verrait 
applaudie  par  la  plus  considérable  partie  du  monde;  qu'au  reste, 
elle    convenait  avec  le  P.  Malebranche  dans  les  clioses  essen- 
tielles; qu'elle  lui  était  fort  obligée  du  soin  qu'il  prenait  de  son 
àme;  qu'elle  se  recommandait  à  ses  prières,  ne  doutant  pas  (jn'il 
ne  fût  un  véritable  membre  du  corps  de  Jésus -Christ;  mais 
qu'elle  ne  pouvait  se  rendre  à  ses  préjugés  ni  espérer  de  vivre 
assez  longtemps  pour  examiner  toutes  les  controverses.  En  eft'et, 
elle  ne  survécut  à  sa  réponse  que  peu  de  mois.  Car  elle  mourut 
vers  la  fin  de  1679. 

1  L'Oratoire  y  avait  un  établissement  depuis  Ui  1 8.  Matebraneke 
aimait  à  aller  s'y  l'epo^er. 


30  Bibliothèque  Oraloricnne 

Pontoisc,  chez  M.  Je  duc  de  Chevreuse,  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  ce  duc,  homme  d'esprit  et  fort  zélé,  qui  avait 
remarqué  dans  la  Uecherche  de  la  vérité  plusieurs  beaux 
endroits  pleins  d'onction ,  et  qui  lui  semblaient  très  pro- 
pres pour  démontrer  la  religion  et  la  morale  de  Jésus- 
Christ,  le  pria  de  les  recueillir  en  un  petit  volume,  afin 
de  les  rendre  plus  utiles  au  public.  La  proposition  était 
trop  conforme  à  l'inclination  du  P.  Malebrancbe  pour 
n'être  pas  acceptée.  Il  mit  aussitôt  la  main  à  l'œuvre  :  et, 
pour  donner  un  nouveau  tour  aux  principes  qu'il  avait 
déjà  établis  dans  la  Recherche,  il  prit  le  style  des  conver- 
sations. 11  crut  que  cette  manière  d'écrire,  étant  moins 
sérieuse  et  plus  éloignée  de  la  méthode  ordinaire,  serait 
plus  du  goût  du  commun  des  hommes,  qui  voudraient 
bien  apprendre  la  philosophie,  mais  sans  philosopher  ^ 

Le  P.  Malebrancbe ,  ayant  achevé  les  Conversations 
chrétiennes  en  1676,  les  fit  imprimer  à  Paris  la  même 
année,  sans  nom  d'auteur;  ce  qui  donna  occasion  à  un 
autre  de  se  les  attribuer.  Voici  le  fait  :  on  y  voit  d'une 
part  un  exemple  de  vanité  assez  commune,  et,  de  l'autre, 
un  exemple  de  modestie  fort  rare.  Cet  ouvrage  avait  été 
fait  à  la  campagne  avec  beaucoup  de  précipitation.  Il 
s'agissait  de  satisfaire  la  curiosité  d'un  ami  et  d'un  grand 
sur  une  matière  aussi  intéressante  que  la  raison  et  la  re- 
ligion. C'en  était  trop  pour  obliger  le  P.  Malebrancbe  à 
se  hâter.  Aussi  le  style  des  Conversations  était  d'abord  si 
négligé,  qu'il  n'était  pas  facile  d'y  reconnaître  l'auteur  de 
la  Recherche  de  la  vcrité.  Ce;endant,  comme  elles  trai- 
taient les  sujets  du  monde  les  plus  beaux  et  d'une  manière 
fort  ingénieuse,  et  que  d'ailleurs  Paris  était  au  goût  de 
philosopher,  la  première  édition  fut  bientôt  enlevée.  Un 

1  L'analyse  des  Conversations  s'étend  de  la  page  144  du  mss 
jusqu'à  la  page  199. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  31 

ecclésiastique  de  province,  apparemment  lyonnais,  qui 
se  trouvait  alors  à  Paris,  vint  s'offrir  au  P.  Malebranche 
pour  en  faire  faire  une  seconde  édition  à  Lyon.  Le  père 
y  consentit,  retoucha  son  ouvrage  en  plusieurs  endroits, 
et  lui  en  confia  l'exemplaire  corrigé.  Il  faut  remarquer 
que  cet  ecclésiastique  était  binôme,  c'est-à-dire  de  ces 
gens  qui  ont  un  nom  pour  Paris  et  un  autre  pour  la  pro- 
vince. Je  ne  sais  point  le  premier  :  Vaugelade  était  le  se- 
cond. Ayant  donc  obtenu  ce  qu'il  demandait,  peut-être 
d'abord  sans  dessein ,  car  il  ne  faut  juger  mal  de  per- 
sonne ,  il  fit  une  lettre  pour  servir  de  préface  aux  Conver- 
sations chriiiennes,  et,  pour  montrer  qu'il  en  usait  de 
bonne  foi,  il  l'envoya  au  P.  Malebranche  qui,  encore 
qu'il  ne  la  trouvât  pas  fort  bonne,  lui  permit  de  la  mettre 
à  la  tête  de  son  livre,  de  peur  de  lui  déplaire.  Mais  il  ne 
laissa  pas  d'être  un  peu  étonné ,  quand  il  apprit  que  son 
ouvrage  paraissait  à  Lyon  sous  le  nom  de  l'abbé  de  Vau- 
gelade, qui  en  recevait  les  compliments,  sans  les  vouloir 
partager  avec  personne.  Voyant  toutefois  que  la  vérité 
n'en  souflrait  point,  et  que  son  livre,  quoique  sous  un 
étendard  étranger,  lui  faisait  chaque  jour  de  nouvelles 
conquêtes,  il  demeura  dans  le  silence.  11  crut  qu'il  était 
de  la  charité  de  ne  point  révéler  au  public  la  honte  de 
son  frère.  Mais  un  libraire  de  Bruxelles  ne  fut  pas  si 
scrupuleux  :  il  ne  devait  pas  l'être;  il  crut  qu'il  était  de 
la  justice  de  rendre  cet  ouvrage  à  son  véritable  père.  Il 
le  fit  en  'IG77,  dans  une  troisième  édition  qu'il  intitula, 
comme  on  a  fait  depuis  presque  pour  tous  les  livres  du 
P.  Malebranche,  par  V Auteur  de  la  'RechercJœ  de  la  vérité. 
Le  mensonge  est  timide.  Vaugelade  n'osa  s'inscrire  en 
faux  contre  le  libraire,  et,  après  quelques  mois  de  gloire, 
il  fut  obligé  de  passer  le  reste  de  ses  jours  dans  l'ob- 
scurité. 

Le  P.  Malebranche,  s'étant  aperçu  que  plusieurs  per- 


32  Bibliothèque  Oratorienne 

sonnes  intelligentes  avaient  été  touchées  de  ses  Conversa- 
tions chrétiennes,  résolut  de  mettre  les  mêmes  vérités  qu'il 
y  avait  établies  en  forme  de  méditations,  pour  les  rendre 
encore  plus  édifiantes.  Il  prit  pour  modèle  saint  Augustin 
dans  ses  Soliloques,  qui  ne  sont  autre  chose  que  des  en- 
tretiens avec  la  raison  universelle,  ou  le  Verbe  éternel 
qui  éclaire  tous  les  esprits,  et  dont  il  apprend  les  plus 
beaux  principes  de  la  métaphysique  et  de  la  religion.  Sur 
ce  plan ,  le  P.  Malebranche  commença  ses  Méditations 
chrétiennes.  Les  quatre  premières  étaient  achevées  sur  la 
fm  de  1676;  mais,  craignant  que  cette  manière  de  se 
faire  instruire  par  le  Verbe  divin,  quoiqu'il  soit  évident 
({ue  nous  ne  voyions  rien  que  dans  sa  lumière,  ne  cho- 
quât certaines  personnes  peu  éclairées,  qui  sont  toujours 
prêtes  à  blasphémer  ce  qu'elles  ignorent,  il  abandonna 
cet  ouvrage.  Nous  verrons,  dans  la  suite,  les  raisons  qui 
l'obligèrent  à  le  reprendre  sans  en  changer  la  forme.  11 
se  contenta  alors  de  composer  de  petites  méditations , 
suivant  sa  méthode  ordinaire.  Elles  consistent  dans  une 
considération  souvent  fort  courte,  mais  quelquefois  un 
peu  trop  philosophique,  et  dans  une  élévation  de  cœur  à 
Dieu  toujours  fort  tendre  et  fort  affectueuse.  Son  dessein 
est  d'inspirer  à  l'homme  des  sentiments  d'humilité  et  de 
pénitence.  11  savait  que  l'orgueil  et  l'amour  du  plaisir  sont 
les  plus  grands  ennemis  de  la  religion  chrétienne.  11  entre- 
prend de  les  combattre,  en  nous  faisant  considérer  notre 
bassesse  et  notre  corruption;  c'est  pourquoi  il  découvre 
l'homme  à  lui-même  sous  les  trois  rapports  qui  le  ren- 
dent plus  digne  de  mépris  et  de  haine  :  comme  créa- 
ture, comme  lils  d'un  père  pécheur,  comme  pécheur  lui- 
même. 

Comme  créature,  l'homme  n'est  qu'un  pur  néant,  que 
faiblesse,  que  ténèbres,  qu'iiupuissance,  etc.; 

Comme  fils  d'un  père  pécheur,  c'est  un  malheureux. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  33 


un  réprouvé,  un  enfant  de  colore,  que  Dieu  abandonne, 
dépouillé  et  sans  armes,  à  la  fureur  de  ses  ennemis,  etc.; 

Comme  pécheur  lui-même  et  volontairement  coupable, 
c'est  un  apostat,  un  traître,  un  monstre  volontaire,  qui, 
séparé  de  Jésus-Chrisl,  mériterait  de  porter  tout  le  poids 
de  la  colère  d'un  Dieu  vengeur. 

Les  conclusions  pratiques  sont  faciles  à  tirer.  Entrons 
dans  les  sentiments  de  Dieu  à  notre  égard.  Cjomme  créa- 
ture, l'homme  n'est  rien  :  il  faut  donc  le  mépriser; 
comme  tîlsd'un  père  pécheur,  il  ne  mérite  aucune  grâce  : 
il  ne  faut  donc  lui  rien  accorder;  comme  pécheur  lui- 
même  ,  il  est  digne  de  mille  supplices  :  il  faut  donc  l'y 
condamner,  l'y  conduire,  et  nous-mêmes  l'exécuter. 

A  la  suite  de  ces  méditations,  il  y  a  un  traité  fort  court: 
De  l'adoration  en  esprit  et  en  vérité.  Le  P.  Malebranche 
la  fait  consister  en  deux  points  :  à  penser  comme  Dieu 
pense,  et  à  vouloir  comme  Dieu  veut.  Penser  comme 
Dieu  pense,  c'est-à-dire  porter  de  lui  le  jugement  éternel 
(lu'il  porte  de  lui-même:  qu'il  est  intini,  qu'il  est  Dieu, 
que  devant  lui  nous  ne  sommes  rien,  et  que,  pour  avoir 
([ueique  société  avec  lui,  nous  avons  besoin  d'un  média- 
teur Homme-Dieu  qui  en  soit  le  lien.  Vouloir  comme 
Dieu  veut,  c'est-à-dire  aimer  toutes  choses  dans  l'ordre 
et  à  proportion  qu'elles  sont  aimables:  Dieu,  par  exemple, 
iniiniment  plus  que  ses  créatures,  et  ses  créatures,  à  pro- 
portion qu'elles  sont  plus  excellentes,  ou  par  leur  nature, 
ou  par  la  grûcc  de  Dieu,  ou  par  leurs  mérites  acquis  par 
le  bon  usage  de  leur  libre  arbitre.  Or  ce  vrai  culte  de 
Dieu  ne  se  peut  trouver  que  dans  la  religion  chrétienne, 
dans  laquelle  seule  nous  avons  la  vraie  foi  cl.  la  vraie 
charité.  Par  la  foi  nous  pensons  comme  Dieu  pense,  et 
par  la  charité  nous  voulons  comme  Dieu  veut. 

Par  la  foi  nous  pensons  comme  Dieu  pense  ;  je  dis 
par  la  foi  en  Jésus-Christ,  par  laquelle  nous  reconnais- 


34  Bibliothèque  Oratorienne 


naissons  que  Dieu  est  si  grand,  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu  qui 
puisse  l'honorer  et  satisfaire  pour  nous  ;  en  un  mot  nous 
donner  avec  lui  quelque  rapport,  quelque  société. 

Par  la  charité  nous  voulons  comme  Dieu  veut  :  je  dis 
encore  par  la  vérité  en  Jésus-Christ,  en  qui  seul  Dieu  nous 
aime,  et  en  qui  seul  nous  l'aimons,  comme  il  le  mérite, 
infiniment  plus  que  toutes  ses  créatures,  et  toutes  ses 
créatures  selon  l'ordre  immuable  de  la  justice,  qui  est 
la  loi  indispensahle  des  intelligences. 

On  voit  bien  que  ces  vérités  ont  rapport  aux  principes 
établis  dans  les   Conversations  chrétiennes.  Aussi  ne  les 
avait- on  réduites  en  méditations  que  dans  le  dessein  de 
les  y  joindre.  Mais,  quelques  personnes  ayant  souhaité  que 
le  P.  Malebrancheles  fitin)primer  à  Paris,  il  y  ajouta  des 
considérations  pour  tous  les   jours  de  la  semaine  avec 
deux  excellentes  prières.  Ces  considérations  et  ces  prières 
me  paraissent  bien  meilleures  que  les  méditations.  Elles 
sont  plus  dans  le  goût  de  ces  sortes  d'ouvrages;  au  lieu 
que  les  autres,  en  quelques  endroits,  ont  je  ne  sais  quoi 
de  trop  philosophique.  Mais  on  trouvera  ici  de  quoi  s'édi- 
fier avec  moins  île  peine  ;  on  y  voit  simplement  exposées 
les  plus  grandes  vérités  de  la  religion  ;  des  passages  de 
l'Écriture  fort  touchants  avec  un  mystère  important  pour 
chaque  jour  de  la  semaine.  On  me  permettra  d'entrer  dans 
quelques  détails  pour  faire  voir  combien  le  P.  Malebranche 
était  éloigné  du  sentiment  de  ces  chrétiens  superbes  qui 
ne  veulent  point  s'abaisser  jusqu'à  se  prescrire  des  pra- 
tiques de  piété  journalières,  sans  lesquelles  j'ose  avancer 
qu'il  est  impossible   de  conserver  longtemps  l'esprit  de 
religion  que  nous  devons  avoir.  Ce  grand  homme,  esprit 
fort  s'il  en  fut  jamais,  n'avait  point  la  ridicule  faiblesse 
de  vouloir  se  distinguer  du  simple  peuple  par  le  mépris 
de  ces  petites  choses,  qui  lui  paraissaient  essentielles,  car 
nous  savons  qu'il  suivait  lui-même  fidèlement  les  règles 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  35 

qu'il  donne  ici  aux  autres,  de  prendre  chaque  jour  quel- 
qu'un de  nos  mystères  pour  l'honorer  plus  particuliè- 
rement. 

C'en  est  assez  pour  mon  dessein.  Ce  petit  livre  fut  im- 
primé', avec  l'approhation  de  M.  Pirot,  en  1677  ^  On  le 
lut,  on  le  goûta;  on  fut  surpris  de  voir  une  dévotion  si 
tendre  dans  un  philosophe. 

C4ependant    le  P.   Malebranche  jouissait  en   paix  du 
succès  de  ses  ouvrages,  qui  semblait  augmenter  de  jour 
en  jour  tant  à  Paris  que  dans  les  pays  étrangers.  Mais 
comme  il  aimait  la  vérité  plus  que  l'estime  des  hommes, 
il  eût  souhaité ,  qu'au  lieu  de  ces  applaudissements ,  qui 
ne  lui  apprenaient  rien,  on  lui  fît  plutôt  de  bonnes  diffi- 
cultés, qui  lui  donnassent  occasion  de  faire  l'épreuve  de 
ses  principes  en   y  répondant,  et  de  s'instruire  plus  à 
fond  par  la  méditation  de  ces  premières  vérités,  ou  même 
de  se   rétracter   des   erreurs   qui   pourraient  lui    avoir 
échappé  ;   car  il  n'était  point  de  ces  orgueilleux  philo- 
sophes qui  ne  peuvent  souffrir  la  censure,  comme  s'ils 
étaient  infaillibles.  11  aimait  qu'on  lui  proposât  des  objec- 
tions ,  pourvu  qu'on  y  procédât  de  bonne  foi  et  avec  un 
esprit  d'équité  ;  c'est  pourquoi,  à  l'exemple  de  M.  Des- 
cartes, il  était  le  premier  à  exciter  les  savants  à  lui  en 
faire,  et  à  les  mettre  par  écrit.  Mais  la  défaite  du  pauvre 
Foucher,  qui ,  après  quelques  légers  combats ,  avait  été 
obligé  de  rendre  les  armes,  les  tenait  tous  en  respect. 
Ainsi  on  ne  l'attaqua  point  dans  les  formes,  si  ce  n'est 
peut-être  dans  des  cahiers  de  collège,  où  il  a  toujours  été 
permis  d'attaquer  tous  les  bons  livres  sans  que  les  au- 

^  Il  accorda  ce  livre  à  l'importunité  de  la  femme  d'un  libraire 
[Roulland ,  ajoute  le  P.  Lrlon;/] ,  qui  lui  avait  autre/bis  fourni 
des  livres.  (M.tnuPCi'it  de  Troyos,  p.  15.) 

-  Nouvelle  édition  en  1701.  Paris,  in- 24,  sous  le  titre  :  Ré- 
flexions. 


36  BiblioOièque  Oratorienne 

leurs  se  croient  obligés  tic  se  défendre  contre  de  pareils 
assauts. 

Tout  ce  que  le  P.  Malebranchc  put  obtenir  alors  fut 
donc  que  ses  amis  lui  rapportèrent  de  vive  voix  les  diffi- 
cultés que  l'on  formait  contre  ses  principes  dans  les  con- 
versations de  Paris  et  dans  les  conférences  des  savants. 
Par  ce  moyen,  il  apprit  ce  que  l'on  trouvait  à  redire  dans 
sa  Recherche  de  ia  venir.  Ordinairement  ce  ne  sont  que  des 
propositions  incidentes,  qui  ne  font  rien  au  système, 
mais  qu'il  est  néanmoins  à  propos  de  retenir  pour  la 
suite  de  l'histoire  :  on  trouvait  donc  à  redire  : 

Dans  k  P'^  livre.  —  1^  Qu'il  eût  admis  d'un  côté  dans 
l'homme  un  principe  actif  de  nos  déterminations,  et  nié 
de  l'autre  (|ue  l'homme  fût  capable  de  se  donner  à  lui- 
même  (|ueli]ue  nouvelle  n)odilication  physique,  réelle, 
positive  :  ce  qui  parait  renfermer  contradiction. 

2*^  Qu'il  eût  dit  que  la  volonté  ne  peut  déterminer 
diversement  l'impression  naturelle  qui  le  porte  vers  le 
bien,  qu'en  commandant  à  l'entendement  de  lui  repré- 
senter quehjue  objet  particulier,  expressions  schola- 
stiques  et  ambiguës. 

3°  Qu'il  eût  dit  (ju'il  ne  faut  pas  s'étonner  si  nous 
n'avons  pas  d'évidence  des  mystères  de  la  foi ,  puisque 
nous  n'en  avons  pas  même  d'idées.  On  voit  biin  qu'il 
parle  des  idées  claires ,  telles  que  sont  les  idées  du  corps 
et  des  figures  géométriques.  Mais  les  criti([ues  ne  ver- 
ront jamais  ce  que  tout  le  monde  voit. 

4"  Qu'il  eût  dit  qu'Adam  n'était  point  porté  à  l'amour 
de  Dieu  et  aux  choses  de  son  devoir  par  des  plaisirs  pré- 
venants, parce  que  la  connaissance  qu'il  avait  de  son 
bien ,  la  joie  qu'il  ressentait  sans  cesse  comme  une  suite 
nécessaire  de  la  vue  de  son  bonheur  en  s'unissantà  Dieu, 
pouvaient  suffire  pour  l'attacher  à  son  devoir,  et  pour  le  . 
faire  agir  avec  plus  de  mérite  que  s'il  eût  été  comme    j 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  37 

déterminé  par  des  plaisirs  prévenants,  c'est-à-dire  de  la 
manière  que  nous  le  sommes  dans  notre  état,  à  cause  des 
plaisirs  prévenants  de  la  concupiscence ,  qui  ont  besoin 
de  contrepoids.  Critiquer  cette  proposition,  n'est-ce  pas 
chicaner  ? 

5°  Qu'il  eût  dit  que  la  délectation  prévenante  est  la 
grâce  de  Jésus- Christ,  comme  s'il  eût  voulu  dire  qu'il 
n'y  a  point  d'autre  grâce  acluelle  que  celle-là  ,  vu  qu'il  y 
en  a  que  Jésus-Christ  ne  nous  a  point  méritées,  ce  qui 
est  une  calomnie  trop  manifeste. 

6°  Qu'il  eût  dit  qu'il  est  très  difficile  de  prouver  qu'il 
y  a  des  corps  ;  il  prétend  même  qu'il  est  impossible  de 
le  démontrer  géométriquement.  Opinion  qui  devait  égale- 
ment choquer  et  les  péripatéticiens  qui  sentent,  et  les 
cartésiens  qui  raisonnent. 

Dans  le  11^  livre.  —  l"  Qu'en  expliquant  la  mémoire  et 
les  habitudes  corporelles ,  il  n'eût  point  parlé  de  la  mé- 
moire ni  des  habitudes  spirituelles  :  comme  si  les  auteurs 
étaient  obligés  de  tout  dire,  et  de  parler  de  ce  qu'on  ne 
peut  savoir  avec  évidence. 

2°  Qu'il  eût  expli(iué  la  transmission  du  péché  originel 
par  la  communication  qui  se  trouve  entre  le  cerveau  de 
la  mère  et  celui  de  son  enfant  :  nouveauté  inconnue  à 
toute  l'antiquité  ;  mais  il  ne  s'agit  que  d'une  explication 
et  non  pas  d'un  dogme  de  foi. 

3'^  Qu'il  eût  décrié  des  auteurs  aussi  fameux  que  Ter- 
tullien,  Sénèqueet  lAIontaigne,  en  les  citant  pour  exemple 
des  imaginations  fortes  et  contagieuses  :  ce  qui  doit  fort 
déplaire  à  nos  orateurs  tant  sacrés  que  profanes,  dont  la 
plupart  ne  persuadent  l'esprit  qu'en  étourdissant  la  rai- 
son comme  Tertullien  ,  ou  en  l'éblouissant  comme  Sé- 
nèque,  ou  en  la  séduisant  comme  Montaigne. 

Dans  le  111°  livre.  —  1°  Qu'il  eût  osé  dire  que  c'est 
Dieu  qui  nous  éclaire,  que  c'est  Dieu  qui  nous  enseigne 
BiBL.  ou.  —  VIII  ^i 


38  Bibliothèque  Oratorienne 

toute  vérité,  et,  par  conséquent,  que  c'est  en  Dieu  seul 
que  nous  voyons  les  idées  de  toutes  les  clioses ,  que  nous 
connaissons  comme  dans  la  raison  universelle,  dont  la 
lumière  partout  présente  rond  tons  les  hommes  raison- 
nables :  erreur  nouvelle  qui  était  une  vérité  fort  ancienne 
du  temps  de  saint  Augustin. 

2°  Qu'il  eût  osé  avancer  que  nous  n'avons  point 
d'idée  claire  de  la  nature  ni  des  modilicalions  de  notre 
âme,  (.'t  <}ue  nous  ne  la  connaissons  que  par  sentiment 
intérieur  :  opinion  diamétralement  opposée  à  celle  de 
M.  Doscartes  et  par  là  une  hérésie  chez  les  cartésiens. 

A°  Qu'il  eût  assuré,  contre  les  usages  reçus  dans  les 
écoles,  que  ce  n'est  point  rendre  raison  des  choses  que 
de  les  expliquer  par  des  termes  de  logique,  par  des 
termes  vagues  et  généraux,  c'est-à-dire  qui  ne  réveil- 
lent dans  les  esprits  aucune  idée  particulière  ni  d'être, 
ni  de  manière  d'être,  tels  que  sont  les  mots  de  nature, 
de  forme,  de  vertu,  de  facultés,  de  pouvoirs,  termes 
scientifiques  qui  ne  sont  clairs  que  parce  qu'ils  sont  fa- 
miliers; c'est  à  quoi  les  péripatéliciens  trouvèrent  fort  à 
redire. 

4"  Qu'il  eût  semblé  faire  entendre,  dans  la  conclusion 
des  trois  premiers  livres,  que  nos  sens  sont  en  toutes 
rencontres  plus  utiles  à  la  conservation  de  la  santé  que 
les  règles  de  la  médecine  ;  que  notre  raison ,  bien  consul- 
tée à  la  lumière  de  l'Evangile,  suffirait  absolument  pour 
nous  instruire  de  nos  devoirs,  sans  que  nous  ayions  fort 
besoin  de  la  lumière  des  autres  hommes  :  d'où  certaines 
personnes  trop  promptes  à  juger  concluaient  sans  façon 
que  le  P.  IMalebranche  regardait  les  médecins  et  les  direc- 
teurs comme  des  gens  assez  inutiles  dans  le  monde. 

Je  ne  trouve  point  qu'on  ait  relevé  aucime  des  proposi- 
tions du  IV"  livre,  où  il  traite  des  inclinations;  du  moins 
on  n'en  dit  rien  à  l'auteur  ;  mais  on  reprit  : 


»  La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  39 

Dmis  le  V^  livre.  —  Qu'il  eût  distingué  l'amour  du  plai- 
sir et  de  la  joie,  comme  si  cela  pouvait  souiTrir  la  moindre 
difficulté  pour  des  esprits  attentifs  ;  mais  il  y  a  des  théo- 
logiens qui,  admettant  la  grâce  efficace  par  elle-même 
dans  un  certain  sens,  auront  toujours  intérêt  de  con- 
fondre ces  trois  choses. 

Dans  le  YP  livre.  —  Qu'il  eût  ôté  aux  causes  secondes 
la  puissance  d'agir  par  une  efficace  propre,  c'est-à-dire 
aux  corps  la  puissance  d'agir  les  uns  sur  les  autres,  et 
aux  esprits  créés  la  puissance  d'agir  sur  les  corps  par 
une  efficace  propre,  pour  la  donner  tout  entière  à  Dieu 
Seul,  comme  la  seule  cause  vérilable  qui  produit  dans 
l'univers  tout  ce  qu'il  y  a  de  réel  et  de  physique. 

Voilà  les  principales  choses  que  l'on  trouvait  à  redire 
dans  la  Recherche  de  la  vérité.  Les  théologiens  et  les  phi- 
losophes ,  les  cartésiens  et  les  péripatéticiens  semblaient 
avoir  conspiré  ensemble  pour  la  critiquer;  néanmoins, 
avec  cette  différence  que  les  cartésiens  parlaient  avec 
beaucoup  de  modération  et  en  honnêtes  gens,  suivant 
leur  méthode  ordinaire  ;  au  lieu  que  les  "péripatéti- 
ciens, irrités  de  voir  tous  leurs  mystères  exposés  à 
la  risée  publique,  ne  gai-daient  aucune  mesure  dans 
leurs  ^  déclamations ,  aussi  suivant  leurs  anciennes 
coutumes.  Le  P.  Malebranche  en  ayant  été  informé 
par  ses  amis  tâcha  de  satisfaire  à  tout  le  monde  par  des 
Éclaircissements^  :  la  méthode  qu'il  y  observe,  c'est  de 
les  appeler  tous  au  tribunal  de  la  raison  universelle 
pour  s'instruire,  et  à  celui  de  l'équité  naturelle  pour 
lui  faire  justice,  en  ne  lui  prêtant  point  des  pensées  qu'il 
n'eut  jamais.  En  un  mot,  il  y  explique  ses  sentiments 
avec  une  telle  clarté ,  qu'ordinairement  il  n'est  pas  pos- 

*  Ces  Éclaircissements  forment  le  troisième  volume  de  la  Re- 
clierclie ,  et  dans  quelques  éditions  le  quatrième. 


AQ  Bibliothèque  Oratorienne 

sible  de  les  entendre  sans  les  embrasser.  Je  n'en  dirai 
point  davantage,  parce  que  nous  aurons  occasion  d'éclair- 
cir  ailleurs  d'une  manière  moins  ennuyeuse  toutes  les 
opinions  critiquées  du  l\  Malebranche  qui  ont  besoin 
d'éclaircissements.  J'ajoute  seulement  une  chose,  que  ses 
explications  eurent  dans  le  monde  autant  de  succès  que 
son  livre  lui-même,  et  qu'elles  servirent  beaucoup  à  faire 
de  nouvelles  conquêtes  à  la  vraie  philosophie. 


CHAPITRE    III 


Le  P.  de  Valois  publie  les  Sentiments  de  M.  Descartes  touchant 
l'essence  et  la  propriété,  des  corps  opposés  à  ceux  de  l'Église 
(1680).  —  Ses  calomnies  contre  Malebranche  et  les  cartésiens. 
—  Le  P.  Malebranche  hésite  à  lui  répondre.  —  Il  le  fait  par 
deux  petits  traités.  —  Analyse  de  ces  traités.  —  Lettre  de  Ma- 
lebranche àBasnage.  —  Il  publie  sa  Défense  (16S2). 


Le  pédantisme  était  au  désespoir.  Il  y  voyait  son  règne 
s'affaiblir  de  jour  en  jour ,  même  dans  les  collèges  ;  l'ob- 
scurité mystérieuse  de  son  langage,  qui  autrefois  le  faisait 
admirer,  commençait  à  le  rendre  méprisable  ;  son  air 
grave  et  ses  manières  décisives,  dont  il  avait  coutume  de 
se  parer  pour  imposer  aux  ignorants,  n'était  plus  qu'un 
masque  ridicule  qui  ne  trompait  plus  personne.  Enfin, 
chassé  de  toutes  les  compagnies  sensées,  il  n'osait  plus 
se  montrer  que  sur  les  bancs  ;  et  encore  y  trouvait-il 
quelquefois  bien  des  contradictions  de  la  part  de  certains 
esprits  audacieux,  qui  le  venaient  insulter  jusque  sur 
son  trône.  C'était  M.  Descartes  qui  lui  avait  donné  le 
premier  coup,  dont  il  avait  été  ébranlé.  Mais  celui  que 
venait  de  lui  porter  le  P.  Malebranche  l'avait  atterré.  Il 
résolut  de  se  venger  de  l'un  et  de  l'autre.  Mais  la  difficulté 
était  de  leur  opposer  un  adversaire  assez  hardi  pour  les 
attaquer,  assez  fort  pour  leur  résister,  et  qui,  par  son 
esprit  ou  par  le  crédit  de  ses  consorts,  fût  assez  bien 


i'i  Bibliothèque  Oratorienne 

soutenu  pour...  entreprendre  une  guerre  où  tant  d'autres 
avaient  déjà  succombée 

Le  P.  Louis  le  Valois,  jésuite  ',  qui  fut  depuis  confes- 
seur des  trois  fils  de  France,  les  ducs  de  Bourgogne, 
d'Anjou  et  de  Perry',  crut  avoir  tous  ces  avantages,  et 
il  faut  tomber  d'accord  qu'il  en  avait  du  moins  une 
partio.  C'était  un  bomme  bardi ,  cbaud  ,  entreprenant,  qui 
ne  manquait  point  d'esprit,  ni  même  d'une  certaine  éru- 
dition, et  qui  était  d'un  corps  illustre,  capable  de  le  sou- 
tenir dans  toutes  ses  entreprises.  Mais  il  faut  le  laisser 
lui-même  achever  son  caractère  par  sa  conduite,  afin 
qu'on  ne  m'accuse  pas  de  lui  prêter  quelque  trait  pour 
le  rendre  odieux. 

Étrangement  prévenu  en  faveur  des  opinions  schola- 
stiques,  où  il  avait  été  nourri  dès  son  enfance,  et  contre 
les  sentiments  de  M.  Descartes  dont  on  lui  avait  fait  un 
monstre  dans  sa  compagnie,  le  père  le  Valois*  entre- 
prend do  le  combattre,  ou  plutôt  de  l'anéantir  avec  tous 
les  cartésiens.  Pour  réussir  dans  ce  dessein  que  fait-il? 
Attaquer  ces  messieurs  du  côte  de  la  raison ,  cela  eût  été 
trop  dangereux  :  il  les  prend  du  côté  de  la  foi,  et,  parce 
qu'ils  étaient  inébranlables  dans  la  créance  des  dogmes 
qui  sont  véritablement  décidés,  il  s'appliqua  à  tirer  de 
leurs  principes  des  conséquences  erronées,  pour  les 
rendre  suspects   d'hérésie    malgré    qu'ils  en  aient.  Ce 


1  Exagération.  (P.  Lelong.) 

2  Les  Jésuites  sont  assez  connus  dans  le  monde  pour  qu'il  soit 
besoin  d'en  faire  le  caractère;  je  dirai  seulement  que,  pour  en 
avoir  une  juste  idée,  il  ne  faut  croire  ni  tout  le  mal  qu'on  en  dit , 
ni  tout  le  bien  qu'ils  en  pensent. 

3  Les  trois  arrière-petits-fils  de  Louis  XIV.  —  Il  y  a  dans  le 
manuscrit  hrioispour  Anjou. 

*  Né  à  Melun,  en  décembre  1639,  professeur  de  philosophie  à 
Caen,  tt  depuis  père  des  retraites.  Il  mourut  à  Paris ,  le  12  sep- 
tembre 1700,  supérieur  de  la  maison  professe. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  43 

n'est  pas  loTit  :  il  clioisil  pour  le  fond  de  son  livre  la 
matière  la  plus  propre  à  révolter  tous  les  bons  catho- 
liques. C'est  la  présence  réelle  et  corporelle  de  Notre- 
Seigneur  dans  la  sainte  Eucharistie.  Je  mets  en  fait, 
qu'il  n'y  a  pas  un  seul  cartésien  dans  l'Eglise  romaine, 
qui  ne  soit  prêt  de  donner  tout  son  sang  pour  défendre 
les  vérités  que  le  concile  de  Trente  a  définies  sur  cette 
matière.  Il  tire  hardiment  des  canons  du  saint  concile 
de  Trente,  qu'il  explique  à  sa  façon,  de  prétendues  con- 
clusions théologiques,  dont  il  nous  fait  un  nouveau  for- 
mulaire que  nous  devons  indispensablement  signer,  si 
nous  voulons  être  orthodoxes.  C'est  la  décision  de  ce 
grand  casuiste,  un  peu  trop  sévère  pour  un  jésuite.  Et 
pour  effrayer  davantage  les  ignorants  et  les  simples, 
dont  il  semble  vouloir  former  un  parti  contre  tout  ce  qu'il 
appelle  cartésiens,  il  intitule  son  livre  :  Sentiments  de 
M.  Descartes,  touehant  l'essence  et  les  propriétés  du  corps, 
opposés  à  la  doctrine  de  l'Église  et  conformes  aux  erreurs  de 
Calvin  sur  le  sujet  de  l'Eucharistie  ^ .  Il  dédie  ce  bel  ouvrage 
à  tous  les  archevêques  et  évêques  de  France,  en  leur 
disant  d'un  ton  de  maître  :  «  Messeigneurs,  je  cite  devant 
vous  M.  Descartes  et  ses  plus  fameux  sectateurs  :  je  les 
accuse  d'être  d'accord  avec  Calvin  et  les  calvinistes  sur 
des  principes  de  philosophie  contraires  à  la  doctrine  de 
l'Eglise;  c'est  à  vous,  Messeigneurs,  à  en  juger.  »  Ce 
qu'il  leur  prouve  fort  doctement  par  l'autorité  de  l'Ecri- 
ture, des  Pères  et  des  conciles.  Après  quoi  il  les  exhorte  à 
prononcer  leur  jugement  définitif  contre  M.  Descartes  et  les 
cartésiens,  à  nous  marquer  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  mau- 
vais dans  leur  philosophie,  à  ne  K's  point  épargner,  sous 
prétexte  de  les  retenir  dans  l'Eglise,  les  assurant,  au  reste, 
qu'ilsnehasardaientrien,qucle Saint-Siège  ne  manquerait 

i  L'ouvrage  parut  en  1680,  à  Paris. 


44  Bibliothèq\ie  Oratorienne 

pas  d'approuver  leurs  décisions,  que  le  roi  les  soutien- 
drait; que  tous  les  théologiens  catholiques  les  en  conju- 
raient ,  que  c'était  le  vœu  commun  de  toute  la  France , 
qui,  sans  cela,  ne  pouvait  s'empêcher  de  craindre  quel- 
que désordre  dans  l'Etat.  Cela  s'appelle  parler  en  jésuite, 
qui  se  croit  soutenu  de  l'autorité  du  roi.  «  Mais  avant  que 
vous  prononciez,  Messieurs,  dit- il  en  concluant,  ayez  la 
bonté  de  lire  la  dissertation  que  je  vous  présente.  Elle  vous 
fournira  toutes  les  informations  nécessaires;  et,  si  vous 
y  trouvez  peu  de  politesse,  j'espère  que  vous  n'y  remar- 
querez point  de  passion.  »  Il  faut  qu'il  n'eût  guère  bonne 
opinion  de  la  pénétration  de  nos  prélats,  car  la  passion 
paraît  partout  dans  son  livre;  mais,  en  récompense,  il 
en  avait  assez  de  celle  de  ses  lecteurs,  car  dans  l'avertis- 
sement qui  suit  son  épître  exhortatoire,  il  leur  fait  une 
espèce  d'excuse  de  ce  qu'il  a  peut-être  parlé  avec  trop  de 
chaleur. 

Je  viens  au  (  orps  de  son  ouvrage.  Il  est  divisé  en  trois 
parties  :  dans  la  première,  il  emploie  quatre-vingt-dix- 
huit  pages,  pour  prouver  que  M.  Descaries  enseigne  que 
l'essence  du  corps  consiste  dans  l'étendue,  comme  si  per- 
sonne en  pouvait  douter.  Dans  la  seconde ,  il  oppose  la 
doctrine  de  M.  Descartes  sur  l'essence  de  la  matière  à  la 
doctrine  du  saint  concile  de  Trente  qui,  évidemment, 
n'en  dit  pas  un  seul  mot,  et  qui  même  semble  avoir 
affecté  de  substituer  partout  le  terme  d'espèce  ou  d'appa- 
rence au  lieu  de  celui  d'accidents,  pour  ne  point  con- 
fondre ce  qui  est  de  foi  avec  ce  qui  ne  peut  être  tout  au 
plus  qu'une  simple  conclusion  théologique  bien  ou  mal 
t'.rée  ;  dans  la  troisième,  il  compare  la  même  doclrine  de 
M.  Descartes  avec  celle  de  Calvin  sur  la  nature  du  corps; 
d'où  il  conclut,  que  ces  deux  auteurs,  qu'un  catholique 
devait  rougir  de  mettre  en  parallèle,  sont  donc  aussi 
d'accord  sur  le  fond  du  mystère  de  la  divine  Eucharistie. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  45 

Il  me  serait  aisé  de  justifier  la  foi  de  M.  Descartes 
contre  des  accusations  si  visiblement  calomnieuses;  mais, 
pour  me  renfermer  dans  mon  sujet,  je  me  borne  au  récit 
de  ce  qui  regarde  le  P.  Malebranche,  dans  le  livre  de  ce 
hardi  jésuite  ;  et,  afin  d'ôter  le  scandale  qui  en  pourrait 
naître,  je  vais  d'abord  découvrir  les  ressorts  secrets  qui 
ont  pu  lui  faire  croire  qu'il  n'agissait  que  par  le  mou- 
vement d'un  saint  zèle. 

On  sait  assez  l'aversion  que  les  jésuites  ont  pour  les 
jansénistes,  et  d'ailleurs  il  est  certain  que  les  premiers 
jansénistes  de  France,  les  Arnauld,  les  Nicole,  etc., 
furent  aussi  des  premiers  à  se  déclarer  pour  la  philoso- 
phie de  M.  Descartes.  Ces  deux  idées  de  janséniste  et  de 
cartésien  sont  donc  entrées  en  même  temps  dans  l'esprit 
des  Pères  jésuites,  et  s'y  étaient  tellement  fortifiées,  que 
l'une  ne  se  réveillait  presque  jamais  sans  l'autre.  Il  n'est 
que  trop  visible  que  cela  suffit  à  la  passion ,  pour  con- 
clure que  tous  les  cartésiens  sont  jansénistes.  Le  P.  Ma- 
lebranche est  le  plus  fameux  des  cartésiens,  il  ne  peut 
donc  manquer  d'être  janséniste.  Ajoutez  que  le  P.  Male- 
branche est  prêtre  de  l'Oratoire.  Or  les  prêtres  de  l'Ora- 
toire sont  jansénistes  :  c'est  un  axiome  chez  les  bons 
Pères  ;  le  P.  Malebranche  est  donc  janséniste.  Enfin 
M.  Arnauld  en  veut  à  notre  théologie;  le  P.  Malebranche, 
attaquant  notre  maître  Aristote,  en  veut  évidemment  à 
notre  philosophie.  Ils  ont  donc  conspiré  ensemble  pour 
nous  détruire.  Le  P.  Malebranche  est  donc  janséniste. 
Il  ne  faut  donc  point  le  ménager  non  plus  que  les  autres. 
On  a  beau  se  récrier  contre  les  jésuites  :  ces  raisonne- 
ments sont  naturels  dans  la  disposition  d'esprit  où  ils  se 
trouvent  ordinairement.  C'est  tout  ce  que  je  puis  faire 
pour  justifier  les  emportements  du  P.  le  Valois,  à  la 
faveur  d'une  ignorance  invincible.  En  voici  quelques 
traits  : 


46  Bibliothèque  Oratorienne 

Il  accuse  le  P.  Malebranche  d'avoir  une  philosophie 
hérétique,  et  une  théologie  extravagante  et  même  très 
pernicieuse.  Une  philosophie  hérétique,  parce  qu'il  sou- 
tient qu'il  est  de  l'essence  du  corps  d'avoir  quelque 
étendue.  La  preuve  n'est-elle  pas  bien  forte?  Une  théo- 
logie extravagante  et  même  très  pernicieuse  :  pour  le 
prouver,  le  P.  le  Valois  fait  un  écart  dans  lequel,  s'aban- 
donnant  au  feu  de  sa  rhétorique,  il  demande  avec  beau- 
coup de  chaleur  si  ce  n'est  pas  une  pernicieuse  doctrine 
que  d'enseigner  comme  le  P.  Malebranche,  dans  sa 
RcrJierche  de  la  vérité  :  1"  que  le  péché  originel  n'est  autre 
chose  dans  les  enfants  que  le  règne  ou  la  victoire  de  la 
concupiscence,  la  concupiscence  rien  autre  chose  que 
l'effort  naturel  que  les  traces  du  cerveau  font  sur  l'es- 
prit pour  s'attacher  aux  objets  sensibles  ;  2"  que  les 
objets  matériels  n'envoient  point  d'espèces  qui  leur  res- 
semblent; 3°  qu'il  n'y  a  que  Dieu  assez  puissant  pour 
agir  en  nous,  et  pour  nous  faire  sentir  le  plaisir  et  la 
douleur  ;  4°  que  c'est  faire  une  injustice  à  Dieu  que  de 
produire. dans  son  corps  des  mouvements  qui  l'obligent, 
en  conséquence  de  sa  première  volonté,  c'est-à-dire  des 
lois  générales  de  la  nature,  à  nous  faire  sentir  du  plaisir 
lorsque  nous  n'en  méritons  pas;  5"  enfin  que  Dieu  pu- 
nira, par  des  douleurs  qui  ne  finiront  jamais,  les  in- 
justes plaisirs  des  voluptueux. 

Dans  ces  deux  derniers  articles  de  la  théologie  perni- 
cieuse du  P.  Malebranche,  le  P.  le  Valois,  suivant  les 
règles  d'une  logique  toute  particulière,  conclut  une  hé- 
résie formelle  dans  la  morale  :  C'est,  dit-il  en  propres 
termes,  que  tous  les  plaisirs  que  reçoit  un  homme  en 
péché  mortel,  sont  donc  autant  de  péchés:  péché  s'il 
mange,  péché  s'il  regarde  une  fleur,  péché  s'il  lit  un  bon 
livre,  péché  s'il  va  au  sermon  et  qu'il  y  trouve  du  plaisir. 
Toutes  ces  conséquences  ne  sont-elles  pas  manifestement 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  47 

conteiuics  dans  ce  principe  :  qu'il  ne  faut  point,  abuser 
du  pouvoir  que  nous  avons  dans  cette  vie,  en  nous  procu- 
rant des  plaisirs  qui  ofTensent  Dieu,  et  qui  nous  dérè- 
glent? Il  est  manifeste  que  c'est  là  le  premier  et  l'unique 
sens  que  présentent  les  paroles  du  P.  Malebranche. 

Après  cette  belle  digression,  le  P.  le  Valois  revient 
enfin  à  son  sujet,  et  se  donne  beaucoup  de  mouvement 
pour  montrer  que  le  Père  de  l'Oratoire  est  hérétique  sur 
le  mystère  de  l'Eucharistie  :  sa  preuve  est  digne  de  re- 
marque. Le  P.  Malebranche  avait  dit  deux  choses  : 

1°  Que  son  opinion  sur  la  nature  de  la  matière  était 
sans  doute  fausse,  si  elle  était  contraire  à  la  foi  de  la  pré- 
sence réelle  de  Jésus- Christ  dans  le  sacrement  de  nos 
autels. 

2"  Que  les  manières  dont  on  explique  les  dogmes  de  la 
foi ,  n'étant  point  de  foi ,  on  peut  croire  les  dogmes ,  non 
seulement  sans  admettre  les  explications  que  les  théolo- 
giens de  l'école  ont  coutume  d'en  apporter  chacun  à  sa 
façon,  mais  encore  sans  comprendre  qu'on  en  puisse 
jamais  trouver  qui  soient  capables  de  dissiper  entière- 
ment les  ténèbres  de  l'esprit  humain.  Rien  de  plus  catho- 
lique, rien  de  plus  sensé  au  jugement  de  toutes  les  per- 
sonnes équitables.  Cependant  le  P.  le  Valois  trouve  dans 
cette  vérité  incontestable  le  principe  de  l'hérésie  calvi- 
nienne,  et  voici,  en  deux  mots,  son  raisonnement.  On  le 
lira,  si  on  le  peut,  sans  indignation. 

Calvin  dit  que  Notre- Seigneur  a  bien  parlé  distincte- 
ment de  la  présence  de  son  corps  et  de  son  sang  dans  la 
cène,  mais  qu'il  n'a  point  déterminé  la  manière  de  cette 
présence,  c'est-à-dire,  comme  il  s'en  déclare,  s'il  y  est 
réellement  ou  en  figure.  Le  P.  Malebranche  dit  aussi 
que  l'Eglise  a  bien  décidé  la  présence  réelle  du  corps  et 
du  sang  de  Jésus-Christ  dans  l'Eucharistie,  mais  qu'elle 
n'a  rien  déterminé  sui  la  manière  de  cette  réalité,  c'est- 


48  Bibliothèque  Oralorienne 

à-dire  si  le  corps  de  Jésus-Christ  y  est  sans  aucune  éten- 
due ou  avec  quelque  étendue.  Donc  le  P.  Malebranche  et 
Calvin  sont  d'accord  ensemble  sur  le  fond  du  mystère  de 
l'Eucharistie.  Peut-on  sans  frémir  voir  faire  à  un  saint 
prêtre  un  pareil  outrage,  sur  un  pareil  fondement!  Est-ce 
donc  la  même  chose  de  dire  que  le  corps  de  Jésus -Christ 
n'est  qu'en  figure  dans  l'Eucharistie  et  de  dire  qu'il  y  est 
réellement,  mais  qu'il  n'y  est  pas,  comme  le  prétendent 
quelques  théologiens  scholastiques,  sans  aucune  étendue. 
En  vérité,  quand  on  voit  les  auteurs  jésuites  raisonner  de 
cette  sorte  contre  ceux  qui  n'ont  pas  la  complaisance 
d'entrer  aveuglément  dans  toutes  leurs  opinions ,  je  n'o- 
serais dire  ce  qu'on  est  tenté  de  croire.  Mais  nous  ne 
sommes  pas  encore  à  la  fin  des  calomnies  du  P.  le  Valois. 
Voici  un  fait  qui  surprendra  peut-être  davantage  que  tout 
ce  que  j'ai  rapporté,  uniquement  par  la  nécessité  indis- 
pensable d'une  juste  défense. 

En  1679,  il  y  avait  quelques  années  que  cet  auteur 
avait  achevé  son  livre  contre  M.  Descartes  et  ses  disciples, 
mais  depuis  ce  temps-là,  dit-il  lui-même,  la  Providence 
l'avait  occupé  à  tant  d'autres  choses,  qu'il  n'avait  eu  ni 
le  loisir  de  lire  ce  que  les  cartésiens  auraient  pu  faire  dans 
cet  intervalle,  ni  même  la  pensée  de   s'informer  s'ils 
avaient  fait  quelque  chose.  Après  cela,  il  faut  s'attendre 
de  sa  part  à  une  grande  exactitude.  Cependant,  je  ne  sais 
par  quel  hasard,  il  lui  tomba  entre  les  mains  une  troi- 
sième édition  de  la  Recherche  de  la  vérité  en  1677.  Il  la 
lut  ;  et  il  s'imagina  si  fortement  que  le  P.  Malebranche 
y  retractait  une  erreur  qu'il    lui   reprochait   dans  son 
livre,  que  la  délicatesse  de  sa  conscience  en  fut  blessée. 
Néanmoins  il  ne  se  crut  pas  obligé  de  la  retrancher  du 
corps  de  son  ouvrage.   Il  se  contenta  de  lui  en  faire , 
comme  il  parle,  une  espèce  de  réparation  dans  un  aver- 
tissement au  lecteur.  On  ne  sera  point  fâché  de  la  voir 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  49 

ici  tout  entière,  car  elle  est  d'un  genre  tout  à  fait  singu- 
lier :  «  Il  est  vrai,  dit -il,  que  l'auteur  de  la  Recherche  de 
la  vérité  retracte,  dans  cette  troisième  édition,  une  erreur 
qu'il  avait  laissé  glisser  dans  la  première  sur  le  sujet  du 
péché  originel ,  et  que  je  lui  reproche  dans  le  chapitre  V 
de  la  première  partie  de  mon  livre.  Mais  il  est  si  vrai 
qu'il  est  ou  peu  savant  en  théologie  ou  fort  téméraire, 
qu'il  n'a  pu  se  dédire  de  cette  erreur  sans  en   avancer 
deux    autres.    N'est-ce   pas    une  erreur    de   dire  qu'il 
est  absolument  impossible   qu'un  enfant  naisse  d'une 
mère  pécheresse  ou  pénitente,   qu'il  ne  naisse  en  pé- 
ché? N'est-ce  pas  encore  une  autre  erreur  de  soutenir 
que  l'âme  d'un  enfant  est  délivrée  dans  le  baptême  pour 
quelque  temps  de  la  domination  du  corps,  et  qu'elle  fait 
alors  un  acte  libre  d'amour  de  Dieu ,  sans  lequel  elle  ne 
pourrait  être  justifiée.  »  Il  n'y  a  pas  un  seul  mot  de  vé- 
rité dans  tout  ce  discours.  Il  est  faux  que  l'opinion  du 
P.  Malebranche  sur  le  péché  originel  soit  une  erreur, 
puisqu'on  enseigne  ordinairement  dans  les  écoles ,  après 
saint  Augustin,  qu'il  a  suivi  avec  le  Maître  des  sentences, 
que  le  règne  ou  la  victoire  de  la  concupiscence  est  ce 
qu'on  appelle  péché  originel  dans  les  enfants ,  et  péché 
actuel  dans  les  hommes  libres.  II  est  encore  plus  faux 
qu'il  ait  retracté  cette  opinion  ni  dans  l'édition  citée  ni 
dans  aucune  autre.  Il  est  faux  qu'il  ait  jamais  avancé 
qu'il  est  impossible  qu'un  enfant  naisse  d'une  mère  pé- 
cheresse ou  pénitente ,  qu'il   ne  naisse  pécheur.  Il  a  dit 
seulement  que,  selon  l'ordre  établi  de  la  nature,  cela  est 
nécessaire,  ce  qui  est  de  foi.  Enfin  il  est  faux  qu'il  ait 
osé  dire  que,  sans  un  acte  libre  d'amour  de  Dieu,  les 
enfants  ne  pouvaient  être  justifiés  dans  le  baptême.  Il  a 
proposé   les  deux   moyens  dont  ils  le  pouvaient   être, 
comme  vraisemblables,  en  donnant  une  alternative  qui  se 
trouve  même  dans  le  passage  rapporté  par  le  P.  le  Valois. 


50  Bibliothèque  Oratorienne 

Je  laisse  les  rétlexions  qu'il  y  aurait  à  faire  sur  un 
procédé  si  énornîo,  pour  reprendre  le  fil  de  ma  narra- 
tion. Le  livre  du  P.  le  Valois  parut  sous  le  nom  em- 
prunté de  Louis  de  la  Ville  ^  ;  car  quelque  hardi  que  fût 
ce  jésuite,  il  n'osa  y  mettre  le  sien.  Tout  Paris  en  fut 
ému,  chacun  selon  la  disposition  de  son  cœur.  Les  uns 
criaient  à  l'hérésie,  et  les  autres  à  la  calomnie.  Le  peuple 
crédule,  qui  ne  lit  d'ordinaire  que  les  titres  des  ouvrages 
qu'il  voit  affichés  aux  coins  des  rues,  se  croyait  encore 
environné  de  calvinistes  d'autant  plus  dangereux  qu'il 
ne  les  connaissait  pas.  Ceux  qui  lisent  les  livres,  mais 
avec  trop  de  confiance  sur  la  bonne  foi  des  auteurs  ou 
avec  trop  peu  d'attention  pour  en  découvrir  les  faux  rai- 
sonnements, se  laissaient  abattre  et  prosterner  par  les 
manières  décisives  du  sieur  de  la  Ville.  Mais  ceux  qui 
examinent  les  choses  de  près,  qui,  dans  les  combats 
d'esprit,  se  font  une  loi  de  comparer  les  faits  et  les 
preuves  avant  que  de  porter  leur  jugement,  étaient  éga- 
lement frappés  d'étonnement  et  d'indignation.  Leur 
étonnement  était  de  voir  un  homme  masqué,  sans  com- 
mission et  sans  aveu,  qui  osait  paraître  en  public  au 
nom  de  tous  les  théologiens  catholiques  pour  demander 
à  tous  les  prélats  de  France  la  condamnation  d'une  héré- 
sie imaginaire;  et  leur  indignation  de  voir  les  calomnies 
sortir  en  foule  de  sa  bouche  pour  accabler  tant  de  per- 
sonnes de  mérite  reconnues  pour  honnêtes-  gens.  Les 
Pères  jésuites  me  permettront  d'appeler  ainsi  ceux  qui 
admettent  sans  exception  tous  les  articles  de  foi  décidés 
par  l'Eglise,  et  qui  ne  veulent  faire  schisme  avec  nul 
homme  (|ui  les  admet,  quelque  opinion  (ju'il  ait  d'ail- 
leurs. Si  les  personnes  indifférentes  furent  si  indignées 
de  cette  atroce  accusation  du  sieur  de  la  Ville  contre  ces 

1  Voir  le  journal  de  Trévoux,  décembre  1706. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  51 

bons  philosophes ,  on  peut  bien  juger  que  les  personnes 
intéressés,  je  veux  dire  les  cartésiens,  n'étaient  point 
sans  agitation.  Ils  étaient  outrés  ;  et  ils  l'étaient  à  un 
point,  que  l'on  voyait  assez  que  leur  religion  leur  était, 
comme  elle  devait  l'être,  intiniment  plus  chère  que  leur 
philosophie.  Ce  n'est  pas  qu'ils  appréhendassent  rien  de 
la  part  de  nos  prélats,  dont  le  plus  grand  nombre  était 
trop  éclairé  pour  ne  point  apercevoir  que  tout  ce  fracas 
n'était  qu'un  jeu  de  passion ,  où  l'on  s'efforce  de  venger 
Aristote  aux  dépens  de  M.  Descartes.  Mais  ils  sentaient 
bien  qu'ils  avaient  beaucoup  à  craindre  de  la  crédulité 
des  peuples  qui  suivent  toujours  aveuglément  l'impres- 
sion que  leur  donnent  ceux  qui  ont  l'apparence  de  la 
piété,  qui  se  piquent  de  sincérité,  et  qui,  en  effet,  ne 
sont  établis  dans  l'Eglise  que  pour  les  instruire  de  la 
vérité. 

Le  P.  Malebranche  n'était  point  sans  émotion ,  il  sen- 
tit l'outrage  qu'on  lui  faisait,  en  répandant  des  soupçons 
téméraires  sur  la  purett^de  sa  foi,  surtout  dans  un  siècle 
où  l'on  était  si  porté  à  mal  penser  de  son  prochain  en 
cette  matière ^  Il  en  était  d'autant  plus  offensé,  que 
tous  ses  livres  ne  respiraient  que  soumission  à  l'Evan- 
gîle,  que  docilité  à  l'Eglise ,  et  qu'il  faut  s'aveugler,  mais 
d'un  aveuglement  exécrable,  parce  qu'il  ne  peut  être  que 
volontaire,  pour  ne  point  voir  qu'il  n'y  a  qu'un  catho- 
lique romain  qui  puisse  parler  comme  il  fait  sur  tous 
les  points  controversés...  Mais  ce  qui  le  rendait  plus 
sensible  à  l'accusation  du  sieur  de  la  Ville,  c'est  qu'il 
savait  mieux  que  personne  quelle  est  la  force  des  préjugés 

^  Cea  trois  derniers  mots ,  en  cette  matière  ,  manquent  dans  la 
copie  (Mss.  de  Troyes)  communiquée  au  P.  Lelonçj.  Aussi  celui- 
ci  trouvait-il  la  réflexion  bonne  à  supprimer.  Ce  qu'il  n'eiît  pro- 
hahlement  pas  dit  de  la  réflexion  rendue  moins  générale  et  de- 
venue tout  à  fait  vraie. 


52  Bibliothèque  Oratorienne 

populaires,  et  que  la  plus  évidente  apologie  n'en  efface 
presque  jamais  toutes  les  mauvaises  impressions  :  la 
raison  n'en  est  pas  difficile  à  trouver. 

Les  amis  du  P.  Malebranche  étaient  encore  plus  ani- 
més que  lui,  et  la  plupart  voulaient  qu'aussitôt  il  mît  la 
main  à  la  plume  pour  empêcher  la  calomnie  de  se  ré- 
pandre. Ils  lui  disaient  que  l'auteur  de  cette  calomnie 
l'ayant  mis  au  nombre  des  cartésiens  accusés,  il  devait 
prendre  part  à  leur  querelle.  Qu'il  était  manifeste  qu'on 
lui  en  voulait  plus  qu'à  aucun  autre  de  ces  philosophes  ; 
qu'on  avait  tâché  de  rendre  ses  principes  ridicules  ; 
qu'on  lui  avait  même  imputé  des  hérésies  particulières. 
Et  enfin  que  s'il  avait  assez  de  patience  pour  souffrir 
qu'on  le  traitât  impunément  d'une  manière  si  outra- 
geante, c'était  une  lâcheté  criminelle  d'abandonner  la 
cause  de  la  vérité,  et  de  laisser  prendre  aux  ennemis  de 
la  foi  les  avantages  que  le  sieur  de  la  Ville  ne  rougissait 
point  de  leur  accorder. 

Le  P.  Malebranche  trouvait  ces  raisons  fort  solides, 
mais  il  en  avait  d'autres  pour  ne  se  point  presser.  Il 
avait  protesté  qu'il  ne  répondrait  pas  à  ceux  qui  l'atta- 
queraient sans  l'entendre.  Comme  Louis  de  la  Ville  n'est 
pas  fort  délicat  sur  la  bonne  foi ,  il  espérait  de  l'équité  du 
public  que  son  livre  ferait  plus  de  bruit  et  d'éclat,  que 
de  tort  à  la  vérité.  D'ailleurs  il  voyait  les  esprits  de  part 
et  d'autre  dans  une  trop  grande  agitation.  Il  se  sentait 
lui-même  trop  ému,  et  il  craignait  que,  s'il  écrivait  dans 
ce  premier  mouvement,  il  ne  lui  échappât  quelque  trait 
qui  blessât  trop  son  ennemi ,  et  qui  le  rendît  irréconciliable. 
Il  prit  donc  le  parti  d'attendre  que  les  esprits,  devenus 
plus  calmes,  fussent  en  état  de  l'écouter  avec  la  tranquil- 
lité nécessaire  pour  porter  un  jugement  équitable  ^ 

1  Les  philosophes  gassendistes  ne  furent  point  si  patients. 
Comme  ils  mettent  l'essence  de  la  matière  dans  la  solidité  ou 


La  Vie  du  R.  P.  M alebranche  53 

Cependant,  pour  les  mettre  dans  cette  favorable  situa- 
tion,  il  composa  deux  petits  écrits,  qu'il  laissa  courir 
anonymes.  Le  premier  est  une  lettre  supposée  d'un  de 
ses  amis  où,  par  la  fâcheuse  nécessité  d'une  juste  défense, 
il  fait  en  peu  de  mots  le  portrait  du  sieur  de  la  Ville,  de 
manière,  toutefois,  que  s'il  est  désavantageux,  cet  au- 
teur n'a  droit  de  s'en  prendre  qu'à  lui-même,  car  le 
P.  Malebranche  ne    découvre   que    les   traits   les   plus 
visibles  qui  paraissent  dans  chaque  partie  de  son  ouvrage: 
son  insolence  dans  son  épître  dédicatoire  à  tous  les  prélats 
du  royaume,  où,  s'imaginant  avoir  le  mot  du  pape,  le 
secret  du  roi ,  l'aveu  de  tous  les  théologiens  catholiques, 
l'approbation  de  toute  la  France ,  il    les  exhorte  à  con- 
damner son  fantôme  d'hérésie  sur  les  seules  informations 
qu'il  a  l'honneur  de  leur   présenter;    sa  mauvaise  foi 
dans  son   avertissement  au  lecteur,  composé  en  appa- 
rence pour  faire  au  P.  Malebranche  une  espèce  de  répa- 
ration, et,   en   effet,    pour  lui    faire   le   plus    sanglant 
outrage  en    lui  attribuant  la   rétractation   d'une  vérité 

impénétrabilité  de  ses  parties,  d'où  suit  nécessairement  l'étendue, 
le  sieur  de  la  Ville  leur  avait  aussi  intenté  un  procès  d'hérésie. 
Le  célèbre  voyageur  M.  Dernier  (célèbre  médecin,  natif  d'An- 
gers, voyagea  dans  les  Indes  et  fut  médecin  du  grand  Mogol.  11 
donna  une  relation  de  ses  voyages  estimée,  et  un  judicieux  abrégé 
de  la  philosophie  de  Gassendi  dont  il  était  zélé  défenseur.  Mort 
à  Paris  en  1C68),  qui  était  alors  leur  chef,  craignant  de  voir 
fondre  sur  eux  les  anathèmes  de  l'Église,  entreprit  au  plus  tôt  de  la 
défendre...  Mais  ce  fut  un  peu  aux  dépens  des  cartésiens  qu'il 
abandonnerait  volontiers  aux  censures,  pourvu  qu'on  épargnât 
lesgassendistes.  Car  il  tâcha  de  faire  diversion  en  faisant  tourner 
la  tète  au  sieur  de  la  Ville  contre  d'autres  opinions  de  M.  Des- 
cartes. Je  suis  obligé  d'avertir  que  dans  les  accusations  du  gas- 
sendiste ,  il  y  a  une  ignorance  et  même  une  stupidité  fort  gros- 
sière. Car  je  ne  veux  pas  excuser  les  défauts  de  son  esprit  au 
dépens  de  sa  bonne  foi.  Son  écrit  est  intitulé  :  Éclaircissements 
sur  le  livre  de  M.  de  la  Ville.  Bayle  en  parle,  mars  1684  ,  dans 
les  Nouvelles  de  la  république  des  lettres.  Voir  aussi  Œuvres 
d'Arnauld,  l.  XX.\Vlli^ 


54  Bibliothèque  Oratorienne 

quil  a  toujours  crue  très  catholique,  et  deux  erreurs 
grossière-;,  non  seulement  auxquelles  il  ne  pensa  jamais, 
mais  dont  le  contraire  se  trouve  manifestement  dans  le 
passage  même  que  transcrit  Louis  de  la  Ville  ;  sa  témé- 
rité dans  tout  le  corps  de  son  livre,  où,  au  lieu  de  s'en 
tenir  précisément  aux  articles  de  foi  décidés  par  le  saint 
concile  de  Trente,  sur  le  sujet  de  l'Eucharistie,  il  en 
forge  de  nouveaux  sous  le  spécieux  nom  de  conséquences 
théologiques  tirées  à  sa  manière,  pour  les  faire  signer 
aux  cartésiens,  sur  peine  d'être  calvinistes,  en  croyant 
même  la  réalité. 

Cela  est  étrange;  mais  Louis  de  la  Ville  parle  avec 
une  hardiesse  qui  abat  les  imaginations  faibles,  en  dépit 
du  bon  sens.  C'est  pourquoi  le  P.  Malebranche,  pour  les 
relever  de  cet  abattement  injurieux  à  la  raison,  les  rap- 
pelle au  livre  de  VExposiUon  de  la  foi.  C'est  l'ouvrage  du 
célèbre  M.  Bossuet.  Ce  grand  prélat  venait  de  le  mettre 
au  jour  %  avec  l'approbation  du  souverain  Pontife  et  de 
tout  le  clergé  de  France.  Il  y  expose,  avec  une  admirable 
précision,  la  doctrine  de  l'Eglise  catholique  sur  toutes  les 
matières  controversées  entre  nous,  en  distinguant,  pour 
leur  ôter  tout  prétexte  de  nous  calomnier,  ce  qui  est  de 
la  foi,  d'avec  ce  qu'on  abandonne  aux  disputes  de  l'école. 
C'est  donc  là  et  non  pas  dans  les  ouvrages  de  je  ne  sais 
quels  auteurs  ténébreux,  que  nous  devons  chercher  la 
créance  qu'il  faut  tenir  sur  la  présence  de  Notre-Seigneur 
dans  le  plus  auguste  de  nos  sacrements.  Or  je  défie  que 
l'on  y  trouve  qu'il  demande  aux  calvinistes,  pour  deve- 
nir catholiques,  ce  que  M.  de  la  Ville  demande  aux  car- 
tésiens pour  l'être  :  je  veux  dire  la  créance  de  ce  nouvel 
article  de  foi,  que  le  corps  de  Jésus- Christ  est  dans 
l'hostie  consacrée  sans  aucune  étendue. 

1  En  1671. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  55 

Le  P.  Malebranche,  après  avoir  montré  qu'il  serait 
aisé  aux  cartésiens  de  convaincre  flMiérésieM.  de  la  Ville 
sur  la  même  matière ,  si  le  bon  sens  leur  permettait  de 
raisonner  comme  lui,  en  concluant  qu'il  ne  tient  point  la 
réalité  du  corps  de  Notre- Seigneur  dans  l'Eucharistie, 
puisqu'en  y  détruisant  toute  l'étendue,  il  détruit  toute 
idée  du  corps,  finit  sa  lettre  par  ces  paroles  judicieuses  : 
«  Nous  devrions.  Monsieur,  imiter  la  simplicité  de  nos 
pères,  conserver  les  avantages  que  la  tradition  nous 
donne  sur  les  hérétiques  et  ne  les  point  combattre  avec 
armes  pareilles  ;  je  veux  dire  avec  la  raison  qui  leur  est 
commune  avec  nous.  Nous  devrions  nous  unir  ensemble 
dans  les  mêmes  sentiments  de  la  foi ,  nous  arrêter  préci- 
sément aux  définitions  de  l'Eglise  et  ne  pas  dominer 
injustement  sur  les  esprits ,  car  ajouter  à  la  foi  ou  obli- 
ger à  croire  des  opinions  de  philosophie,  fussent- elles 
très  claires  et  très  conformes  à  la  raison  ,  n'est  pas  un 
moindre  crime  que  de  retrancher  quelque  dogme  défini 
par  un  concile  œcuménique.  » 

Il  fallait  en  demeurer  là,  car  c'était  assez  d'avoir  fait 
voir,  dans  la  personne  de  Louis  de  la  Ville,  la  folie  et  l'i- 
nir[uité  de  ces  théologiens  brouillons  qui,  par  un  zèle  éga- 
lement dépourvu  de  science  et  de  charité,  voudraient 
qu'on  regardât  comme  hérétiques  tous  ceux  qui  n'entrent 
point  dans  leurs  sentiments.  Mais  le  P.  Malebranche  ne 
fut  pas  tout  à  fait  le  maître  de  s'arrêter  après  l'avance 
qu'il  avait  faite  dans  sa  Recherche,  que,  s'il  était  à  pfopos, 
il  expliquerait  la  manière  dont  on  pouvait  accorder  l'opi- 
nion des  cartésiens  sur  l'essence  de  la  matière  avec  ce 
que  les  Pères  et  les  conciles  nous  ont  laissé  comme  de 
foi  sur  le  mystère  de  l'Eucharistie.  On  le  somma  de  sa 
parole,  on  le  pria,  on  le  fléchit.  Il  trouva  un  système 
dont  peut-être  le  plus  grand  défaut  est  de  n'être  pas  an- 
cien ,  car  s'il  avait  seulement  l'âge  des  accidents  absolus 


56  Bibliothèque  Oratorienne 

qui  ne  sont  pourtant  pas  si  vieux  qu'on  le  pense ,  je  ne 
doute  nullement  qu'on  ne  lui  donnât  la  préférence  sur 
tous  les  autres,  malgré  les  difficultés  qu'il  renferme, 
comme  tous  les  systèmes  que  l'esprit  humain  peut  ima- 
giner pour  éclaircir  nos  incompréhensibles  mystères. 

C'est  le  sujet  du  second  écrit  que  le  P.  Malebranche  fit 
alors,  sous  le  titre  de  Mémoire  pour  expliquer  la  possibilité 
de  la  transsubstantiation^.  En  voici  l'analyse'  que  je  fais 
sur  un  exemplaire  corrigé  de  sa  main ,  et  que  je  prie 
qu'on  lise  avec  un  esprit  d'équité. 


1  Ce  mémoire ,  dit  Bayle ,  mérite  d'être  lu ,  car  c'est  une  ma- 
nière d'explication  diflërente  de  toutes  celles  qu'on  avait  vues.  Ce 
mémoire  a  été  réimprimé  à  Amsterdam,  chez  Marc -Michel  Reg, 
1769,  sous  le  titre  :  L'explication  de  la  possibilité  de  la  trans- 
substantiation,  15  pages.  Dans  le  même  volume,  on  trouve, 
avant  Vexplication,  un  Traité  de  l'infini  créé...  Et  à  la  fin,  deux 
Traités  delà  confession  et  de  la  communion ,  de  37  pages.  Dans 
le  titre,  il  y  a,  par  le  P.  Malebranche  de  l'Oratoire.  Le  Traité  de 
l'Infini  créé, de  148  pages,  petit  in-l2,  est  précédé  d'une  préface 
de  l'éditeur  de  12  pages,  d'une  vie  du  P.  Malebranche  de  22  pages, 
d'un  catalogue  des  ouvrages  du  P.  Malebranche  de  14  pages, 
et  d'un  mémoire  présenté  à  M.  de  Sartines,  directeur  général  de 
la  librairie  de  France,  par  un  libraire,  au  sujet  de  la  visite 
ordonnée  par  ce  magistrat,  et  de  la  suspension  de  l'impression 
du  Traité  de  l'Infini  créé.  Ce  mémoire  de  12  pages.  Voir  Biblio- 
thèque française  ou  Histoire  littéraire  de  du  Sauzet,  t.  XLII , 
pe  part.,  p.  162.  Extrait  d'une  lettre ,  en  1746.  M.  du  Sauzet  y 
fait  mention  d'un  manuscrit  sous  le  titre  de  V Infini  créé,  et  en 
fait  l'éloge.  Ce  Traité  de  l'Infini  créé,  rempli  d'un  bout  à  l'autre 
de  paradoxes  des  plus  singuhers  et  des  plus  hardis ,  ne  paraît  pas 
digne  du  P.  Malebranche.  Le  P.  André  n'en  parle  point  dans  son 
histoire  {On  voit  que  cette  note  n'est  ])as  du  P.  André.) ,  mais 
seulement  de  l'explication  de  la  possibilité  de  la  transsubstantia- 
tion, que  Bayle  avait  vue  imprimée  vers  1682,  et  dont  il  fait  men- 
tion dans  son  Journal  de  la  république  des  lettres,  etc.  L'éditeur 
de  V Infini  créé  semble  supposer  que  l'Explication  en  était  comme 
une  suite,  et  que  ces  doux  ouvrages  n'avaient  point  encore  paru 
avant  l'édition  de  1769. 

2  Nous  reproduisons  cette  analyse  parce  qu'elle  est  courte  et 
que  ces  petits  traités  de  Malebranche  sont  devenus  très  rares. 


La  Vie  du  R.   P.  Malebranche  57 

Il  y  a  trois  difficultés  considérables  dans  le  dogme  de 
la  présence  réelle  et  corporelle  de  Notre- Seigneur  dans 
l'Eucharistie  :  1°  la  multiplication  d'un  même  corps  en 
plusieurs  lieux  ;  2°  la  réduction  d'un  corps  humain 
dans  un  si  petit  espace  ;  3°  la  conversion  admirable  de  la 
substance  du  pain  au  corps  de  Notre-Seigneur.  Le  P.  Ma- 
lebranche tâche  d'expliquer  ces  trois  choses. 

La  multiplication  d'un  même  corjffs  en  plusieurs  lieux  :  parce 
que  Dieu  peut  produire  le  même  corps  en  plusieurs  lieux 
à  la  fois,  s'il  peut  le  vouloir  en  plusieurs  lieux  à  la  fois, 
car  sa  volonté  est  sa  puissance.  Or  Dieu  peut  vouloir 
le  même  corps  en  plusieurs  lieux  à  la  fois  ;  car  1"  en 
cela  il  ne  parait  aucune  contradiction  ni  de  la  part  de 
Dieu,  qui  est  tout-puissant,  ni  de  la  part  de  la  chose  pro- 
duite ou  à  reproduire  qui  ne  peut  lui  résister;  2"  Dieu,  en 
créant  un  corps  en  un  lieu,  ne  s'ôte  point  le  pouvoir  de  le 
produire  ailleurs  en  même  temps  ;  autrement  il  faudrait 
dire  que  la  puissance  de  Dieu  diminue  par  l'usage  qu'il 
en  fait,  et  que  ce  ne  serait  qu'en  détruisant  ici  cette 
boule,  par  exemple,  qu'il  se  rendrait  le  pouvoir  de  la 
créer  dans  un  autre  endroit  ;  3°  Dieu  peut  reproduire  le 
même  corps  après  l'avoir  anéanti  durant  quelques  mo- 
ments ,  ce  qui  n'empêche  pas  que  ce  corps  ne  soit  tout  le 
même  qu'auparavant.  Donc  ni  la  diversité,  ni  la  distance 
des  lieux  ne  peuvent  aussi  empêcher  que  ce  corps  ne  soit 
partout  le  même,  si  Dieu  veut  le  reproduire  partout  le 
même  en  même  temps.  C'est  à  ceux  qui  osent  borner  la 
puissance  de  Dieu  à  démontrer  qu'il  y  a  contradiction, 
que  Dieu  puisse  en  même  temps  vouloir  pour  Paris  ce 
qu'il  veut  pour  Rome. 

La  réduction  d'un  corps  humain  dans  un  espace  aussi 
étroit  qu'une  hostie,  le  P.  Malebranche  l'explique  par  ce 
principe  évident  que  l'étendue  déterminée  ni  telle  gran- 
deur n'est  point  de  l'essence  du  corps  humain  ,  qui  est  le 


58  Bibliothèque  Oratorienne 

môme  et  dans  le  sein  de  sa  mère  et  dans  les  bras  de  sa 
nourrice,  dans  sa  jeunesse  et  dans  son  âge  parfait,  quoi- 
qu'il n'ait  pas  toujours  la  même  étendue  déterminée  ou 
la  même  grandeur.  Dieu  peut  donc  réduire  le  corps  de 
Jésus -Christ  dans  l'hostie  consacrée  à  tel  espace  qu'il 
lui  plaira,  sans  lui  rien  ôter  de  ce  qui  est  essentiel 
au  corps  humain,  c'est-à-dire  l'arrangement  des  parties 
nécessaires  pour  que  c^  soit  un  véritable  corps  humain, 
le({uel ,  certainement,  doit  avoir  quelque  chose  qui  le 
distingue  d'avec  le  corps  d'une  plante,  le  corps  d'une 
.pierre,  etc. ,  car  il  faut  que  ce  soit  le  même  corps  qui  a 
été  crucitié  pour  nous,  le  même  que  la  sainte  Vierge  a 
porté  dans  son  sein,  le  mènie  qu'elle  a  nourri  de  son 
lait,  le  même  qui  a  été  livré  aux  Juifs,  et  entin  le  même 
qui  est  au  plus  haut  des  cieux. 

La  conversion  admirable  de  la  substance  du  pain  au  corps 
de  Jésus -Christ  s'explique  avec  la  même  facilité,  confor- 
mément à  la  tradition  des  Pères,  car  Dieu  peut  faire 
tout  d'un  coup  ce  qui  ne  se  fait  que  successivement, 
selon  les  lois  de  la  nature.  Or,  dans  les  jours  de  la  vie 
mortelle  de  Jésus-Christ,  le  pain  dont  il  se  nourrissait 
se  changeait  en  son  corps  et  devenait  réellement  sa  chair 
par  une  conversion  successive  et  naturelle  du  pain  en 
chyle,  du  chyle  en  sang,  du  sang  en  chair,  etc.  Donc  il 
n'y  a  nulle  contradiction  que  Dieu,  maintenant,  fasse  tout 
d'un  coup  et  d'une  manière  surnaturelle  une  semblable 
conversion  de  pain  au  corps  de  Jésus -Christ.  De  sorte 
que  ce  corps  sera  toujours  le  même  en  France  et  en 
Italie,  sur  la  terre  et  dans  le  ciel,  comme  il  demeurait 
autrefois  le  même,  soit  qu'il  mangeât  du  pain  de  Judée, 
ou  de  Galilée,  ou  d'Egypte. 

Ainsi  n'est-il  pas  clair  et  manifeste  que  tous  les  articles 
de  foi  décidés  par  le  saint  concile  de  Trente  sur  le  sujet 
de  l'Eucharistie  demeurent  inébranlables  ?  Nous  y  avons 


La   Vie  du  B.  P.  Malei-rcuiche  59 

Jésus-Christ  tout  entier,  puisque  nous  y  avons  son  corps, 
son  âme  et  sa  divinité.  Nous  y  avons  son  vrai  corps  et 
non  pas  une  simple  figure  de  son  corps ,  puisque  nous  y 
avons  un  corps  véritablement  humain  uni  à  son  âme. 
Nous  y  avons  un  corps  réel  et  non  pas  un  corps  imagi- 
naire, puisque  nous  y  avons,  non  pas  une  substance  vague 
et  indéterminée  qui  n'a  aucune  propriété  du  corps,  mais 
une  substance  particulière  et  déterminée,  qui,  ayant  les 
trois  dimensions  du  corps,  répond  parfaitement  à  l'idée 
naturelle  qu'en  ont  nécessairement  tous  les  esprits, 
même  ceux  qui  la  combattent. 

C'est  l'impression  qui  reste  lorsqu'on  lit  attentivement 
le  mémoire  du  P.  Malebranche  sur  la  possibilité  de  la 
transsubstantiation  ;  je  ne  sais  si  on  en  sera  aussi  content 
que  de  sa  lettre  anonyme  ci -dessus  rapportée  ,  mais  je 
sais  bien  que  ce  grand  homme  formait  uniquement  sa 
foi  sur  les  décisions  de  l'Eglise,  qu'il  avait  fort  étudiées, 
et  non  pas  sur  ces  sortes  d'explications,  soit  qu'il  les 
trouvât  de  lui-même  ou  qu'il  les  apprît  des  autres. 
Outre  la  connaissance  particulière  que  j'ai  eue  de  ses 
dispositions  par  ses  entretiens,  par  ses  lettres,  par  ses 
manières  toujours  chrétiennes,  j'en  ai  encore  une  preuve 
de  fait  évidente. 

Basnage\  ministre  de  Hollande,  s'avisa  dans  son  his- 
toire latine  de  l'hérésie  des  apollinaristes  de  lui  attri- 
buer un  système  ass'^z  bizarre  pour  expliquer  le  dogme 
delà  présence  réelle,  système,  il  est  vrai,  qu'il  expose 
dans  son  mémoire,  mais  d'une  manière  qu'on  voit  assez 
qu'il  ne  l'adopte  pas.  Aussi  l'ai -je  trouvé  rayé  de  sa 
main  dans  l'exemplaire  que  l'on  m'a  communiqué,  où  il 
ne  paraît  plus  que  le  système  que  j'ai  rapporté,  qui  est 


*  Célèbre  auteur  protestant ,  né  à  Rouen  en  1653  et  mort  en 
1723. 


60  Bibliothèque  Oralorienne  * 

pour  le  moins  fort  ingénieux.  Le  P.  Malebranche  ayant 
su  l'iniquité  du  ministre  protestant  lui  fit  tenir  ce  billet 
où  il  parle  de  lui-même  en  tierce  personne  : 

«  Je  vous  donne  avis,  Monsieur,  que  les  sentiments  du 
P.  Malebranche  sur  la  manière  dont  se  fait  la  transsub- 
stantiation, n'est  point  celui  (juc  vous  lui  attribuez  dans 
votre  libre  De  hœrcsi  Apollinari.  Si  de  ces  deux  manières 
qui  sont  dans  le  mémoire,  dont  vous  avez  pris  ce  que 
vous  dites,  il  était  obligé  d'en  choisir  une,  ce  qui  n'est 
pas,  il  se  déterminerait  plutôt  pour  la  seconde  que  pour 
la  première,  qui  est  celle  que  vous  lui  attribuez.  Mais  il 
n'est  pas  de  ceux  qui  veulent  expli({uer  ce  mystère.  Il  se 
contente  de  croire  ce  que  l'Eglise  en  a  défini,  etc.  ^  « 

Je  rapporte  ce  fait  en  passant,  pour  apprendre  aux 
philosophes,  par  un  illustre  exemple,  à  croire  sans  rai- 
sonner les  mystères  de  la  foi  que  l'Eglise  nous  pro- 
pose, et  pour  fermer  la  bouche,  s'il  est  possible,  à 
certaines  gens  qui,  étant  obligées  par  leur  vocation  d'em- 
ployer tout  leur  zèle  à  convertir  les  hérétiques  en  ortho- 
doxes, ne  l'emploient  bien  souvent  qu'à  transformer  les  * 
orthodoxes  en  héréti(iues,  par  leurs  atroces  calomnies. 

Quoiqu'il  en  soit,  les  deux  écrits  dont  j'ai  parlé  ne 
servirent  pas  peu  à  faire  revenir  les  esprits  en  faveur  des 
cartésiens.  La  mauvaise  foi  et  le  peu  d'intelligence  du 
sieur  de  la  Ville  y  paraissaient  dans  un  jour  si  éclatant,  j 
que  cela,  joint  au  mauvais  goût  de  son  ouvrage,  le  fit  ' 
tomber  des  mains  des  plus  curieux  lecteurs.  En  un  mot, 
après  quelques  mois  de  bruit  et  d'éclat,  on  n'en  parlait 
presque  plus  que  dans  le  collège  d'où  il  était  sorti. 
Le  P.  Malebranche,  voyant  le  public  tranquillisé,  crut 
qu'il  était  temps  de  se  défendre  à  visage  découvert,  et  de 


1  Cette  lettre ,  inédite ,  ne  se  trouve  pas  dam  le  Manuscrit  de 
Troyes. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  61 

citer  Louis  de  la  Ville  à  son  tribunal,  afin  qu'on  ne  l'ac- 
cusât plus  d'abandonner  ni  la  vérité,  ni  sa  réputation  à 
la  discrétion  des  premiers  téméraires  qui  les  voudraient 
attaquer.  H  fit  donc  un  écrit  fort  curieux ,  auquel  il 
donna  ce  titre  :  Défense  de  l'Auteur  de  la  Recherche  de  la 
vérité  contre  l'accusation  de  M.  de  la  Ville,  où  Von  fait  voir 
que  s'il  était  permis  à  un  particidier  de  rendre  suspecte  la  foi 
des  autres  sur  des  conséquences  bien  ou  mal  tirées  de  leurs 
principes,  il  n'y  aurait  personne  qui  pût  se  mettre  à  couvert 
du  reproche  d'hérésie  ^ . 

Ce  petit  ouvrage  respire  un  air  de  politesse  et  de  chris- 
tianisme, qui  fait  un  extrême  plaisir  au  lecteur,  surtout 
quand  il  a  lui-même  les  qualités  essentielles  à  l'honnête 
homme*. 

D'abord,  après  une  courte  exposition  du  fait,  le  P.  Ma- 
lebranche avoue  ingénument  que  M.  de  la  Ville,  en  at- 
taquant sa  foi,  l'a  très  sensiblement  offensé.  A  l'égard 
des  autres  injures  par  lesquelles  cet  auteur  tache  de  le 
noircir  :  «  Je  n'ai,  dit-il,  rien  à  lui  répondre.  Je  ne  le  cite- 
rai point  devant  les  juges  ordinaires  pour  me  faire  une 
réparation  publique,  et  je  n'userai  point  des  autres  voies 
permises  par  la  loi  naturelle  pour  me  faire  rendre  ce  que 
je  puis,  en  conscience,  lui  abandonner.  Je  suis  tout  ce 
qu'il  lui  plaira,  ignorant,  visionnaire,  mais  je  ne  suis 
point  hérétique.  Je  ne  suis  point  soupçonné  d'hérésie,  du 
moins  par  ceux  qui  me  connaissent.  Si  je  le  suis  main- 
tenant ,  c'est  un  malheur  que  je  ne  puis  éviter  ;  mais ,  si 
c'est  un  crime,  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  commis.  »  En- 
suite, laissant  là  tous  les  écarts  du  sieur  de  la  Ville,  il 
vient  au  principe  de  l'étendue  essence  de  la  matière,  sur 
quoi  il  fait  remarquer  : 

1  Cet  ouvrage  parut  en  1682. 

2  Nous  reproduisons  encore  cette  analyse  pour  les  mêmes  rai- 
sons. 


62  Bibliothèque  Oralorienne 

1°  Que  ce  principe  lui  est  commun  avec  tous  les  Pères, 
qui  l'ont  toujours  supposé  comme  incontestable,  et  prin- 
cipalement avec  saint  Augustin ,  qui  non  seulement  l'a 
supposé,  mais  qui  en  conclut  que  l'âme  est  plus  noble 
que  le  corps,  qu'elle  en  est  distinguée  réellement,  qu'elle 
est  immortelle,  et  plusieurs  autres  vérités  de  la  dernière 
importance  pour  la  religion. 

2°  Que  c'est  évidemment  une  notion  commune,  que  si 
Dieu  avait  anéanti  toute  lélendue  du  monde,  toute  la 
matière  dont  le  monde  est  composé  serait  anéantie. 

3°  Que  dans  la  Recherche  de  la  vérité  il  avait  dit  qu'il  ne 
croyait  pas  qu'on  pût  tirer  de  ce  principe  aucune  consé- 
quence opposée  à  la  foi  :  ce  qu'avant  lui,  on  avait  soutenu 
en  Sorbonne  et  dans  des  thi'ses  publiques,  et  dans  un 
temps  où  cette  école  n'était  point  certainement  taxée 
d'être  cartésienne. 

4°  Qu'il  désavouait  formellement  dans  ce  même  ou- 
vrage toutes  les  conséquences  hérétiques,  et  même  le 
principe  s'il  les  renfermait:  ce  principe  ne  pouvant  être 
vrai,  si  les  conséquences  en  sont  fausses.  «  Je  veux  néan- 
moins, continue  le  P.  Malebranche ,  que  M.  de  la  Ville 
ait  raisonné  juste,  el  que  des  conséquences  liérétiques 
soient  parfaitement  bien  tirées  du  principe,  mais  ni  moi, 
ni  beaucoup  d'autres  ne  les  voyons  pas ,  ces  consé- 
quences :  et  il  est  certain  que  la  foi  ne  dépend  ni  de  la 
pénétration,  ni  de  l'étendue  d'esprit.  »  D'où  il  conclut 
qu'encore  que  l'on  soit  assuré  que  certains  principes  ren- 
ferment des  conséquences  impies,  nul  particulier  n'est  en 
droit  de  traiter  d'hérétiques  ceux  qui  soutiennent  ces 
principes,  pourvu  qu'en  même  temps  ils  désavouent  ces 
conséquences. 

Autrement,  qu'arriverait-il  dans  l'Église?  Il  est  évi- 
dent qu'on  pourrait  traiter  d'hérétique  toute  la  terre.  Le 
P.   Malebranche  le  prouve,  et,  par  une  générosité  qui 


La   Vie  du.  R.  P.  Malebranche  63 

n'est  pas  ordinaire  dans  les  guerres  des  savants,  il  ne  tire 
point  ses  preuves  de  ce  qu'il  y  a  de  moins  raisonnable 
dans  k'S  sentiments  des  philosophes  scholastiques,  pour 
les  rendre  odieux  ou  ridicules,  mais  de  ce  qu'il  y  a 
de  plus  généralement  approuvé  et  sur  quoi  ils  se  croient 
si  forts,  qu'ils  insultent  sans  cesse  à  leurs  adversaires.  Il 
s'arrête  à  trois  articles ,  les  voici  : 

1°  Que  les  bêtes  ont  des  âmes  qui  connaissent,  qui  ai- 
ment, qui  sentent,  et  par  conséquent  plus  nobles  que  les 
corps  qu'elles  animent. 

2°  Que  les  objets  sensibles,  comme  le  soleil,  le  feu,  les 
aliments, etc.,  sont,  par  des  vertus  qui  leur  sont  propres, 
les  véritables  causes  du  plaisir  et  de  la  douleur,  que  l'on 
sent  à  leur  occasion. 

3°  Que  l'essence  de  la  matière  ou  du  corps,  en  général, 
ne  consiste  point  dans  l'étendue. 

Assurément,  il  faut  supposer  que  le  P.  Malebranche 
ait  pris  ses  avantages,  pour  emporter  sur  les  philosophes 
de  l'école  une  victoire  aisée.  Voyons  néanmoins,  si  de  ces 
trois  principes  si  généralement  reçus  parmi  eux,  on  ne 
pourrait  point  tirer  des  conséquences  directement  oppo- 
sées à  ce  que  nous  enseigne  la  foi.  On  en  sera  surpris: 
mais,  si  l'on  y  pense  bien,  on  ne  le  sera  peut-être  que  de 
voir  des  principes  si  communément  reçus,  si  féconds  en 
mauvaises  conséquences. 

Car,  1°  si  les  bêles  ont  des  âmes  qui  connaissent,  qui 
aiment,  qui  sentent,  et  par  conséquent  plus  nobles  que 
les  corps  qu'elles  animent,  ne  s'ensuit-il  pas,  ce  qui  fait 
horreur,  que  Dieu  serait  injuste,  que  Dieu  voudrait  le  dé- 
sordre, que  Dieu  ferait  des  choses  inutiles,  ({ue  l'âme  de 
l'homme  serait  mortelle,  que  presque  tous  les  hommes 
sont  des  cruels  et  des  barbares  *  ? 

1  Bayle  dit  dans  sos  Nouvelles  cIp  mars  lfi84,  sur  IMmo  des 
bètes  :  Jamais  peut-être  rien  n'a  été  plus  insoutenable  que  de 


64  Bibliothèque  Oratorienne 

Que  Dieu  serait  injuste,  puisqu'il  produirait  tous  les 
jours  une  infinité  d'âmes  pour  être  malheureuses,  vérita- 
blement malheureuses ,  puisqu'elles  souffrent  de  la  dou- 
leur; malheureuses  contre  la  justice,  puisqu'elles  sont 
innocentes;  malheureuses,  sans  espérance  d'être  conso- 
lées dans  une  autre  vie,  puisqu'elles  sont  mortelles. 
Donc  il  n'est  pas  vrai ,  ce  que  dit  saint  Augustin  contre 
les  pélagiens,  pour  leur  démontrer  l'existence  du  péché 
originel  \  que,  sous  un  Dieu  juste,  on  ne  peut  être  misé- 
rable sans  l'avoir  mérité. 

Que  Dieu  voudrait  le  désordre ,  puisqu'il  ferait  des 
âmes,  qui  sont  plus  nobles  que  les  corps,  pour  les  sou- 
mettre à  des  corps  et  pour  les  en  rendre  esclaves,  et 
pour  ne  leur  proposer  d'autre  bien  ni  d'autre  fin  dernière, 
que  la  jouissance  de  ces  mêmes  corps.  Ce  qui  est  visible- 
dire  que  les  actions  de?  hêtes  partent  d'un  principe  connaissant, 
et  néanmoins  que  les  bêtes  n'ont  pas  la  force  de  conclure  une 
chose  d'une  autre.  La  secte  de  M.  Descartes,  dit  encore  Bayle, 
s'est  élevée  jusqu'à  la  nature  de  Dieu  pour  y  chercher  des  argu- 
ments invincibles  contre  la  connaissance  des  bêtes,  et  on  peut 
dire  qu'elle  y  en  a  trouvé  d'assez  bons. 

1  Quod  autem  tibi  vinim  est  7ion  esse  animam  in  corpore  vi- 
ventis  animantis ,  quanquam  videatur  absurdum ,  non  tamen 
doctissimi  homines  quibus  id  placuit  defuerunt  neque  nunc 
arbitror  déesse.  (S.  Augustin,  De  quantit.  animas,  cap.  xxx.) 
Du  temps  des  Césars ,  plus  de  trois  cents  ans  avant  Auguste ,  les 
stoïciens  soutenaient  qu'il  n'y  avait  que  de  la  ressemblance  entre 
nos  actions  et  celles  des  bêtes  :  un  lion,  selon  eux,  ne  se  met- 
tait point  en  colère  quoiqu'il  déchirât  en  pièces  tout  ce  qu'il  trou- 
vait devant  lui.  Impelus  hahrat  ferox,  rahiem  feritatem  incur- 
sum;  iram  quidcm  non  inagis  quam  luxuriam.  Senèque  disait 
d'un  lion  qui  avait  sauvé  un  malheureux  :  Nec  voluit  facere, 
nec  bene  faciendi  animo  fecit.  Irasci  non  magis  sciunt  quam 
ignoscere  et  quamvis  rationi  inimica  sit  ira ,  niimquam  tamen 
nascitur,  nisi  iibi  rationi  locus  est.  Tota  ferarum ,  ut  extra, 
ita  intra  forma  humanx  dissimilis  est. 

Et  Diogène  a  dit  tout  cela  plus  de  trois  cents  ans  avant  les 
stoïciens  de  Rome.  11  a  cru  et  enseigné  en  termes  formels  que 
les  bêtes  n'ont  ni  sentiment  ni  connaissance. 


La   Vie  du  R.   P.  Malebranche  65 

ment  contre  les  lois  de  la  subordination,  qui  veut  que  le 
moins  noble  soit  soumis  au  plus  noble,  et  que  le  bien 
rende  meilleurs  ceux  qui  en  jouissent. 

Que  Dieu  ferait  des  êtres  absolument  inutiles  dans 
le  monde,  puisqu'en  effet  les  âmes  des  bêtes  ne  sont 
bonnes  à  rien,  ni  pour  conduire  leurs  corps,  parce  que 
n'ayant  point  de  liberté,  elles  n'ont  sur  eux  aucun  véri- 
table pouvoir  ;  ni  pour  l'usage  de  l'homme,  pour  qui  Dieu 
a  tout  fait,  car  ce  n'est  point  l'âme  de  mon  cheval  qui  me 
porte ,  c'est  son  corps  ;  ce  n'est  point  l'âme  d'un  poulet 
qui  me  nourrit,  c'est  sa  chair. 

Que  l'âme  de  l'homme  pourrait  bien  être  mortelle  de 
sa  nature,  puisque  les  âmes  des  bêtes,  quoique  distin- 
guées de  leurs  corps,  s'anéantissent  naturellement  lorsque 
ces  corps  se  détruisent. 

Que  presque  tous  les  hommes  sont  des  cruels  et  des 
barbares;  des  tyrans  qui,  pour  nourrir  leurs  corps,  font 
tous  les  jours  mourir  des  âmes;  qui  pour  flatter  une  chair 
pécheresse  détruisent  des  âmes  innocentes ,  et  ce  qui  est 
plus  horrible,  s'il  est  vrai  qu'elles  aient  du  sentiment, 
qui  les  condamnent  malgré  leur  innocence  à  des  douleurs 
plus  fâcheuses  que  la  mort  même,  à  être  égorgées,  assas- 
sinées, déchirées,  massacrées;  en  un  mot,  à  des  sup- 
plices auxquels  ils  condamneraient  à  peine  les  plus 
grands  scélérats.  Il  y  a  des  peuples  entiers  qui  tirent  cette 
dernière  conséquence  du  principe  commun  des  philo- 
sophes, que  les  bêtes  ont  des  âmes  distinguées  de  leur 
corps;  si  le  zèle  de  M.  de  la  Ville  l'eût  transporté  dans 
les  Indes,  il  eut  peut-être  changé  de  sentiment ^ 

'  D'ailleurs,  à  quoi  peuvent  servir  les  âmes  des  bêtes,  puis- 
qu'elles ne  sont  pas  libres.  On  ne  peut  nier  que  Dieu  ne  puisse 
faire  des  machines  dont  tous  les  ressorts  soient  si  bien  disposés 
qu'elles  aient  les  mêmes  opérations  que  les  bétes;  donc  des  âmes 
leur  sont  inutiles.  M.  Descartes  a  fait  un  livre  (son  Homme)  pour 


66  Bibliothèque.  Oratorienne 

2"  Si  les  objets  sensibles  sont  les  véritables  causes  du 
plaisir  et  de  la  douleur  que  nous  sentons  à  leur  occasion, 
que  s'ensuit- il  encore?  Examinons  les  choses  sans  pré- 
jugé. C'est  une  maxime  générale,  selon  laquelle  tous  les 
hommes  se  conduisent,  qu'on  doit  aimer  et  craindre  ce 
qui  a  la  puissance  de  nous  faire  du  bien  ou  du  mal ,  de 
nous  faire  sentir  du  plaisir  ou  de  la  douleur,  de  nous 
rendre  heureux  ou  malheureux;  et  qu'on  doit  aimer  et 
craindre  cette  cause  à  proportion  du  pouvoir  qu'elle  a 
d'agir  en  nous.  Donc  si  le  feu,  le  soleil,  en  un  mot  les 
objets  de  nos  sens  ont  un  véritable  pouvoir  d'agir  en 
nous,  c'est-à-dire  de  nous  faire,  comme  cause  véritable, 
du  bien  ou  du  mal,  du  plaisir  ou  de  la  douleur,  nous 
pouvons  les  aimer  et  les  craindre.  Or  l'amour  et  la  crainte 
sont  une  espèce  de  culte  et  d'honneur  que  nous  rendons 
à  l'objet  aimé  ou  craint,  à  cause  de  la  puissance  qu'il  a 
d'agir  en  nous.  Donc  nous  pouvons  rendre  au  feu,  au  so- 
leil ,  à  tous  les  objets  de  nos  sens ,  une  espèce  de  culte  et 
d'honneur;  donc  il  n'est  pas  nécessaire  que  tous  les 
mouvements  de  notre  âme ,  ses  amours  et  ses  craintes , 
ses  désirs  et  ses  joies  tendent  vers  Dieu  :  le  partage  est 
donc  permis  entre  Dieu  et  la  créature.  Mais  quel  est 
l'homme,  quel  est  le  chrétien,  qui  ne  frémisse  pas  à  la 
vue  de  cette  conséquence ,  que  bien  des  personnes  trou- 
vent pourtant  fort  juste  et  manifestement  liée  avec  le  prin- 
cipe de  l'efficace  des  causes  secondes. 

3°  Si  l'essence  de  la  matière  ou  du  corps,  en  général, 
ne  consiste  point  dans  l'étendue,  il  s'ensuit  enfin,  mais 
évidemment,  que  nous  n'avons  point  d'idée  claire  et  dis- 
tincte de  la  matière,  et  par  conséquent  que  l'essence  de 

le  prouver.  Bestias  vero  absit  ut  opinemur  pœnœ  damnationis 
obnoxias,quas  justum  est  ut  miseriœ  sint  expertes,  quœnec  bea- 
titudinis  possuntesse  participes.  (S.  Augustin,  De  pecc.  origin., 
cap.  XL,  n»  46.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  67 

la  matière  nous  est  inconnue,  et  par  conséquent  que 
nous  ne  pouvons  point  savoir  si  la  matière  n'est  point 
capable  de  penser,  de  vouloir,  de  sentir.  Et  par  consé- 
quent, que  nous  n'avons  plus  de  preuve  démonstrative 
de  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps;  et  par  conséquent, 
que  nous  ne  pouvons  plus  démontrer  par  la  raison  l'im- 
mortalité de  nos  âmes,  en  faisant  voir  aux  libertins 
que  nos  âmes,  substances  intelligentes,  étant  réellement 
distinguées  de  nos  corps,  substances  étendues,  la  dis- 
solution du  corps  ne  peut  entraîner  la  destruction  de 
l'âme.  Les  philosophes  de  l'école  y  pensent-ils ,  de 
fournir  ainsi  des  armes  aux  plus  grands  ennemis  de  la 
religion? 

«  Enfin,  poursuit  le  P.  Malebranche ,  de  ce  principe, 
que  l'essence  du  corps  ne  consiste  pas  dans  l'étendue,  je 
pourrais  encore  tirer  bien  des  conséquences  opposées  à  la 
foi  :  mais  cela  n'est  pas  nécessaire.  Je  voudrais  bien  plu- 
tôt, s'il  était  possible,  accorder  avec  elle  toutes  les  philo- 
sophies,  et  quelque  impies  que  soient  les  conséquences 
que  je  puis  tirer  des  sentiments  des  philosophes  de  l'é- 
cole, je  croirais  manquer  à  la  charité  que  je  leur  dois,  si 
à  l'exemple  de  M.  de  la  Ville,  je  tâchais  là-dessus  de 
rendre  leur  foi  suspecte. 

«  Toutes  les  vérités  tiennent  les  unes  aux  autres  ;  on 
ne  peut  soutenir  de  faux  principes ,  dont  ceux  qui  savent 
l'art  de  raisonner  ne  puissent  tirer  une  infinité  de  consé- 
quences contraires  à  la  religion.  De  sorte  que,  s'il  était 
permis  de  rendre  suspecte  la  foi  des  autres  sur  des  consé- 
quences tirées  des  principes  dont  ils  sont  persuadés , 
comme  il  n'y  a  point  d'homme  qui  ne  se  trompe  en 
quelque  chose,  il  n'y  en  a  point  aussi  qu'on  ne  pût  trai- 
ter d'hérétique.  C'est  donc  ouvrir  la  porte  aux  querelles, 
aux  schismes,  aux  troubles  mêmes  et  aux  guerres  civiles, 
que  de  laisser  ainsi  aux  hommes  la  liberté  de  dogmatiser 


68  Bibliothèque  Oraiorienne 

et  de  rendre  suspecte  la  foi  de  ceux  qui  ne  sont  pas  de 
leur  sentiment.  Tout  le  monde  a  intérêt  de  regarder, 
comme  des  calomniateurs  et  des  perturbateurs  du  repos 
public,  ceux  qui  tiennent  cette  conduite;  mais  la  liberté 
de  philosopher  ou  de  raisonner  sur  des  notions  com- 
munes, ne  doit  point  être  ôtée  aux  hommes.  C'est  un 
droit  qui  leur  est  naturel ,  comme  celui  de  respirer.  » 

Le  P.  Malebranche  ajoute  ensuite  un  beau  sentiment 
dont  il  a  bien  fait  voir  la  sincérité  par  sa  conduite  tou- 
jours pacifique,  même  à  l'égard  de  ceux  qui  n'aiment 
point  la  paix.  «  On  peut  bien  juger  par  les  conséquences 
dangereuses  que  je  viens  de  tirer  des  principes ,  sur  les- 
quels les  péripatéticiens  croient  triompher  de  leurs  ad- 
versaires, combien  j'en  pourrais  tirer  d'autres  encore 
plus  fâcheuses,  si  je  me  donnais  la  liberté  de  choisir 
dans  tout  le  corps  de  leur  philosophie  ce  qu'il  y  a  de 
moins  raisonnable;  mais,  quelque  avantage  qu'il  y  ait, 
dans  les  disputes  des  théologiens  aussi  bien  que  dans  les 
combats  des  gens  de  guerre  ,  à  attaquer  toujours ,  j'aime- 
rais mieux  me  défendre  même  faiblement,  que;.de  vain- 
cre et  de  triompher  en  attaquant.  Car  enfin  je  ne  com- 
prends pas  comment,  de  ceux  qui  se  soumettent  à  toutes 
les  décisions  de  l'Eglise,  on  se  plaît  à  en  faire  des  héréti- 
ques et  des  impies,  sur  des  conséquences  qu'ils  désa- 
vouent. La  victoire,  ce  me  semble,  est  bien  funeste,  lors- 
qu'on n'a  versé  que  le  sang  de  sa  nation.  » 

Mais,  après  tout,  il  fallait  se  défendre  plus  directement. 
C'est  pour  cela  que  le  P.  Malebranche  soutient,  à  la  fin 
de  son  apologie,  avec  toute  la  confiance  que  donne  la  vue 
de  la  vérité  : 

1°  Qu'il  a  démontré  dans  sa  'Recherche,  que  l'étendue 
n'est  point  une  manière  d'être ,  mais  un  être  véritable , 
une  chose,  une  substance,  en  un  mot,  matière  ou  corps  ; 
et  qu'il  y  a  répondu  en  plusieurs  manières  aux  preuves 


I 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  69 


de  sentiment  par  lesquelles  les  libertins  confondent  les 
deux  substances  dont  l'homme  est  composé. 

2°  Que  M.  de  la  Ville  n'a  nullement  fait  voir,  comme 
il  l'avait  entrepris,  que  ce  sentiment  fût  contraire  à  la 
transsubstantiation,  qu'il  ne  s'est  objecté  que  les  réponses 
ou  les  diftîcultés  des  cartésiens  les  plus  faciles  à  résoudre 
pour  triompher  plus  aisément  de  ses  adversaires,  qu'il 
n'a  point  combattu  les  siennes,  qu'apparemment  il  ne 
les  a  pas  sues,  et  que  de  l'humeur  dont  est  ce  monsieur, 
on  ne  se  croit  point  obligé  de  les  lui  dire. 

3°  Qu'il  a  eu  la  hardiesse  d'ajouter  au  concile  de 
Trente  plusieurs  articles  de  foi  ou  plusieurs  interpréta- 
tions que  nul  particulier  n'a  droit  de  donner,  après  les 
défenses  expresses  portées  par  la  bulle  de  Pie  IV,  sous 
peine  d'excommunication. 

4°  Que  la  réparation  d'honneur  qu'il  fait  semblant  de 
lui  faire  dans  son  avertissement  au  lecteur  est  un  affront 
véritable,  une  action  qui,  (pour  m'arrêter  aux  termes 
charitables  du  P.  Malebranche),  a  du  moins  toutes  les 
apparences  d'une  mauvaise  foi   qui  surprend,  et  d'une 
malignité  qui  révolte.  «  Cependant,  conclut  le  P.  Male- 
branche, je  prie  Dieu  qu'il  lui  pardonne  ses  emporte 
ments,  qu'il  modère  son  zèle,  et  qu'il  lui  inspire  pour  ses 
frères  un  esprit  de  douceur,  de  charité,  de  paix;  je  ne 
sais  pas  s'il  a  trouvé  du  plaisir  à  m'outrager  comme  il  a 
fait,   mais  je  puis  bien  l'assurer  que  j'ai  beaucoup  de 
douleur  et  de  peine,  que  la  nécessité  de  défendre  la  vérité 
m'ait  obligé  de  donner  quelque  défiance  de  sa  bonne  foi  ; 
et  que  j'aurais  au  contraire  bien  de  la  joie,  s'il  pouvait 
savoir  combien  je  l'honore,  combien  je  l'aime  et  le  crains 
sincèrement  en  Celui  en  qui  nous  sommes  tous  frères.  » 
C'est  ainsi  que  la  vérité  doit  se  défendre,  en  tempérant 
ce  qu'elle  a  d'amer  pour  ses  ennemis,  par  la  douceur  de 
la  charité;  aussi  la  défense  du  P.  Malebranche  eut-elle 


70  Bibliolkèque  Oratorienne 


dans  le  monde  tout  le  succès  qu'il  en  pouvait  désirer.  Le 
public  fut  édifié  de  voir  un  modèle  de  réponse  modérée 
aux  calomnies  les  plus  atroces.  Il  l'eût  été  bien  davan- 
tage ,  s'il  eût  su  que  le  P.  Malebranche  était  parfaitement 
.nstruit,  que  M.  de  la  Ville,  son  accusateur,  n'était  autre 
chose  qu'un  jésuite  masqué.  Je  crois  même  qu'il  savait 
dès  lors  que  c'était  le  P.  le  Valois.  La  belle  occasion , 
pour  un  bel  esprit  calomnié,  de  faire  de  lui  et  de  sa  so- 
ciété déjà  si  odieuse,  des  portraits  qui  auraient  diverti 
toute  la  France  à  leurs  frais ,  sans  qu'ils  eussent  droit  de 
s'en  plaindre;  mais  notre  philosophe  avait  pour  maxime 
de  ne  se  défendre  que  par  la  force  de  la  raison  ,  et  de  se 
laisser  plutôt  accabler,  que  de  mettre  dans  ses  apologies 
rien  qui  ne  fût  absolument  nécessaire  pour  sa  justifica- 
tion, ou  plutôt  pour  la  défense  de  la  vérité,  qu'il  aimait 
plus  que  lui-même.  Si  la  pratique  de  cette  maxime  ne  lui 
fut  pas  toujours  avantageuse,  elle  le  fut  en  cette  ren- 
contre. La  modération  d'un  savant  offensé  parut  si  extra- 
ordinaire, qu'elle  charma  tout  le  monde.  Les  jésuites 
mêmes,  auparavant  fort  échauffés,  se  calmèrent  un  peu, 
ou  du  moins  parurent  plus  calmes,  n'ayant  pas  le  mot  à 
dire  à  un  homme  qui ,  après  avoir  seulement  paré  les 
coups  de  leur  confrère,  ne  faisait  précisément  que  mon- 
trer ce  qu'il  aurait  pu  faire,  si  la  raison  lui  eût  permis  de 
les  imiter.  II  est  aussi  à  croire  que  le  P.  le  Valois  recon- 
nut sa  faute.  C'est  le  jugement  que  la  charité  veut  que 
nous  en  portions;  car,  s'il  ne  l'eût  point  reconnue,  se 
voyant  regardé  comme  atteint  et  convaincu  de  calomnie, 
aurait-il  pu  se  taire  en  conscience?  Il  est  vrai  que,  s'il  ne 
se  justifia  point,  il  ne  fit  pas  non  plus  de  rétractation  de 
ce  qu'il  avait  faussement  avancé.  Mais  il  est  évident  qu'il 
n'avait  nulle  raison  pour  ne  se  point  justifier  s'il  eût  été 
innocent,  au  lieu  qu'il  en  pouvait  avoir  plusieurs  appa- 
rentes pour  ne  se  point  rétracter,  quoique  coupable.  Car 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  71 

il  est  si  aise  de  nous  persuader  ce  qui  nous  iavorise.  Il 
pouvait  prétendre  que,  n'ayant  pas  mis  son  nom  à  son 
livre,  il  était  dispensé  de  le  reconnaître;  que  le  P.  Male- 
branche lui-même,  ayant  dit  dans  sa  défense  qu'il  ne  lui 
demandait  pas  ce  qu'il  pouvait  en  conscience  lui  aban- 
donner, il  n'était  pas  obligé  à  une  réparation  qu'il  n'exi- 
geait pas;  que  les  calomnies  étaient  si  notoires,  que  sa 
rétractation  désormais  serait  inutile  :  qu'il  y  allait  de 
l'honneur  de  sa  Compagnie,  et  pour  l'intérêt  d'un  parti- 
culier, il  ne  fallait  pas  sacrifier  la  réputation  d'un  corps 
si  nécessaire  à  l'Eglise.  Enfin ,  qu'il  y  avait  des  casuistes 
qui  l'exemptaient  de  ce  devoir.  C'est  encore  une  fois  ce 
que  la  charité  m'oblige  de  dire.  Car  je  ne  puis  croire 
qu'un  religieux  employé  au  salut  des  âmes  dans  les  re- 
traites ^  qui  fut  choisi  ensuite  pour  être  confesseur  des 
enfants  de  France,  qui  dans  cet  emploi  édifia  toute  la 
cour,  qui  au  lit  delà  mort,  à  Paris,  le  12  septembre  1700, 
demanda  pardon  à  ses  confrères  pour  n'avoir  pas  été 
assez  rigoureux  observateur  de  sa  règle,  ait  été  sans  re- 
pentir à  l'égard  d'un  crime  aussi  noir,  que  de  supposer  à 
un  prêtre  des  hérésies  dans  un  livre  public. 

Mais  si  la  calomnie  ne  se  peut  effacer  que  par  la  ré- 
tractation, que  deviendra  cette  vie  édifiante?  C'est  ce  qui 
fait  trembler  pour  tous  ces  esprits  brouillons  qui,  se  pa- 
rant des  apparences  du  zèle,  font  dans  l'Église  métier 
d'accusateurs  en  matière  de  religion.  L'expérience  dé- 
montre qu'il  y  en  a  fort  peu  qui  ne  se  rendent  coupables 
de  calomnies  :  et  de  ces  calomniateurs,  où  sont  ceux  qui 
réparent  leur  calomnie  par  le  seul  moyen  que  la  loi  four- 
nisse '/ 


^  En  1696  ou  16!i7  il  a  l'ail  un  livre  intitulé:  Œuvres  spiri- 
tuelles sur  divers  sujets  de  piété,  qui  tut  publié  par  le  P.  Bre- 
ton non  n. 


CHAPITRE   IV 


Portrait  d'Arnauld.  —  Comment  il  devint  l'adversaire  de  Male- 
branche  (1679).  —  Le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce 
(1680).  —  Conférence  avec  Bossuet.  —  Malehranche  publie 
ses  Méditations  chrétiennes  (1683),  et  son  Traité  de  morale. 
—  Entretien  avec  le  grand  Condé.  —  L'oraison  funèbre  de  Ma- 
rie-Thérèse d'Autriche. 


Jusqu'ici  le  P.  Malehranche  n'avait  eu  à  comhattre  que 
de  faihles  ennemis  :  un  hon  chanoine  dont  la  force  ne 
consistait  que  dans  l'obscurité  de  ses  raisonnements,  et 
un  jésuite  qui  n'était  à  craindre  que  par  l'autorité  de  son 
corps;  aussi  en  était-il  venu  facilement  à  bout.  Le  pre- 
mier, après  quelques  légers  combats,  demanda  grâce  à 
son  vainqueur;  et  le  second,  après  avoir  commencé  la 
guerre  avec  beaucoup  de  vivacité  fut  repoussé  avec  tant 
de  sagesse,  (ju'il  ne  crut  pas  qu'il  fût  de  la  politique  de 
revenir  à  la  charge.  Il  fallait  un  plus  grand  adversaire 
pour  faire  paraître  dans  toute  son  étendue  la  force  d'es- 
prit de  notre  philosophe.  11  le  trouva  dans  le  fameux 
Arnauld. 

On  a  parlé  dans  le  monde  si  diversement  de  cet  auteur, 
que  je  crois  qu'il  est  à  propos  d'en  donner  ici  le  vrai  por- 
trait, sans  le  défigurer  comme  font  ses  ennemis,  et  aussi 
sans  le  flatter  comme  font  ses  partisans.  Dieu  merci,  je 
ne   consulte  ni  les  uns  ni  les  autres,  mais  seulement 


La  Vie  'lu  /?.  P.  Malebranche  73 

l'idée  que  m'en  fournis-^oiU  l'histoire  assez  connue  de  sa 
vie  et  l'étude  de  ses  ouvrages. 

Antoine  Arnauld ,  docteur  de  Sorbonne,  d'une  famille 
illustre  dans  la  robe  et  dans  l'épée ,  avait  hérité  de  ses 
ancêtres  un  grand  esprit  et  un  grand  cœur  K  Né  avec  un 
génie  vif ,  étendu,  pénétrant,  soutenu  d'une  vaste  mé- 
moire et  d'une  imagination  forte,  il  apprit  toutes  les 
sciences  avec  une  rapidité  inconcevable.  Mais  il  s'appliqua 
particulièrement  h  celles  qui  conviennent  à  l'état  ecclé- 
siastique, qu'il  avait  embrassé  dès  sa  première  jeunesse. 
Dès  lors  il  étudia  à  fond  l'Ecriture  sainte,  l'histoire  de 
l'Église,  les  Pères,  les  conciles,  surtout  saint  Augustin  , 
dont  il  fit  toujours  son  auteur  favori.  Se  trouvant  du  ta- 
lent pour  écrire,  il  consacra  sa  plume  à  la  religion.  11  se 
proposa  deux  grands  objets  :  la  destruction  de  l'bérésie 
de  Calvin,  qui  désolait  en  ce  temps-là  une  bonne  partie 
de  la  France,  et  la  ruine  de  ce  relâchement  affreux,  que 
les  nouveaux  casuisles  avaient  introduit  dans  la  morale 
chrétienne  et  dans  la  discipline  de  l'Eglise;  on  sait  avec 
quel  succès  il  y  travailla.  11  réduisit  les  calvinistes  à  ne 
pouvoir  lui  répondre  que  par  des  injures.  Il  réveilla  le 
zèle  des  catholi(|ues  contre  les  doctrines  relâchées.  Il  en- 
gagea par  ses  écrits  les  évèques  et  les  papes  mêmes  à 
prendre  pour  les  exterminer  des  résolutions  assez  vigou- 
reuses; en  un  mot,  on  ne  peut  nier  sans  injustice  qu'il 
n'ait  rendu  à  l'Eglise  des  services  très  importants.  Heu- 
reux s'il  n'en  eût  point  diminué  le  prix  par  les  troubles 
dangereux'  qu'il  y  a  excités  au  sujet  de  Jansénius-.  Ce  qui 


'  Le  P.  M-ilf!iraiiche  disait  de  M.  Arnauld  que  c'était  un  homme 
de  beaucoup  d'esprit,  toujours  prêt  à  dire  contra. 

2  Après  son  Apologie  de  JnnKp.niux ,  puhliée  avant  1653,  la 
reine,  poussée  par  le  cardinal  Mazarin,  voulut  l'envoyer  à  Rome. 
C'était  le  soumettre  à  l'Inquisition;  mais  le  Parlement  repré- 
senta que  cela  était' cnn'ru're   à  nos  usac:p=,  que  si  on  voulait 

BiBL.    OR.   —   VIII  3 


74  Bibliothèque  Oratorienne 

fut  pour  lui  une  source  de  fautes  et  de  chagrins  qu'il  au- 
rait bien  pu  s'épargner;  mais  il  fallut  satisfaire  son  natu- 
rel bouillant  et  impétueux,  amateur  de  la  dispute,  en- 
nemi de  son  propre  repos,  perturbateur  de  celui  des 
autres.  Il  est  pourtant  à  croire  que  ce  fut  toujours  avec 
de  bonnes  intentions,  car  on  ne  se  fait  point  juge  de  son 
cœur,  et  d'ailleurs  il  est  certain  qu'il  avait  beaucoup  de 
piété.  Mais  toutes  ses  bonnes  intentions  n'cmpêclicrent 
pas  que  sa  vivacité  ne  dégénérât  quelquefois  en  empor- 
tement, qu'elle  ne  lui  fit  souvent  mal  prendre  le  sens  des 
auteurs  qu'il  entreprenait  de  combattre,  et  qu'elle  ne  se 
rendît  prescjue  toujours  trop  sujette  à  vouloir  faire  pas- 
ser ses  sentiments  particuliers  pour  des  articles  de  foi, 
trop  prompt  à  juger  désavantageusement  de  ses  ennemis, 
trop  facile  à  croire  le  mal  qu'on  lui  en  disait,  trop  précipité 
à  le  redire  lui-même  au  public,  lorsqu'il  s'était  mis  dans 
l'esprit  qu'il  était  de  la  gloire  de  Dieu  qu'il  se  défendît 
aux  dépens  de  ses  persécuteurs,  qui,  en  effet,  lui  en 
donnaient  bien  l'exemple  par  les  calomnies  perpétuelles 
qu'ils  débitaient  contre  lui ,  et  encore  trop  entêté  à  sou- 
tenir ce  qu'il  avait  une  fois  avancé,  à  moins  qu'une  dé- 
monstration ne  le  forçât  de  s'en  dédire. 

Enfin,  on  n'en  peut  disconvenir,  M.  Arnauld  était  un 
grand  homme;  mais,  on  me  permettra  de  le  dire,  sans 
doute  qu'il  eût  été  encore  plus  grand ,  s'il  etît  été  plus 


condamner  M.  Arnauld  il  fallait  lui  faire  son  procès  en  France. 
Le  cardinal  avoua  qu'il  avait  ignoré  en  cela  nos  usages,  et 
demanda  excuse  à  tout  le  moude.  Son  livre  de  la  Fréquente 
communion ,  en  1643,  réfuta  doctement  le  P.  Semaisons,  jésuite. 
Dix-neuf  évèques  de  France  s'opposèrent  à  la  condamnation  que 
l'on  en  poursuivait  à  Rome.  On  lit  un  crime  à  M.  Arnauld  de  ce 
qu'il  appelait  dans  la  préface  de  son  livre  saint  Pierre  et  saint 
Paul  les  deux  chefs  de  l'Église.  Les  Jésuites  firent  condamner  à 
Rome  la  proposition  détachée,  et  ils  en  conclurent  qu'indirecte- 
ment le  pape  avait  condamné  tout  le  livre. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  75 


modéré  et  plus  maître  des  saillies  de  son  imagination  un 
peu  fougueuse  ' . 

Tel  est  l'adversaire  que  Dieu  suscita  au  P.  Male- 
branche en  1679,  de  la  manière  que  je  le  vais  rapporter, 
en  reprenant  les  choses  de  plus  haut  pour  les  faire  mieux 
entendre.  Nous  avons  dit  que  M.  Arnauld  fut  un  des  pre- 
miers qui  donnèrent  vogue  au  livre  de  la  Recherche  de  la 
Vérité.  Je  ne  doute  doute  nullement  que  ce  ne  fut  par 
une  estime  sincère  pour  ce  bel  ouvrage;  mais  il  y  a  toutes 
les  apparences  du  monde  qu'il  y  entra  un  autre  motif 
plus  puissant  sur  l'esprit  de  ce  docteur.  Le  P.  Male- 
branche était  un  homme  qui  pouvait  faire  beaucoup 
d'honneur  à  son  parti.  On  songeait  à  le  gagner  :  on  y 
travailla,  on  crut  même  y  avoir  réussi,  lorsqu'il  arriva 
plusieurs  petits  incidents  qui  firent  voir  qu'ils  s'étaient 
trompés. 

Dans  les  entretiens  que  le  P.  Malebranche  eut  avec 
ses  amis  sur  les  matières  de  la  grâce,  il  lui  échappa  sou- 
vent de  dire  que  ce  que  MM.  de  Port-Royal  en  avaient 
écrit  était  un  galimatias  où  l'on  ne  pouvait  rien  com- 
prendre. De  plus  il  avait  fait  un  éclaircissement  à  la  fin 
de  sa  Recherche,  dans  lequel  il  prouvait  que  Dieu  agit  tou- 
jours par  les  voies  les  plus  simples  par  rapport  à  ses 
desseins.  Il  y  établissait  ce  grand  principe,  qu'il  y  a  cer- 
taines lois  générales  selon  lesquelles  Dieu  prédestine  et 
sanctifie  ses  élus  en  Jésus-Christ;  que  c'est  là  ce  qu'on 
appelle  l'ordre  de  la  grâce;  comme  les  volontés  géné- 
rales selon  lesquelles  Dieu  produit  et  conserve  tout  ce  qui 


'  J'ai  fait  un  caractère  de  M.  Arnauld,  écrivrit  le  P.  André 
à  M.  de  Marbeuf,  dont  les  premiers  traits  plairont  beaucoup 
aux  jansénistes  et  les  derniers  aux  Jésuites,  et  tous  ensemble 
aux  personnes  raisonnables  qui  ne  cherchent  que  la  vérité  sans 
prévention  ni  pour  ni  contre.  (Cousin,  Fragments  de  philoso- 
phie moderne,  p.  231.) 


76  Bibliothèque  Oralorienne 


est  dans  ce  monde  visible,  ce  qu'on  appelle  l'ordre  de  la 
nature.  Après  quoi  il  ajoutait  modestement  qu'il  laissait 
aux  autres  à  tirer  les  conséquences.  Il  ne  fallait  pas  au- 
tant d'esprit  que  Ton  en  donne  aux  jansénistes  pour  voir 
qu'elles  élaient  contraires  à  leur  théologie.  Mais  voici  un 
événement  qui  leur  ôLu  tout  lieu  d'en  douter. 

11  y  avait  à  Paris,  dans  la  maison  de  i'Dratoire  de 
Saint-llonoré,  un  jeune  père  fort  entêté  des  sentiments 
de  Jansénius.  Il  arriva  comme  par  hasard  que  le  P.  Ma- 
lebranche  eut  avec  lui  une  dispute  dans  laquelle  il  eut  le 
bonheur  de  le  convaincre  ^  et  de  la  solidité  de  ses  prin- 
cipes et  de  la  fausseté  des  sentiments  de  l'Augustin 
d'Ypres,  qu'il  lui  montra  être  bien  dillerent  de  l'Augustin 
d'ilippone.  Quelque  temps  après,  ce  jeune  père-,  fort 
habile  dans  l'histoire,  fut  nommé  par  son  générai  pour 
enseigner  dans  le  séminaire  de  Saint-Magloire  la  théologie 
positive,  c'est-à-dire  celle  qui  consiste  dans  la  simple 
exposition  des  dogmes  de  sa  foi  tirés  de  l'Ecriture,  et  dé- 
cidés par  les  conciles.  11  demanda  au  P.  Malebranche  un 

1  II  se  rendit  au  sentiment  de  so7i  adversaire ,  ce  qui  est  bien 
rare  dans  les  disputes  de  tliéologie.  (Adry.) 

2  C'était  le  P.  le  Vassor,  janséniste,  matehranchiste.  enfin  cal- 
Yinisto.  Il  écrivit  en  WolhiwdaX Histoire  de  Louis  XIII;  il  disait 
de  .lansénius  qu'il  avait  lu  saint  Augustin  avec  les  lunflti's  de 
Calvin...  Ne  à  Orléans  vers  1648.  quitte  l'Oratoire  vers  If.oo,  se 
retire  eu  Hollande  en  1605;  sa  mort  en  Angleterre  en  171S.  U 
était  d'une  grosseur  et  d'une  graisse  énorme...,  vante  beaucoup 
le  livre  du  F.  le  Porc,  son  confrère,  contre  Jansénius.  {Aussi 
Jurieu ,  dans  /'Esprit  de  M.  Arnauld,  raconte-t-il  que  quelques 
ecclésiastiques  lui  firent  la  malice  de  mettre  sur  la  porte  de  sa 
chambre  :  Céans  on  vend  du  porc  trais  à  l'enseigne  du  veau  gras.) 
Le  P.  le  Porc  passant  par  la  Flèche,  bien  reçu  chez  les  Jésuites, 
fait  faire  une  nouvelle  édition  ,  vers  1700,  de  son  livre  :  Les  .<rew- 
timents  de  saint  Augustin  sur  la  grâce ,  opposés  à  ceux  de  Jan- 
sénius, (gros  in -4»),  augmenté  d'une  dix-septième  preuve  pour 
faire  voir  l'opposition  des  sentiments  de  saint  Augustin  avec  l'es- 
prit de  piété.  Voir  Histoire  des  ouvrages  des  scav.,  mars  1700, 
p.  1-24. 


La   Vie  du  Ft.  P.  Malebranche  11 

petit  traité  sur  la  grâce  pour  lui  servir  de  guide  en  cette 
matière.  Il  l'obtint  et  en  suivit  les  principes.  Il  se  déclara 
hautement  contre  Jansénius.  La  chose  même  alla  si  ioin, 
que,  dans  ses  conférences,  il  avait  coutume  de  dire  ((ue 
cet  évêque  n'avait  lu  saint  Augustin  qu'avec  les  lunettes 
de  Calvin.  Cela  fit  grand  bruit  à  Paris.  On  ne  parlait  que 
delà  conversion  du  professeur  de  Saint-Magloire,  jusque-là 
reconnu  pour  un  parfait  janséniste.  On  lui  demanda  qui 
avait  fait  ce  miracle,  et  il  eut  la  générosité  de  dire  que 
c'était  au  P.  Malebranche  qu'il  en  avait  l'obligation. 

M.  Arnauld,  qui  comptait  beaucoup  sur  ce  professeur, 
fut  très  sensible  à  la  perte  qu'y  faisait  son  parti ,  d'autant 
plus  qu'elle  fut  accompagnée  de  plusieurs  autres.  Car  on 
vit  alors  la  différence  qu'il  y  a  entre  combattre  les 
hommes  par  autorité,  et  les  combattre  par  raison.  Les 
molinistes,  qui,  depuis  quarante  ans  de  guerre,  n'avaient 
presque  employé  contre  les  jansénistes  que  l'épée  des 
souverains,  n'avaient  fait  que  les  confirmer  dans  leurs 
opinions  dangereuses,  au  lieu  que  le  P.  Malebranche, 
par  la  voie  pacifique  des  entretiens  particuliers,  et  en  ne 
leur  parlant  que  raison ,  en  convertit  plusieurs  en  peu  de 
jours. 

Pendant  que  les  conversions  se  multipliaient  et  que  les 
nouveaux  convertis  déclaraient  partout,  à  l'exemple  du 
professeur  de  Saint -Magluire,  l'obligation  qu'ils  avaient 
à  l'auteur  de  leur  changenietit,  tous  les  bons  jansénistes 
en  murmuraient,  surtout  MM.  de  Port- Royal.  Mais  ils 
n'avaient  point  lieu  de  se  plaindre.  Le  P.  Malebranche, 
en  combattant  leurs  erreurs,  savait  toujours  dédommager 
leur  amour-propre  en  parlant  de  leurs  personnes  avec 
beaucoup  d'estime;  de  sorte  i[ue  iM.  Arnauld  ne  put  en- 
core se  résoudre  à  se  fâcher  contre  un  homme  qui  en 
usait  si  honnêtement. 

Le  professeur  de  Saint-Magloire,  voyant  ces  bons  effets 


78  Bibliothèque  Oratorienne 

de  la  science  et  de  la  vertu  du  P.  Malebranche,  s'imagina 
qu'une  conférence  entre  ces  deux  grands  hommes  les 
pourrait  réunir  dans  les  mêmes  sentiments.  Il  connais- 
sait particulièrement  M.  de  Roucy  %  marquis  de  Saint- 
Preuil,  homme  d'esprit  et  de  mérite,  ami  commun  de 
l'un  et  de  l'autre,  et  de  plus  allié  de  M.  Arnauld,  dont 
il  avait  épousé  une  parente.  11  lui  déclara  son  dessein.  Le 
marquis  le  goûta  et  offrit  sa  maison  pour  la  conférence. 
M.  Arnauld  et  le  P.  Malebranche,  qui,  malgré  l'opposi- 
tion de  leurs  sentiments,  avaient  jusqu'alors  été  fort  bons 
amis,  acceptèrent  la  proposition  avec  joie.  On  prit  jour. 
On  vint  au  rendez-vous.  M.  Arnauld,  accompagné  du 
fameux  P.  Quesnel  '  et  de  M.  le  comte  de  Tréville  ^;  et  le 
P.  Malebranche  avec  le  professeur  de  Saint- Magloire, 
qui  avait  engagé  l'affaire  *. 

Ce  fut  le  comte  de  Tréville,  de  simple  soldat  avancé 
par  son  mérite  à  la  charge  de  capitaine  des  mousque- 
taires achevai  sous  Louis  XIII,  qui  ouvrit  la  séance.  Il 
avait  de  l'esprit,  de  la  science,  et  surtout  une  estime 
infinie  pour  saint  Augustin.  Il  fit  d'abord  un  long  dis- 
cours fort  étudié  pour  montrer  ce  que  nul  bon  catholique 
ne  peut  contester  que,  sur  les  matières  de  la  grâce  et  de 
la  prédestination,  ce  grand  docteur  est  l'oracle  qu'il  faut 
interroger,  puisque  l'Eglise,  dans  tous  le?  temps,  lui  a 
fait  elle-même  cet  honneur. 

1  Branche  de  la  Rochefoucauld.  C'était  le  fils  de  ce  Saint- 
Preuil,  qui  fut  décapité  par  ordre  de  Richelieu,  en  décembre 
1641. 

2  Quesnel,  à  ce  moment,  n'était  fameux  que  dans  le  bon  sens 
du  mot. 

3  Ou  de  Troisville ,  qui  quitta  le  monde  brusquement  à  la 
mort  d'Henriette  d'Angleterre.  Voir  dans  Sainte-Beuve,  Port- 
Royal,  de  curieux  détails  sur  lui. 

'•  D'après  Adry,  c'est  le  P.  Quesnel  qui  avait  lié  la  partie.  Le 
dîner  où  l'on  se  rencontra  fut  offert  par  le  marquis  de  Roucy, 
en  mai  1679. 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  79 


Le  P.  Malebranche,  aussi  grand  admirateur  de  saint 
Augustin  que  M.  Arnaulcl ,  n'eut  point  de  peine  à  con- 
venir de  ce  principe.  Il  ajouta  seulement  qu'il  fallait 
bien  entendre  ce  Père,  c'est-à-dire  selon  les  règles  de  la 
bonne  critique  et  selon  l'analogie  de  la  foi,  que  saint 
Augustia  a  eu  à  défendre  contre  les  hérétiques.  Après 
être  convenu  de  cette  première  vérité  qui  est  fondamen- 
tale dans  les  disputes  de  la  grâce,  quoi  qu'en  disent 
ceitains  théologiens,  le  P.  Malebranche  commença  avec 
son  air  tranquille  et  modeste  à  exposer  ses  sentiments 
sur  cette  matière.  Mais  à  peine  avait- il  ouvert  la  bouche 
pour  dire  une  parole,  que  la  vivacité  de  M.  Arnauld  ne 
lui  permettait  point  de  passer  outre.  Le  principe  de  son 
système  était  que  Dieu  agissait  presque  toujours  dans 
l'ordre  de  la  grâce  aussi  bien  que  dans  celui  de  la  nature 
par  des  lois  générales.  Le  docteur  l'interrompit  là.  Il 
essayait  en  vain  de  prouver  et  d'expliquer  ce  beau  prin- 
cipe qui  est  évident  pour  quiconque  est  capable  de  ré- 
flexion. Mais  on  ne  l'est  plus,  dès  là  qu'on  est  préoccupé. 
M.  Arnauld  ne  voulut  entendre  ni  preuve  ni  explication. 
Il  avait  toujours  à  y  opposer  tantôt  une  question,  tantôt 
une  conséquence,  tantôt  un  passage  de  saint  Augustin, 
et  par-dessus  le  tout  une  prévention  de  cinquante  années 
pour  le  sentiment  de  Jansénius,  où  il  avait  été  élevé 
presque  dès  son  enfance,  tellement  que  le  P.  Male- 
branche, qui  n'avait  ni  les  forces  ni  la  volubilité  de 
langue  de  son  adversaire,  fut  obligé  de  n'être  que  simple 
au(lit''ur,  dans  une  conférence  qui  n'avait  été  résolue  que 
pour  le  faire  parler.  Enfin,  las  d'une  dispute  où  l'on 
n'avançait  point,  il  dit  que  puisqu'on  ne  lui  permettait 
pas  de  s'expliquer  de  vive  voix,  il  s'engageait  à  mettre 
par  écrit  ses  sentiments  et  à  les  communiquer  à  M.  Ar- 
nauld ,  à  condition  qu'il  les  examinerait  avec  une  atten- 
tion sérieuse,  et  qu'il  lui  proposerait  aussi  paa'  écrit  ses 


80  Bibhulhèque  Orutorienae 

difficultés.  Ce  parti  fut  approuvé  par  luulc  la  compagnie, 
et  l'on  se  retira  aussi  bons  amis  qu'on  le  pouvait  être 
au  sortir  d'une  contestation  assez  échauflTée.  Ainsi  Unit  la 
conférence  du  P.  Malel)ranclie  avec  M.  Arnauld.  Elle  se 
tint  au  mois  de  mai  1679  :  ce  qui  est  à  remarquer  pour 
la  suite. 

Le  P.  Malebranche  songea  incontinent  à  exécuter  sa 
promesse.  Il  y  avait  longtemps  ([ue  ses  amis,  (jui  le 
trouvaient  par  expérience  aussi  profond  théologien  que 
philosophe  pénétrant,  le  sollicitaient  à  écrire  sur  la 
grâce.  Les  mouvements  de  sa  conscience,  qui  lui  disait 
de  communiquer  à  ses  frères  les  lumières  que  Dieu  lui 
donnait,  ne  le  pressaient  pas  moins.  Mais  jus(|uc-là 
plusieurs  raisons  l'avaient  empêché  de  s'y  rendre.  Il  avait 
une  aversion  extrême  pour  les  contestations  :  il  crai- 
gnait d'exciter  les  passions  des  hommes  sur  une  matière 
sur  laquelle  ils  n'étaient  que  trop  animés.  Il  voyait  dans 
les  deux  partis  (jui  divisaient  l'Eglise  un  acharnement 
furieux  à  traiter  d'hérétiques  tous  ceux  qui  n'entraient 
point  dans  leurs  opinions;  et  surtout,  dit-il  lui-même, 
il  sentait  un  chagrin  mortel  quand  il  était  obligé  de 
monter  sur  le  théâtre  et  de  parler  au  public.  En  un  mot 
il  fallait  un  engagement  aussi  sacré  ((u'une  parole  doimée 
pour  vaincre  là-dessus  toutes  ses  répugnances.  Il  en 
apporte  un  autre  motif  encore  plus  chrétien  dans  sa 
réponse  au  premier  volume  des  Réflexions  iMlosophiqucs 
et  théologiques  de  M.  Arnauld  : 

«  Si  dans  ce  siècle  on  n'était  pas  si  obstiné  à  soutenir 
que  Dieu  n'a  point  une  volonté  sincère  de  sauver  tous  les 
hommes,  il  ne  serait  pas  si  nécessaire  d'établir  des 
principes  propres  à  détruire  celte  malheureuse  opinion. 
Mais  la  nécessité  de  combattre  les  erreurs  fait  découvrir 
les  principes  qui  sont  propres  à  cet  effet.  Je  proteste  de- 
vant Dieu  que  c'a  été  le  motif  principal  (jui  m'a  pressé 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  81 

d'écrire.  J'espère   (|u'on  me  croira  sur  ma  parole  tou- 
chant ce  qui  s'est  passé  dans  mon  cœur  \  » 

Après  donc  avoir  tout  de   nouveau  bien  médité  h  la 
lumière  de  l'Ecriture  et  des  conciles  qui  ont  décidé  ce 
que  nous  en  devons  croire  comme  de  foi ,  il  commença 
son  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  qui  a  tant  fait  de 
bruit  dans  le  monde.  Il  y  a  bien  de  l'apparence  qu'il  en 
trouva  le  plan  tout  dressé  dans  le  petit  écrit  qu'il  avait 
donné  sur  cette  matière  au  professeur  de  Saint-Magloire, 
dont  nous  avons  parlé.  (Jiioi  qu'il  en  soit,,  il  se  propose 
principalement  dans  ce  traité  deux  choses  :  la  première , 
de  justifier  les  anathèmes  d^s  souverains  pontifes  contre 
les  cinq  fameuses  propositions  ;  et  la  seconde,  d'empêcher 
les  cartésiens,  qu'il  avait  toujours  dans  le  cœur,  dose 
perdre  éternellement  en  outrant  les  droits  de  la  raison 
aux  dépens  de  la  foi ,  dont  la  raison  même  démontre  la 
nécessité.    Mais    afin  de  n'otlenser  personne,    voici  les 
règles  de  modération  qu'il  se  prescrivit  :  de  parler  de  la 
grâce,  comme  si  jamais  l'on  n'en  eût  disputé  ;  de  ne  s'at- 
tacher nommément  à  aucun  auteur  humain ,  ni  pour  le 
soutenir,  ni  pour  le  comhattre;  de  ne  citer  que  des  au- 
torités infaillibles,  l'Écriture  sainte,  parce  que  iMM.  les 
jansénistes  en  font  une  étude  particulière,  et  la  raison 
parce  que  les  cartésiens  entendent  parfaitement  ce  lan- 
gage; enfin,  de  se  contenter  d'établir  la  vérité  toute  pure, 
sans  attaquer  ni  directement  ni  indirectement  ceux  qui 
venaient  troubler  son  repos  après  avoir  troublé  celui  de 
l'Église  par  leurs  contestations  indiscrètes.   Ces  règles 
élahlies,  le  P.  Malehranche  intitula  son  livre  Traité  de  la 
nature  et  de  la  grâce,  parce  qu'en  effet  dans  les  trois  dis- 
cours qui  le  partagent,  il  parle  tour  à  tour  de  l'une  et  de 
l'autre  par  rapport  à  son  dessein. 

'  fj-ttres  du  P.  Malehranche  (Paris,  170!)),  p.  t«0. 


82  Bibliothèque  Oralorienne 

Dans  le  premier  discours ,  il  prouve  la  nécessité  des 
lois  générales  de  la  Providence,  dans  l'ordre  de  la  nature, 
et  dans  celui  de  la  grâce. 

Dans  le  second,  il  traite  de  la  grâce  du  Créateur  qu'on 
peut  appeler  naturelle ,  parce  qu'elle  appartient  à  la  pre- 
mière institution  de  la  nature,  et  de  la  grâce  du  Sauveur, 
qui  est  surnaturelle,  parce  qu'elle  est  donnée  à  des  in- 
dignes par  la  médiation  d'un  Dieu  réparateur  de  la  na- 
ture. 

Dans  le  troisième,  il  explique  la  liberté  naturelle  à 
l'homme,  et  la  manière  dont  la  grâce  la  fortifie  depuis 
que  lo  péché  l'avait  rendue  si  faible  et  si  impuissante 
pour  le  bien. 

Son  dessein  général  c'est  de  rendre  Dieu  aimable  à  ses 
créatures,  en  leur  montrant  que  dans  la  construction  de 
son  Eglise  par  Jésus-Christ,  il  agit  constamment  de  la 
manière  la  plus  sage,  la  plus  juste,  la  plus  miséricor- 
dieuse qui  se  puisse,  en  se  comportant  toujours  selon  ce 
qu'il  est,  c'est-à-dire  en  Dieu,  en  être  infiniment  parfait. 

Dans  l'exécution  de  ce  dessein  par  rapport  à  la  grâce, 
le  P.  Malebranche  devait  faire  trois  choses  :  faire  con- 
naître Dieu,  qui  en  est  l'auteur;  faire  connaître  Jésus- 
Christ,  qui,  en  tant  qu'homme,  en  est  le  distributeur; 
faire  connaître  le  cœur  humain,  qui  en  est  le  sujet.  Mais 
parce  qu'il  ne  suffit  pas  de  consulter  ici  la  raison,  il  fal- 
lait encore,  en  traitant  de  la  grâce,  faire  voir  aux  Péla- 
giens  qui  ne  sont  encore  que  trop  communs,  sa  néces- 
sité, sa  gratuité,  son  efficacité. 

Sa  nécessité,  c'est-à-dire,  comme  le  dit  partout  saint 
Augustin  après  Notre -Seigneur  lui-même,  que  Ton  ne 
peut  faire  aucun  bien  sans  elle. 

Sa  gratuité ,  c'est-à-dire  qu'elle  n'est  point  due  aux 
mérites  naturels,  ni  aux  vertus  humaines  les  plus  hé- 
roïques. 


La   Vie  du  H.  P.  Malebranchc  83 


Son  efficacité,  c'est-à-dire  que  sa  force  lui  vient  d'elle- 
même  ,  puisqu'elle  n'est  autre  chose  que  l'action  de  Dieu 
sur  notre  cœur  ^ . 

Voilà ,  en  substance ,  tout  ce  que  renferme  le  Traité  de 
la  nature  et  de  la  grâce,  où  l'on  voit  en  peu  de  paroles 
plus  de  vraie  théolosfie,  c'est-à-dire  plus  de  raisonnements 
solides  et  sans  équivoques  sur  les  vérités  de  la  foi,  que 
dans  les  plus  gros  volumes  qui  ont  paru  de  nos  jours  sur 
cette  matière.  H  ne  tiendra  qu'au  lecteur  équitable  d'en 
faire  la  comparaison  pour  vérifier  par  lui-même  la  pro- 
position que  j'avance;  mais  ce  qu'il  y  eut  en  cela  de  plus 
étonnant,  c'est  qu'un  ouvrage  si  profond,  si  bien  soutenu 
dans  toutes  ses  parties,  si  plein  d'agréments  pour  les 
personnes  capables  de  goûter  la  belle  métaphysique, 
n'ayant  été  commencé  qu'au  mois  de  juin  1679,  se  trouva 
fini  au  mois  d'août  de  la  même  année ,  ce  qui  fit  dire 
quelque  temps  après  au  premier  auteur  de  la  'République 
des  lettres  "  ces  paroles  sensées  que  je  rapporte  ici  pour 

1  Suit  dans  le  manuscrit  une  longue  analyse  du  Traité  de  la 
nature  et  de  la  grâce,  qui  va  de  la  page  240  h  tapage  278. 

2  Bayle,  dans  les  Nouvelles  du  mois  d'août  1684.  Bayle  faisait 
imprimer,  à  ce  qu'on  dit,  les  ouvrages  du  P.  Malebrauche  en 
Hollande,  chez  Reinier  Leers.  Le  P.  Malebranche  disait  que  Bayle 
approuvait  tous  les  principes  de  la  Recherche  de  la  véiité.  JM.  de 
Crouzas,fils  d'un  colonel,  devint  professeur  de  philosophie.il  était 
protestant,  natif  de  Lausanne.  Il  a  beaucoup  écrit  surtout  contre 
le  pyrrhonisme.  M.  de  Fouché,  secrétaire  de  l'Académie,  dans  le 
volume  de  1730,  en  faisant  son  éloge,  rapporte  ce  fait:  Un  jour, 
étant  à  Leyde ,  il  eut  plusieurs  conversations  avec  Bayle  sur  le 
pyrrhonisme,  sur  quoi  insistait  fort  ce  dernier.  M.  Bayle,  peu  de 
tpmps  apri'S,  fut  attaqué  d'une  migraine  violente.  1\L  de  Crouzas 
alla  le  voir,  et  lui  dit  en  entrant  :  Assurément,  Monsieur,  vous 
ne  nierez  pas  que  la  migraine  soit  un  mal.  Bayle  répondit  qu'il 
ne  voyait  pas  pourquoi  on  tirait  cette  conséquence.  On  disputa 
de  part  et  d'autre,  et  Bayle  ne  convint  de  rien.  L'historien 
ajoute  qu'apparemment ,  si  la  dispute  eût  duré  plus  longtemps, 
l'argument  de  M.  Crouzas  fût  devenu  encore  plus  fort. 

Le  fameux  Scot ,  cordelier,  raisonnait  à  peu  près  de  môme 


Si  Biblioihèque  Oratorienne 

faire  connaître  ce  que  les  plus  beaux  esprits  en  pensèrent 
alors,  excepté  néanmoins  ceux  qui  avaient  intérêt  de 
penser  autrement. 

«  Quand  même,  dit-il,  on  ne  conviendrait  pas  de  l'hy- 
pothèse de  l'auteur,  on  serait  contraint  d'avouer  qu'on 
n'a  peut-être  jamais  formé  eu  si  peu  de  temps  un  sys- 
tème si  bien  lié  sur  aucun  point  de  théologie  de  la  pro- 
fondeur du  mystère  de  la  grâce;  et  on  ne  lui  rendrait 
point  justice,  si  on  ne  reconnaissait  qu'on  ne  peut  avoir 
le  génie  plus  vaste,  plus  étendu,  plus  net  et  plus  péné- 
trant. Ainsi,  ceux  qui  se  plaignent  qu'on  ne  comprend 
rien  dans  ses  livres,  s'en  doivent  prendre  ou  à  la  petitesse 
de  leur  esprit  ou  au  peu  d'habitude  qu'ils  ont  avec  les 
matières  abstraites.  »  Il  pouvait  ajouter  sans  crainte, 
ou  à  leur  prévention  ou  à  leur  peu  d'équité. 

Le  P.  Malebranche,  ayant  achevé  son  traité,  songea 
incontinent  à  s'acquitter  de  sa  parole.  Il  en  envoya  une 
copie  à  M.  de  Roucy,  sur  la  tin  d'août  1679,  pour  la  faire 
tenir  à  M.  Arnauld  ,  le  priant  en  même  temps  d'écrire  à 
ce  docteur  que  s'il  voulait  bien  se  donner  la  peine  de 
lire  cet  ouvrage  et  d'en  dire  son  avis,  ce  fût  sous  cette 
condition  qu'il  n'en  jugeât  qu'après  l'avoir  examiné  de 
telle  sorte,  qu'il  fût  assuré  de  l'avoir  entendu  parfaite- 
ment. Mais  il  arriva  un  contretemps  qui  fut  cause  de 
bien  des  malentendus  de  part  et  d'autre. 

Ce  docteur  avait  jugé  à  propos  de  sortir  de  France  ' 
pour  se  dérober  aux  nouvelles  persécutions  que  ses  en- 
nemis commencèrent  à  lui  faire  au  mépris  de  la  Paix  de 


contre  ceux  qui  nient  la  liberté  de  l'homme.  Après  en  avoir  donné 
différentes  preuves  il  conclut  ainsi  :  «  Si  nos  adversaires  ne  se 
rendent  point  à  toutes  ces  raisons,  qu'on  prenne  un  bâton,  et 
qu'on  les  frappe  jusqu'à  ce  qu'ils  conviennent  qu'on  est  libre  de 
ne  les  plus  frapper.  » 
1  11  était  parti  le  17  juillet  1679  pour  les  Pays-Bas. 


I 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  85 

Clément.  Ils  avaient  trouvé  le  moyen  de  prévenir  le 
roi,  et  on  sait  assez  que  ce  prince  avait,  comme  la  plu- 
part, le  défaut  de  ne  revenir  guère  de  ses  préventions. 
II  en  avait  beaucoup  contre  tout  ce  qu'on  appelle  jansé- 
nisme :  une  mère  espagnole  et  un  premier  ministre 
italien  l'y  avaient  élevé.  Les  jésuites,  ses  confesseurs, 
n'avaient  rien  oublié  pour  l'y  entretenir.  Il  n'en  fallut 
pas  davantage  pour  l'irriter  contre  M.  Arnauld.  On  lui 
disait  que  ce  docteur  tenait  chez  lui  des  conférences  très 
préjudiciables  au  bien  de  la  religion  \  que  sa  maison 
était  un  rendez-vous  de  jansénistes;  que  tous  les  ecclé- 
siastiques mécontents  du  royaume  s'adressaient  à  lui 
comme  à  l'oracle  du  parti,  et  y  trouvaient  infailliblement 
un  asile  tout  prêt  contre  leurs  évê([ues;  que  c'était  une 
chose  fort  contraire  à  la  paix  de  l'Etat  et  à  l'autorité  du 
roi.  Voilà  l'endroit  sensible  et  délicat.  Le  docteur  ne  pou- 
vait ignorer  ce  qui  se  tramait  à  la  cour  contre  sa  per- 
sonne. 11  y  avait  un  njveu  ministre  d'Etat.  C'était  l'il- 
lustre M.  de  Pomponni!  ^  C'est  pourquoi  il  prit  le  des- 
sein de  se  cacher,  non  plus  en  France,  qui  commençait  à 
n'être  plus  un  pays  de  franchise,  mais  dans  quelque  pays 
libre,  où  les  jésuites  fussent  moins  puissants.  Il  choisit 
la  Flandre.  Il  en  fit  confidence  à  trois  ou  quatre  per- 
sonnes affidées  qui  lui  gardèrent  si  bien  le  secret,  (jue  le 
P.  Malebranche  n'en  sut  rien. 

Je  ne  sais  si  M.  de  Roucy  en  était  mieux  informé;  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne  manqua  point  de  mettre 
le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  en  main  sûre^  pour 
l'envoyer  à  M.  Arnauld,  avec  un  billet  en  date  du  mois 


1  Voir  los  Letlrei^  de  M.  ArnauH ,  t.  TIF,  lett.  177,  etc. 

2  Simon  Arnnuld ,  second  fils  d' Arnauld  d'AndUly. 

3  C'est  Nicole  qui  se  chargea  de  faire  remettre  à  Arnauld  le 
manuscrit  de  Malebranche.  (Adry.) 


86  Bibliothèque  Oralorienne 

de  mars  1680.  Mais  soit  qu'on  eût  négligé  de  le  faire, 
ou  que  le  livre  ne  pût  atteindre  ce  docteur,  qui,  dans 
les  commencements  de  son  séjour  dans  les  Pays-Bas, 
changeait  assez  souvent  de  demeure ,  il  ne  lui  fut 
rendu  que  vers  le  commencement  d'avril  de  l'année  sui- 
vante. 

Cependant  le  P.  Malebranche,  qui  ne  savait  pas  la 
retraite  de  M.  Arnauld,  était  fort  surpris  de  ne  point 
entendre  de  nouvelles  de  son  traité,  d'autant  plus  que 
les  amis  de  ce  docteur  aflectaient  d'en  répandre  des  bruits 
fort  désavantageux.  Cela  lui  donnait  bien  à  penser,  et  on 
ne  peut  disconvenir  que  tout  philosophe  qu'il  était,  il  ne 
fût  un  peu  en  peine,  jusiiu'à  ce  qu'il  apprit  (|ue  M.  Ar- 
nauld s'était  retiré  de  France,  et  que  son  traité  l'avait 
suivi  de  fort  près.  Il  fut  bien  aise  de  pouvoir  justiticr  le 
silence  de  son  censeur.  Mais  voyant  (|u'il  y  demeurait 
trop  longtemps,  il  pria  M.  de  Roucy  de  lui  en  écrire.  On 
lui  écrivit,  point  de  réponse.  Il  lui  en  écrivit  lui-même, 
point  de  nouvelles  encore;  les  amis  du  P.  Malebranche, 
plus  ardents  que  lui  pour  ses  intérêts,  se  lassèrent  enfin, 
et  interprétèrent  fort  mal  ce  silence,  attendu  que  les 
partisans  de  M.  Arnauld  ne  le  gardaient  pas  trop  bien  *. 
Tout  Paris  en  était  témoin.  Il  y  en  eut  même  qui  lui 
rapportèrent  qu'ils  savaient  de  très  bonne  part  que 
M.  Arnauld  avait  parlé  de  son  livre  avec  le  dernier  mé- 
pris. C'est  pourquoi  ils  le  conjurèrent  d'en  permettre 
l'impression,  afin  que  le  public  en  jugeât  et  que  la 
vérité  fît  taire  les  faux  bruits  qui  en  couraient  de  toutes 
parts.  Le  P.  Malebranche,  qui  ne  pouvait  croire  tout  ce 


1  Le  P.  Quesnel  reçut  une  lettre  d'Arrrauld,  la  lut  à  se.t  amis, 
et  répandit  partout  que  le  P.  Malebrariche  avait  des  sentiments 
erronés...  Le  P.  Quesnel  est  do7ic  la  véritable  cause  de  la  dis- 
pute, au  moins  publique,  du  P.  Malebranche  et  de  M.  Arnauld. 
(Adry.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  87 

qu'onjui  rapportait  de  M.  Arnauld,  désaprouvace  parti, 
et ,  après  avoir  remercié  ses  amis  de  leur  zèle  et  de  leur 
charité,  se  résolut  de  prendre  encore  patience;  mais 
enfin,  ne  recevant  de  Flandre  aucune  nouvelle,  ses  amis 
revinrent  à  la  charge  armés  d'un  si  grand  nombre  de 
raisons,  que  le  V.  Malehranche  ne  put  résister  à  leurs 
attaques. 

Le  plus  ardent  de  ces  messieurs,  comme  le  plus  ha- 
bile, était  le  célèbre  abbé  de  Catelan%  un  des  premiers 
membres  de  l'Académie  royale  des  sciences,  bel  esprit, 
agréable  et  pénétrant,  grand  méditatif,  et  instruit  à  fond 
des  principes  de  la  Recherche  de  la  vérité.  C'est  à  lui  que 
le  P.  Malehranche,  partant  pour  la  campagne  au  prin- 
temps de  1680,  confia  son  manuscrit  pour  en  faire  ce 
qu'il  lui  plairait.  Il  y  avait  ajouté  une  courte  préface  dans 
laquelle  il  demandait  au  lecteur  deux  choses  :  1°  qu'il  ne 
regardât  son  traité  que  comme  un  essai;  2°  qu'il  n'en 
jugeât  point  par  prévention,  sans  l'avoir  parfaitement 
compris. 

L'abbé  de  Catalan  ne  perdit  point  de  temps.  Sans 
s'amuser  à  chercher  en  France  '  des  reviseurs  et  des  pri- 
vilèges pour  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  il  en 
écrivit  en  Hollande  à  Elzévir,  qui,  certain  du  succès, 
n'en  différa  point  l'impression. 

M.  Arnauld  avait  enfin  reçu,  vers  le  commencement 
d'avril  1680,  la  copie  qu'on  lui  avait  envoyée'.  Vers  la 
mi-juin  suivant,  il  vint  à  Amsterdam  avec  un  de  ses  amis 
pour  faire  imprimer  la  seconde  partie  de  sa  réponse  au 
fameux  M.  Mallet.  Je  dis  fameux,  par  le  mépris  où  ce 

1  De  Bretagne. 

2  On  ne  passera  point  cela  ici.  fP.  Lelong.) 

3  Ainsi  Arnaidd  avait  bien  reçu  le  traité  de  Malehranche ,  et 
M.  Blampignon  fait  une  grave  erreur  en  disant  le  contraire. 
(Op.  cit.,  p.  o6.) 


88  Bibliothèque  Oratorienne 

docteur  a  fait  tomber  les  écrits  qu'il  avait  faits  contre  le 
Nouveau  Testament  de  Mons,  fameux  dans  un  autre 
sens,  et  qui  peut-être  méritait  un  autre  sort^  M.  Arnauld 
avait  trop  bien  battu  le  calvinisme,  qui  est  en  Hollande 
la  religion  dominante,  pour  vouloir  y  être  connu.  11 
chargea  donc  son  ami  de  traiter  avec  EIzévir,  pour  l'im- 
pression de  son  nouvel  ouvrage.  L'imprimeur  le  pria 
d'attendre  qu'il  eût  achevé  le  Traite  de  la  nature  et  de  la 
grâce,  qu'on  lui  avait  dit  être  du  P.  Malebranche,  de  l'O- 
ratoire. A  ce  nom,  l'ami  de  M.  Arnauld,  surpris  et 
frappé,  demanda  communication  de  cette  pièce.  Le  moyen 
de  refusera  un  homme  qui  parlait  en  qualité  d'ambassa- 
deur du  grand  Arnauld  !  EIzévir  le  lui  donna  pour  deux 
jours.  On  peut  juger,  par  le  caractère  de  cet  illustre  doc- 
teur de  Sorbonne,  quels  furent  ses  sentiments,  quand  il 
apprit  qu'un  ouvrage,  qu'on  lui  avait  envoyé  pour  exami- 
ner, était  déjà  sous  la  presse.  Il  le  lut  pour  la  première 
fois  dans  cette  disposition  si  peu  favorable  à  l'auteur,  ou 
plutôt,  comme  il  l'avoua  lui-même,  il  le  parcourut  avec 
beaucoup  de  précipitation.  Cela  ne  l'empêcha  point  d'en 
porter  son  jugement.  Un  livre,  dont  les  principes  sur  la 
nature  et  sur  la  distribution  de  la  grâce  étaient  si  con- 
traires aux  siens,  ne  pouvait  manquer  d'être  mauvais.  Il 
fit  donc  prier  l'imprimeur  d'en  suspendre  l'impression, 
jusqu'à  ce  qu'on  eût  un  nouvel  ordre  de  l'auteur,  ce  qui 
lui  fut  encore  accordé.  Car  la  grande  et  juste  réputation 
qu'il  avait  acquise  dans  la  république  des  lettres,  lui 
donnait  presque  partout  une  autorité  despotique.  Aussitôt 


'  Mallet  fit  deux  écrits  contre  la  version  de  Mons ,  à  laquelle 
Bossuet  reprochait  surtout  «  qu'elle  affectait  trop  de  politesse, 
et  qu'elle  voulait  faire  trouver  dans  la  traduction  un  agrément 
que  le  Saint-Esprit  a  dédaigné  dans  l'original  ».  {Lettre  au  ma- 
réchal de  Bellefond,  édit.  Lâchât,  xxvi,  175.) 


La   Vie  du  R.  P.  Molebranchc  89 

il  écrivit  très  fvjrteinent  au  célèbre  P.  Qiicsnel ,  qui  de- 
meurait alors  à  Saint-Honoré  ^  avec  le  P.  Malebranche.  Il 
lui  manda  en  propres  termes ,  qu'il  avait  été  obligé  de 
parcourir  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  avec  beau- 
coup de  précipitation,  et  que  les  conséquences  lui  en  pa- 
raissaient terribles  :  d'oi!i  il  concluait  qu'il  fallait  engager 
le  P.  Malebranche  à  la  suppression  de  son  livre'. 

L'abbé  de  Catelan  ne  s'endormit  pas.  Le  P.  Quesnel , 
ayant  lu  la  lettre  de  M.  Arnauld  à  un  de  ses  amis,  qui 
apparemment  en  avait  un  autre,  cet  abbé  en  fut  informé. 
Il  écrivit  incontinent  au  P.  Malebranche,  pour  le  conjurer 
de  ne  point  se  laisser  fléchir,  puisqu'il  était  assez  mani- 
feste que  le  silence  de  M.  Arnauld  était  un  silence  af- 
fecté, qui  ne  méritait  point  d'égard.  On  se  rendit  à  ses 
instances,  et  le  Traité  parut  sur  la  ^n\  de  l'année  '. 

Je  suppose  que  In  P.  Quesnel ,  qui  était  alors  des  amis 
du  P.  Malebranche,  exécuta  la  commission  de  M.  Ar- 
nauld, mais,  n'en  ayant  point  de  connaissance  certaine, 
je  ne  l'assure  pas.  La  seub;  chose  que  j'en  ai  pu  décou- 
vrir, c'est  qu'au  lieu  d'en  écrire  d'abord,  ou  à  RI.  de 
Roucy,  ou  au  P.  Malebranche,  il  s'en  ouvrit  à  des  per- 
sonnes qui  ne  furent  pas  plus  discrètes  que  lui,  car  elles 
répandirent  dans  l'Oratoire  et  dans  Paris  que  le  livre  du 
P.  Malebranche  renversait  le  vrai  système  de  la  prédesti- 
nation et  de  la  grâce.  On  en  murmurait  assez  publique- 
ment, lorsque  le  Traité  parut  en  France.  On  le  lut  avec 
tant  d'avidité,   (|u'il   en  fallut  faire   quatre  éditions  en 


^  Il  fut  renvoyé  de.  Paris  à  Orléans  par  ordre  du  roi,  eu  1081. 
M.  de  Harlai  en  fut  le  ijorteur. 

2  Le  Traité  de  la  nature  et  dr  la  (/rârp  ayant  fait  cnimaitre  à 
.MM.de  Port-Hoyal  qui'  l'auteur  de  la  llecherdie  de  lu  vérité  n'était 
point  janséniste,  comme  il  l'avaient  cru,  n'eut  pas  le  bonheur  de 
leur  plaire.  (Bayle,  Recherche  des  lettres,  août  1G84.) 

3  ifi.sn. 


90  Bibliothèque  Oratorienne 

moins  de  quatre  ans,  mais  aussi  avec  tant  de  prévention, 
qu'il  eut  dans  les  commencements  presque  autant  de 
critiques  que  de  lecteurs.  La  plupart  n'étant  point  ins-  ^ 
truits  des  principes  d'une  solide  métaphysique,  n'y  en- 
tendaient rien,  et  le  condamnaient  par  cette  seule  raison. 
D'autres,  ne  se  mettant  point  à  la  place  de  ceux  pour 
qui  principalement  on  l'avait  composé,  je  veux  dire  les 
philosophes,  qui  ne  se  payent  que  de  raisonnements  pro- 
fonds, trouvaient  mauvais  que  dans  un  traité  de  théolo- 
gie, on  n'eût  point  cité  les  saints  Pères.  Les  uns  deman- 
daient :  qu'est-ce  que  ces  volontés  générales  par  lesquelles 
Dieu  fait  tout,  et  le  moyen  de  les  reconnaître?  Les  autres, 
plus  ignorants  ou  de  plus  mauvaise  foi,  disaient  que  le 
système  des  volontés  générales  détruisait  les  miracles.  11 
y  on  eut  même  qui  trouvèrent  à  redire  que  le  P.  Male- 
hranche  eût  avancé  que  le  principal  des  desseins  de  Dieu, 
dans  la  création  du  monde,  était  l'incarnation  de  son 
Fils  unique,  comme  si,  disaient-ils,  elle  était  nécessaire 
pour  sanctifier  son  ouvrage  et  pour  le  rendre  digne  de 
son  action  divine.  Ceux-ci  trouvaient  à  redire  qu'on  eût 
étahli  dans  la  sagesse  de  Dieu  le  principe  de  la  prédestina- 
tion et  de  la  distribution  de  la  grâce;  ceux-là,  qu'on  n'eût 
point  donné  à  Jésus-Christ,  en  tant  qu'homme,  une 
connaissance  actuelle  assez  parfaite  et  assez  étendue,  ou 
plutôt  infinie.  Enfin,  plusieurs,  qui  aimaient  les  ténèbres, 
ne  pouvaient  souiTrir  qu'on  eût  entrepris  d'éclaircir  nos 
mystères  par  la  raison.  Point  de  grâce  efficace  par  elle- 
même,  disaient  les  thomistes,  qui  voyaient  avec  indigna- 
tion leur  prémotion  physique  renversée.  Point  d'indiffé- 
rence active,  disaient  les  molinistes,  qui  devaient  être 
assez  contents  de  l'auteur,  s'ils  l'eussent  bien  entendu,  ou 
s'ils  s'entendaient  bien  eux-mêmes.  Ils  ne  le  furent  pour- 
tant pas  ,  parce  qu'il  semblait  qu'il  détruisait  leur  grâce 
universelle,  avec  quelques  autres  de  leurs  dogmes  favoris. 


La   Vie  du  R.  P.  Malehranche  91 

Point  de  grâce  irrésistible,  disaient  les  jansénistes.  Ceux-ci 
étaient  les  plus  scandalisés  de  tous  :  et  ce  qui  les  scan- 
dalisa davantage,  fut  que  le  traité  du  P.  Malebranche 
leur  enleva  plusieurs  bons  esprits,  sur  lesquels  ils  comp- 
taient beaucoup,  et  les  empêcha  d'en  gagner  plusieurs 
autres  qui  avaient  de  l'inclination  pour  leur  système, 
parce  qu'en  etlet,  à  quelque  chose  près,  ces  théologiens 
raisonnent  beaucoup  mieux  que  ni  les  thomistes,  ni  les 
molinistes.  On  peut  juger  par  là  quelles  furent  leurs  cla- 
meurs en  cette  occasion,  car  il  faut  leur  rendre  cette  jus- 
tice :  les  jansénistes  sont  les  premiers  hommes  du  monde 
pour  crier  haut ,  si  peu  qu'on  les  blesse. 

Quoiqu'il  en  soit,  ils  suscitèrent  à  notre  auteur  des 
ennemis  de  toutes  parts,  et  de  toute  espèce,  des  prélats, 
des  moines,  des  ecclésiastiques,  des  séculiers.  Mais  le 
chagrin  le  plus  sensible  que  le  P.  Malebranche  eut  à  dé- 
vorer, fut  de  voir  son  général  déclaré  contre  lui.  C'était 
alors  le  P.  de  Sainte-Marthe,  rigoureux  thomiste,  et  si 
rigoureux ,  qu'il  était  fort  soupçonné  de  jansénisme  :  fa- 
tale réputation,  qui,  jointe  à  un  petit  démêlé^  qu'il  eut 


'  Du  temps  de  M.  de  Ilarlay,  il  y  avait  à  Paris  un  fameux 
prédicateur  nommé  Soanen,  oratorien,  depuis  évêque  de  Senez, 
grand  moliniste  et  fort  ami  de  l'archevêque.  On  dit  qu'il  lui  rap- 
portait ce  qui  se  passait  dans  son  corps,  et  qu'un  jour  il  lui 
donna  un  écrit  capable  de  le  convaincre  qu'il  y  avait  dans  l'O- 
ratoire plusieurs  jansénistes.  M.  de  Plarlay  manda  M.  de  Sainte- 
Marthe,  général  de  l'Oratoire,  qui  se  rendit  à  l'archevêché.  Au 
commencement  de  leur  conversation,  on  vint  demander  le  pré- 
lat pour  quelque  affaire.  11  sortit  de  l'appartement  et  laissa  seul 
notre  général.  Celui-ci,  dit-on,  aperçAit  sur  une  table  l'écrit  qu'on 
voulait  lui  montri'r.  Il  le  mit  à  sa  poi^he;  le  prélat  étant  rentré 
dit  à  .M.  de  Saiute-.Marthe  pourquoi  il  l'avait  mandé;  l'autre  ré- 
pondit tranquillement  qu'il  faudrait  des  preuves.  Eh  bien,  dit  le 
prélat,  je  vais  vous  en  donner;  il  chercha  son  écrit,  et  ne  l'ayant 
point  trouvé,  il  pria. M.  do  Sainte-Marthe  de  revenir  une  autre  fois. 
L'archevêque  tourna  tout  et  ne  trouva  rien.  11  en  fut  extrême- 
ment irrité,  car  il  soupçonna  le  général  d'avoir  enlevé  la  pièce. 


92  Bibliothèque  Oralorienne 

avec  M.  l'archevêque  de  Paris,  lui  valut,  quelques  années 
après,  une  lettre  de  petit  cachet.  Voyant  que  le  P.  Male- 
branche  n'entrait  point  dans  ses  vues,  comme  on  l'avait 
espéré  dans  l'Oratoire,  il  entreprit  de  lui  susciter  des  ad- 
versaires puissants,  qui  arrêtassent  dans  le  monde  le 
progrès  de  ses  principes.  Il  y  réussit.  Il  trouva  moyen  de 
lui  attirer  sur  les  bras  le  célèbre  M.  Bossuet,  évêque  de 
Meaux.  Ce  prélat  était  un  homme  d'un  génie  rare,  d'un 
savoir  profond,  connu  par  divers  ouvrages,  histoires, 
controverses,  pastorales,  oraisons  funèbres,  etc.,  dans 
lesquels  on  admire  avec  une  grande  politesse,  un  bon 
sens  toujours  soutenu,  et  une  majesté  naturelle,  où  l'art 
ne  saurait  atteindre ^Le  roi  l'avait  autrefois  nommé  pour 


11  lui  en  fil  de  vifs  reproches,  lui  soutenant  fortement  qu'il  n'y 
avait  que  lui  seul  qui  put  avoir  pris  son  écrit.  Le  Père,  sans 
rien  avouer,  se  défendit  de  son  mieux;  mais  quelque  temps 
après  ou  lui  envoya  la  lettre  de  cachet  dont  on  parle  ici.  —  No;<.s 
avonx  prouvé  dans  le  l^rétendu  jansénisme  du  P.  de  Sainte- 
Marthe ,  p.  75  et  suiv.,  que  c'est  une  erreur  de  la  puste  qui  mit 
le  (jénéral  de  l'Oratoire  eu  possessio?i  de  cette  dénonciation. 

1  M.  Bopsuet  disait  du  livre  de  Jansénius  que  s'il  était  mis  à 
l'alambic  il  n'en  sortirait  que  les  cinq  propositions.  Le  P.  André 
m'a  dit  le  savoir  de  .M.  l'ahho  de  Cordemoi,  dont  le  père  avait 
été  lecteur  de  iL  le  Dauphin.  Le  prélat  en  était  le  précepteur. 
[Cette  note,  comme  on  le  voit,  est  de  M.  de  Quens.)  Né  à  Dijon 
en  16ï^7,  morten  1706,  il  était  d'une  famillede  robe  considérable  au 
Parlement  de  Metz.  M.  Bossuet  fit  donner  des  avertissements  à 
yi.  Arnauld  d'être  plus  circonspect  dans  ses  écrits,  et  qu'il  prit 
garde  qu'il  ne  l'entreprit.  On  dit  que  depuis  ce  temps-là  le  parti 
fut  plus  modéré.  (Note  de  jésuite.)  M.  Bossuet  fut  prié  d'exa- 
miner le  livre  de  Quesnel  par  M.  de  Noailles,  qui  y  avait  donné 
son  approbation;  il  fit  des  notes  sans  liaison,  toutes  séparées, 
et  les  donna  au  cardinal.  Elles  n'ont  point  paru  pendant  la  vie 
de  M.  Bossuet;  mais,  en  1714,  M.  de  Noailles  les  laissa  imprimer 
en  petit  livret,  sous  le  titre  de  Justification  des  réflexions  mo- 
rales qu'on  leur  a  donné  depuis.  M.  Bossuet  avait  plusieurs  fois 
refusé  d'examiner  ce  livre,  parce  que,  disait-il,  il  y  avait  trop 
de  cartons  à  y  mettre...  Cette  note  n'est  pas  exacte  ;  pour  en  juger, 
lisez  l'écrit  de  IM.  Bossuet. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  93 

être  le  précepteur  de  monseigneur  le  Dauphin ,  et  en  for- 
mant l'esprit  du  fils,  il  avait  si  bien  jugé  le  cœur  du 
père,  ([u'il  avait  à  la  cour  un  crédit  qui  le  rendait  formi- 
dable; avec  cela  grand  théologien,  mais  élevé  dans  l'ob- 
scur thomisme,  dont  il  était  chaud  défenseur.  11  se  trou- 
vait placé  dans  un  point  de  vue,  d'où  il  n'est  pas  possible 
de  voir  clair  dans  les  principes  de  la  vraie  philosophie. 
Ayant  lu  le  Trailt\  de  la  iiafine  ot  de  la  gràre  avec  tous  les 
préjugés  de  cette  école,  il  entra  sans  peine  dans  le  des- 
sein du  P.  de  Sain  te -Marthe.  Il  résolut  d'écrire  contre 
l'auteur. 

M.  le  duc  de  Chevreuse,  à  qui  il  en  parla,  quoique  ami 
du  P.  Malebranche,  ne  l'en  dissuada  pas,  mais  avant 
que  d'en  venir  à  une  dispute  publique,  il  fut  d'avis  qu'il 
fallait  tenter  la  voie  d'une  conférence,  pour  y  expliquer 
d'abord  chacun  ses  sentiments.  M.  de  Meaux  y  consentit, 
et  ils  allèrent  de  ce  pas  trouver  le  P.  Malebranche ,  qui 
ne  s'attendait  à  rien  moins  qu'à  une  pareille  entrevue. 
Le  prélat,  qui  était  franc  et  sincère,  ne  biaisa  point.  Il 
débuta  par  lui  faire  entendre  que,  pour  être  catholique 
sur  la  grâce,  il  devait  embrasser  la  doctrine  de  saint 
Thomas,  et  que  c'était  pour  l'y  amener  qu'il  voulait  avoir 
avec  lui  une  conférence  sur  le  nouveau  système  qu'il 
avait  donné  sur  cette  matière.  Le  P.  Malebranche  était 
trop  sage  pour  accepter  la  proposition.  M.  de  Mcaux 
était  fort  vif  dans  la  dispute,  et  on  craignait,  en  l'imi- 
tant, de  lui  manquer  de  respect.  11  parlait  avec  autorité, 
et  on  ne  pouvait  lui  répondre  sur  le  même  ton.  D'ailleurs, 
son  crédit  à  la  cour  et  dans  l'Eglise  de  France,  donnait 
lieu  de  craindre  que  s'il  allait  mal  prendre  les  choses,  il 
ne  décriât  le  système  aux  dépens  de  l'auteur.  Enfin,  soit 
préjugé,  soit  défaut  de  méditation,  il  ne  paraissait  point 
assez  au  fait.  Le  P.  Malebranche  se  contenta  donc  de  lui 
dire,  en  général,  que  tous  les  thomistes  ne  sont  point 


94  Bibliothèque  Oratorienne 

disciples  de  saint  Thomas  ;  que  la  matière  de  la  prédes- 
tination et  de  la  grâce  étaient  trop  difficiles  à  débrouiller 
dans  une  conversation.  En  un  mot,  qu'il  ne  dirait  rien 
que  par  écrit,  et  après  y  avoir  bien  pensé.  «  C'est-à-dire, 
lui  répliqua  M.  de  Meaux,  que  vous  voulez  que  j'écrive 
contre  vous  :  hé  bien  !  il  sera  aisé  de  vous  satisfaire.  — 
Vous  me  ferez  beaucoup  d'honneur,  »  lui  répondit  le 
P.  Malelirancbe.  Après  quoi  on  se  quitta  dans  les  dispo- 
sitions que  l'on  peut  juger. 

En  ellct,  M.  de  Meaux,  piqué  du  refus  du  P.  Male- 
branche,  écrivit  contre  le  Traité  de  la  nature  et  de  la 
grâce;  mais,  ayant  montré  son  ouvrage  à  M.  de  Che- 
vreuse\  cet  ami,  homme  d'esprit  et  un  peu  plus  que  lui 
au  fait  de  ces  matières,  lui  fit  si  bien  entendre  qu'il  avait 
mal  pris  le  sens  de  l'auteur,  que,  de  peur  de  risquer 
sa  réputation,  il  abandonna  son  dessein*.  Cependant, 
comme  il  persistait  toujours  à  croire  que  ce  traité  conte- 
nait des  sentiments  dangereux,  il  le  décria  partout  avec 
beaucoup  de  zèle%  ce  qui  anima  si  fort  M.  le  chancelier 


1  Au  marquis  d'Allemans,  d'après  le  Manuscrit  de  Troyes. 

2  3/.  Bossuet  supprima  aussi  une  lettre  fort  lonr^ue  qu'il 
adressait  à  un  disciple  du  P.  Malcbranche,  et  que  l'on  trouve 
dans  la  dernière  édition  de  ce  prélat.  Il  parait  que  les  éditeurs 
n'ont  pu  la  donner  que  d'après  le  brouillon.  Elle  était  destinée 
à  M.  d'Allematis...  Le  P.  Malebranche  y  est  fort  maltraité. 
Quelques  lettres  de  M.  d'Allematis  au  P.  Malebranche  nous  por- 
tent à  croire  qu'elle  ne  lui  fut  pas  envoijée.  On  peut  croire  que 
M.  Bossuet  jugea  à  propos  de  la  supprimer.  Peut-être  commen- 
çait-il déjà  à  revenir  sur  le  compte  du  P.  Malebranche ,  c'est  la 
dernière  lettre  oh  il  en  parle  d'une  manière  peu  favorable.  Ce 
qu'il  y  a  de  certain,  quoique  les  éditeurs  de  Bossuet  n'en  parlent 
point,  c'est  que  ce  prélat,  qui  reconnut  à  la  fin  la  candeur  et 
la  simplicité  du  P.  Malebranche ,  chercha  dans  la  suite  l'occa- 
sion de  se  rapprocher  de  lui.  (Adry.) 

3  Voir  Lettre  de  M.  Bossuet  à  M.  l'évéque  de  Castorie,  vers 
1683,  citée  dans  la  lettre  235  de  M.  Arnauld,  t.  III.  11  y  témoigne 
être  fort  satisfait  du  Traité  des  idées,  dont  il  exhorte  l'auteur 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  95 

contre  cet  ouvrage,  qu'il  en  lit  arrêter  les  exemplaires. 
Le  prélat  fut  assez  content  de  ce  premier  succès,  mais 
avant  que  de  mettre  encore  la  main  à  la  plume,  il  fit  de- 
mander à  l'auteur  une  seconde  entrevue.  Le  P.  Male- 
branche, qui  n'était  que  trop  bien  averti  de  son  procédé 
un  peu  violent,  lui  écrivit  en  ces  termes  pour  s'en  dis- 
penser : 


((  Monseigneur, 

«  Je  ne  puis  du  tout  me  résoudre  à  entrer  en  con- 
férence avec  vous  sur  le  sujet  que  vous  savez.  J'ap- 
préhende, ou  de  manquer  au  respect  que  je  vous  dois, 
ou  de  ne  pas  soutenir  avec  assez  de  fermeté  des  sen- 
timents qui  me  paraissent,  et  à  plusieurs  autres,  très 
véritables  et  très  édifiants,  etc.  » 

Cette  lettre,  bien  loin  d'apaiser  M.  de  Meaux,  l'irrita 
extrêmement.  11  recommença  dans  Paris  ses  accusations 
contre  le  P.  Malebranche,  qui,  en  ayant  été  instruit,  s'en 
plaignit  à  M,  le  duc  de  Chevreuse  ^  Tandis  que  M.  de 
Meaux  et  ses  amis  se  déchaînaient  contre  noire  phi- 
losophe, ceux  de  M.  Arnaul^  ne  s'endormaient  pas.  Le 


de  combattre  avec  la  même  force  le  système  de  la  nature  et  de 
la  grâce,  qu'il  dit  contenir  tam  nova,  tam  falsa ,  tam  insana , 
tam  exitiosa  circa  gratiam  Christi  et  tam  indigna  de  ipsa  Chri- 
sti  pnrsona ,  aanciœque  ejus  animsp. ,  ecclesiœ  suœ  structurée  in- 
cumbentis  xcientia.  M.  Bossuet  ne  veut  pas  consentir  que  cette 
lettre  soit  rendue  imliliquo.  —  Elle  est  dans  Lâchât,  xxvi,  3-21. 
1  Dans  une  lettre  que  je  mets  ici ,  parce  quelle  sert  à  faire 
connaître  le  caractère  de  l'auteur  :  «  Monseigneur,  j'ai  un  cha- 
grin extrême  de  ce  que  je  viens  d'apprendre  de  M.  de  Meaux. 
Je  ne  puis  m'empécher  de  va  s  le  témoigner,  comme  à  sou  ami, 
etc.  »  (Mss.  de  Troyes.) 


96  Bibliothèque  Oralorienne 

P.  de  Sainte-Marthe  et  le  P.  Quesnel,  chacun  à  sa  ma- 
nière, le  cliagrinaient  dans  l'Oratoire  comme  un  homme 
qui  avait  des  sentiments  contraires  à  saint  Augustin,  ce 
qui  le  rendit  fort  odieux  à  ses  confrères'.  Il  faut  avoir 

1  Crci  (i  besoin  d'explication.  «  Les  confrères  du  P.  Male- 
branche ,  dit  Adry ,  appréhendaient  que  ce  livre  ne  leur  fit  de 
mauvaises  afj'aires.  »  Voilà  la  vraie  raison  des  difficultés  que 
re/iconlra  un  moment  M(debranche  à  l'Oratoire.  Et  il  faut  con- 
venir, quand  on  se  rappelle  quelle  était  à  ce  moment  la  situation 
difjicde  de  l'Oratoire  et  l'influence  de  ses  ennemis ,  il  faut  con- 
venir que  les  Oratoriens  n'avaient  pus  tout  à  fait  tort.  Du 
reste,  qu'on  le  remarque  bien,  ce  7i'est  pas  seulement  M.  Ar- 
nauld  et  les  jansénistes  qui  s'élevaient  contre  le  Traité  de  la 
nature  et  de  la  grâce,  mais  encore  Bossuet,  mais  Rome,  qui 
mit  cet  ouvrage  à  l'index.  La  conduite  des  Supérieurs  de  VO- 
raioire  fut  donc  ce  quelle  devait  être,  sage  et  prudente. 

Enfin  il  est  encore  important  que  l'on  sache  ce  qu'a  pu  être 
cette  prétendue  persécution,  qu'eut  à  souffrir  un  moment  Maie- 
branche  à  l'Oratoire.  Elle  a  dû  se  borner  à  des  difficultés  qu'on 
lui  suscita  pour  la  publication  de  ses  livres.  D'autres  tracasse- 
ries sont  impossibles  à  l'Oratoire.  Le  bon  P.  André,  qui  eut  bien 
autre  chose  à  souffrir  dans  sa  Compagnie,  et  que  son  vœu  d'obéis- 
sance obligeait  bien  de  se  soumettre  à  toutes  les  exigences  de  ses 
supérieurs ,  oublie  ici  que  la  liberté  dont  on  jouit  à  l'Oratoire  y 
rend  impossible  une  persécution  analogue  à  celle  qu'il  eut  à  subir, 
M.  Francisque  Bouillier  est  donc  totalement  dans  l'erreur  quand 
il  écrit  [page  vui  de  l'introduction  de  son  édition  de  la  Re- 
cherche): «  On  a  regret  de  dire ,  pour  l'honneur  de  l'ordre  dont 
il  était  la  plus  grande  gloire ,  qu'il  y  a  été  l'objet  de  bien  des 
tracasseries  et  qu'il  a  éprouvé  plus  d'un  chagrin,  surtout  pen- 
dant sa  longue  querelle  avec  Arnauld,  de  la  part  de  ses  chefs 
attachés  à  la  cause  du  jansénisme.  »  S'il  est  incontestable  que 
le  P.  de  Sainte-Marthe  vil  d'un  mauvais  œil  la  publication  du 
Traité  de  la  nature  et  do  la  grâce,  et  la  polémique  avec  Ar- 
nauld, il  n'est  pas  moins  incontestable  :  1°  que  le  jansénisme 
ne  fait  rien  dans  cette  affaire  :  Bossuet  et  les  théologiens  de 
l'Index  ne  patronaieiit  certes  pas  le  jansénisme;  2"  le  mécon- 
tentement du  général  de  l'Oratoire  ne  jjut  se  traduire  autrement 
que  de  la  façon  que  j'ai  indiquée.  Jamais  on  ne  pensa  même  à 
reléguer  Malebranche  en  province  (voir  la  note  de  la  page  sui- 
vante), ce  que  cependant  la  règle  permettait ,  et  ce  que  l'oji  fit 
cette  année-là  pour  le  P.  Quesnel. 

Ajoutons  qu'une  fois  ce  moment  difficile  passé ,  «  il  est  cer- 


La   Vie  du  R.  P.  M  (débranche  97 

vécu  dans  une  communauté,  pour  bien  comprendre  les 
peines  que  causent  ces  persécutions  domestiques,  car  il 
n'est  rien  do  si  sensible  à  un  ])on  cœur,  que  de  se  voir 
haï  dans  un  corps  que  l'on  aime,  el  où  l'on  s'est  mis  par 
inclinatioD;  mais  ne  nous  arrêtons  point  sur  un  objet  si 
révoltant.  En  un  mot,  on  lui  causa  dans  l'Oratoire  mille 
chagrins,  (ju'il  a  toujours  refusé  de  dire  à  ses  meilleurs 
amis;  mais  qui,  nonobstant  la  fermeté  de  son  courage, 
lui  firent  prendre  la  résolution  d'en  sortir.  Cependant, 
pour  ne  rien  précipiter  dans  une  a  (Taire  de  cette  impor- 
tance, il  voulut  consulter  le  Seigneur,  plutôt  que  son 
chagrin.  II  ouvrit  donc  l'Évangile,  et  après  en  avoir  mû- 
rement délibéré  avec  ce  directeur,  qui  ne  trompe  point, 
il  reconnut  que  le  parti  le  plus  sage  était  de  soulTrir; 
que  peut-être  ailleurs  il  trouverait  d'autres  peines  encore 
plus  amères;  et  enfin  que  les  croix,  étant  le  partage  des 
véritables  chrétiens,  n'étaient  pas  une  raison  légitime 
pour  abandonner  sa  vocation.  Ces  motifs  l'arrêtèrent ^ 

tain,  dit  Lelong  (cité  par  Adry),  que  ceux  même  qui  étaient  le 
plus  prévenus  contre  Malehra/iche  ,  tels  que  le  P.  Fouré ,  assis- 
tajit  et  homme  d'une  très  grande  piété ,  ouvrirent  les  yeux...,  et 
devinrent  même  ses  partisans.  » 

'  L'éditeur  des  œuvres  de  M.  Ârnauld  prétend  qu'on  exigea 
dans  l'Oratoire  une  rétractation  de  so/i  Traité  de.  la  nature  et 
de  la  Rràce,  et  que  sur  le  refus  que  fit  le  P.  Malehranche  de  la 
donner,  on  le  pjunit  en  l'envoyant  faire  la  philosophie  à  Sau- 
mur.  Cette  anecdote  est  fausse.  Nicéron,  t.  XXXVI,  p.  82, 
dit  néanmoins  «  que  le  P.  Claude  Anieline,  après  son  institu- 
tion en  1660,  fut  envoyé  à  Saumur  pour  y  étudier  en  théologie, 
et  que  ce  fut  là,  dit -il,  qu'il  connut  le  P.  Malehranche ,  avec 
lequel  il  contracta  une  étroite  amitié.  »  Cette  époque  de  1660 
ne  peut  pas  davantage  se  concilier  avec  ce  qui  a  été  dit  ci-des- 
sus, que  le  P.  Malehranche ,  au  sortir  de  l'Institution,  en  1660 
ou  1661 ,  fut  envoyé  à  la  mai'SQn  de  Saint-Honoré.  On  voit  bien 
dans  les  registres  du  conseil  de  l'Oratoire  :  Le  P.  Nicolas  Ma- 
leliranche- iJesjieriers  i)a  aux  Ardillifrs  [de  Saumur)  pour  y 
résider;  mais  cette  espèce  d'ordre  est  daté  du  27  7nai  1669,  et  le 
secrétaire  du  conseil  ajoute  qu'il  ne  croit  pas  qu'il  ait  été  exé- 

3* 


98  Bibliothèque  Oratorienne  '         i 

Le  P.  Malebranche,  se  voyant  une  si  grande  foule 
d'ennemis  sur  les  bras,  et  d'ailleurs,  étant  incapable 
d'abandonner  le  parti  de  la  vérité  connue  pour  éviter  la 
persécution ,  songea  au  plus  tôt  à  se  fortifier  contre  leurs 
attaques.  Le  vrai  moyen,  c'était  de  mettre  ses  principes 
dans  un  si  beau  jour  que  l'on  ne  pût  y  résister  sans  un 
aveuglement  grossier  et  sans  une  iniquité  manifeste.  Il 
avait  supposé,  dans  son  livre  de  la  nature  et  de  la  grâce, 
certaines  vérités  qui  paraissent  évidentes  à  ceux  qu'il  y 
avait  particulièrement  en  vue.  11  résolut  d'en  faire  un 
((ui  ne  supposât  rien,  ou  rien  que  d'évident,  pour  être 
utile  à  plus  de  personnes. 

Nous  avons  dit  qu'en  1676  il  avait  commencé  l'ou- 

cuté.  Nous  avons  même  vu  que  la  maison  de  Saint-Honoré  fut 
la  résidence  du  P.  Malebranche  jusqu'à  sa  mort.  Je  dis  plus  : 
Ce  fait  est  absurde.  En  supposant  que  cet  ordre  de  faire  une 
philosophie  fût  une  punition ,  est-il  vraisemblable  que  le  P.  de 
Sainte -Marthe  eût  envoyé  pour  e)iseigner  les  jeunes  élèves  de 
l'Oratoire  un  homme  dont  la  doctrine  lui  paraissait  contraire 
à  la  sienne,  et  peut-être  hérétique  par  cela  même.  (Adry.) 

J'ai  cité  ce  passage  d'Adrij  bien  qu'il  contienne  plusieurs  er- 
reurs, ou  plutôt  à  cause  de  cela  même,  car  il  importe  de  les 
rectifier.  Adrij  est  dans  le  vrai  en  affirmant  qu'on  n'exigea  point 
de  rétractation  du  P.  Malebranche ,  et  qu'il  ne  fut  pas  relégué 
à  Saumur.  On  a  vu,  dans  la  note  précédente ,  que  le  P.  de 
Sainte  -  Marthe  aurait  pu,  en  effet,  envoyer  Malebranche  en 
province.  Au  lieu  de  cela  les  Registres  du  conseil  et  les  Listes 
triennales  le  marquetit  toujours  en  résidence  à  Saint- Honoré. 
Mais  Nicéron  à  son  tour  a  raison  en  disant  que  Malebranche 
se  lia  d'amitié  avec  le  P.  Claude  AmeUne  à  Saumur  :  on  a  vu 
(p.  11)  que  Malebranche  y  passa  quelques  mois  après  son  in- 
stitution. Ameline  s'y  trouvait  à  ce  moment,  et  c'est  ensemble 
qu'ils  reviîirent  à  Paris  continuer  leur  théologie. 

Quant  à  l'ordre  inexécuté  du  27  mai  1669 ,  le  bon  Adry^  se 
trompe  étrangement  en  s'arrêtant  à  prouver  que  ce  ne  put  être 
une  punition  du  P.  de  Sainte -Marthe;  à  cette  date,  1669,  Ma- 
lebranche n'avait  encore  rien  publié,  et  le  P.  de  Sainte-Marthe 
7i' était  pas  général  de  l'Oratoire. 

M.  Blampignon,  naturellement,  répète  toutes  les  erreurs 
dAdry  (p.  76). 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranchc  99 

vrage  de  ses  Méditations  chrétiennes ,  et  les  raisons  pour- 
quoi il  les  avait  abandonnées.  Il  en  eut  d'autres,  qui  l'o- 
bligèrent à  les  reprendre  en  1682. 

Quoiqu'il  sût  assez  bien  que  cette  manière  d'écrire 
n'était  pas  au  goût  de  certaines  gens,  il  ne  laissa  pas  de 
s'y  déterminer  :  1°  Parce  qu'il  avait  déjà  quatre  médita- 
tions toutes  faites,  ce  qui  est  une  bonne  raison,  quand  on 
est  pressé  de  se  défendre;  2°  parce  que  ses  amis  qui  les 
avaient  lues,  l'exbortèrent  de  les  achever;  3°  parce  que, 
se  voyant  abandonné  des  hommes,  il  prenait  plaisir  à 
converser  avec  Dieu,  qui  n'est  jamais  plus  près  de  nous, 
que  lorsque  nous  sommes  dans  la  tribulation;  4*^  parce 
qu'il  avait  éprouvé  que  cette  manière  d'écrire  l'édifiait,  et 
qu'il  espérait  aussi  qu'elle  serait  propre  à  édifier  les 
autres;  enfin,  parce  qu'il  fallait  changer  de  tour.  Voilà 
les  seuls  motifs  qui  le  portèrent  à  reprendre  ses  Médi- 
tations chrétiennes.  Mais,  afin  de  les  mieux  travailler,  il 
crut  devoir  quitter  pour  quelque  temps  le  tumulte  de 
Paris. 

Le  P.  Malebranche,  depuis  que  ses  livres  lui  eurent 
fait  dans  le  monde  un  si  grand  nombre  de  connaissances, 
avait  cette  pratitjue  de  s'aller  quelquefois  enfermer  dans 
des  solitudes,  tantôt  pour  faire  des  retraites,  tantôt  pour 
méditer  plus  en  repos  sur  les  vérités  de  la  religion  et  de 
la  philosophie,  tantôt  pour  composer  des  ouvrages,  ou 
pour  les  retoucher.  La  Trappe,  dont  le  saint  et  fameux 
abbé,  le  Bernard  de  nos  jours ,  fut  un  de  ses  grands  ad- 
mirateurs, le  vit  plus  d'une  fois  avec  édification.  Mais 
Raroy,  maison  de  l'Oratoire ,  solitude  du  diocèse  de 
Meaux ,  et  Perseigne,  abbaye  de  Bernardins  réformés, 
dans  le  diocèse  du  Mans,  étaient  ses  asiles  les  plus  ordi- 
naires contre  les  importunités  que  lui  attirait  à  Paris  sa 
grande  réputation.  Ce  fut  dans  ce  monastère  qu'il  acheva 
le  livre  de  ses  Médilalions  chrétiennes  et  métaplujsiquea.  Il 


100  Bibliothèque  Oratorienne 

avouait  lui-même  qu'il  les  avait  prodigieusement  tra- 
vaillées ^ 

Tout  son  dessein  est  renfermé  dans  cette  i>el]e  parole 
du  Sauveur  à  son  Père,  imprimée  au-dessous  du  titre,  et 
qui  contient  tout  le  fond  de  la  religion  chrétienne  :  Hœc 
estvita  œtcrna  ut  cognoscant  te  solum  Bcum  verum,  et  qvem 
misisti  JesumChristum^.  Voilà,  Seigneur,  en  quoi  consiste 
la  vie  éternelle,  c'est  vous  connaître,  vous  qui  êtes  le 
seul  Dieu  véritable,  et  celui  que  vous  avez  envoyé  au 
monde,  Jésus,  qui  est  votre  Christ.  Dans  l'exécution  l'on 
trouvera  un  excellent  abrégé  de  la  théologie  et  de  la  mo- 
rale évangélique  ;  une  profonde  connaissance  des  notions 
primitives,  qui  doivent  servir  de  fondement  à  toutes  les 
sciences;  plusieurs  allusions  ingénieuses  à  la  situation 
où  il  se  trouvait  alors  par  la  persécution  suscitée  contre 
son  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce;  mais  le  meilleur 
éloge  que  l'on  puisse  faire  de  cet  ouvrage,  c'est  d'en 
donner  une  analyse  '  où  l'on  ait  le  plaisir  de  voir  les  dé- 
marches suivies  d'un  esprit  juste  et  pénétrant  dans  la 
recherche  des  vérités  les  plus  sublimes.  On  y  remarquera 
que  l'ouvrage  est  dédié  au  Verbe  :  Bko  ego  opéra  mea 
régi*;  et  sans  doute  le  bon  goût  du  P.  Malebranche 
dans  le  juste  discernement  qu'il  fait  entre  ce  qu'il  met 
dans  la  bouche  du  maître  et  ce  qu'il  fait  dire  au  dis- 
ciple. 


1  Ce  n'est  que  des  quatre  premières  qu'il  a  parlé  ai7isi.  (P.  Le- 
long.) 

2  S.  Jean  ,  xvii,  3. 

3  Cette  analyse  va  de  la  page  289  à  la  page  348.  Baijle  dit 
de  cet  ouvrage  :  On  y  trouve  un  précis  de  la  métapliysique 
cartésienne  et  rte  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  les  médita- 
tions de  M.  Descartes.  11  semble  même  que  tout  y  soit  mieux 
digéré,  plus  court  et  plus  moelleux  que  dans  celle  de  M.  Des- 
cartes, et  qu'on  soit  allé  plus  avant  que  lui.  (Mars  1684.) 

*  Psaume  xliv,  2. 


T.a  Vie  du  R.  P.  Malebranche  101 

Cet  ouvrage,  d'abord,  choqua  bien  des  personnes  par 
le  terme  que  l'auteur  a  pris  de  se  faire  instruire  immé- 
diatement par  le  Verbe  éternel  et  incréé  ^  ;  mais,  d'ail- 
leurs, il  a  des  beautés,  qui,  à  mon  gré,  en  efiacent 
toutes  les  tacbes.  Beaucoup  d'élévation,  plus  encore  de 
profondeur;  un  style  noble,  juste,  poli,  tendre,  plein 
d'onction  et  de  sentiments,  nourri  de  l'Ecriture,  dont  les 
passages  heureusement  appliqués  se  trouvent  toujours  à 
leur  place;  et,  ce  qui  m'en  plaît  infiniment,  un  soin 
extrême  de  ne  mettre  dans  la  bouche  de  Jésus-Christ  que 
des  vérités  évidentes  ou  les  propres  maximes  de  son 
Évangile.  Quoiqu'il  en  soit,  voici  les  aventures  de  ce 
fameux  livre. 

Le  P.  Malebranche  l'ayant  achevé  dans  le  monastère 
de  Perseigne,  revint  à  Paris  en  1682,  le  lut  à  quelques- 
uns  de  ses  confrères,  et,  voyant  qu'ils  en  approuvaient  le 
fond  et  la  manière,  il  le  leur  mit  entre  les  mains  pour  en 
faire  ce  qu'ils  jugeraient  à  propos.  Telle  était  sa  méthode 
ordinaire.  Il  travaillait  à  ses  ouvrages  et  d'autres  à  l'im- 
pression, qui  demandait  des  mouvements  dont  sa  paresse 
naturelle  le  rend-iit  incapable.  Comme  son  Traité  de  la 
noture  et  de  la  grâce  avait  fait  beaucoup  de  bruit  en  France 
par  le  talent  qu'ont  iVLVl.  les  jansénistes,  autant  à  tout  le 
moins  que  ceux  qu'ils  en  accusent,  de  remuer  tout  l'uni- 
vers contre  ceux  qui  leur  déplaisent,  on  n'eut  garde  de 
solliciter  un  privilège  pour  l'édition  de  cet  ouvrage,  qui 
n'était  qu'une  explication  de  l'autre.  On  prit  donc  d'autres 

1  Du  reste ,  dit  M  Fontanelle .  on  peut  assurer  que  le  dialogue 
a  uue  noblesse  digne,  autaiit  qu'il  est  possible,  d'un  tel  interlocu- 
teur :  l'art  de  l'auteur,  ou  plutôt  la  disposition  naturelle  où  il  se 
trouvait,  a  su  y  répau.lre  un  certain  sombre,  auguste  et  majes- 
tueux, propre  à  tenir  les  sens  et  l'imagination  dans  le  silence, 
et  la  raison  dans  l'attention  et  le  respect.  Adry  ajoute  que  le 
tninistre  Jurieu  eut  l'impiété  de  dire  que  le  Verbe  était  devenu 
cartésien  sur  ses  vieux  Jours. 


102  Bibliothèque  Oraiorienne 

mesures  :  ce  fut  d'écrire  à  un  imprimeur  des  Pays-Bas. 

Cependant  il  arriva,  je  ne  sais  par  quel  hasard,  qu'une 
copie  manuscrite  des  Méditations  chrétiennes  tomba  entre 
les  mains  d'un  savant  homme  que  son  mérite  et  sa  vertu 
avaient  élevé  à  la  dignité  de  suflragant  de  Mayence, 
sous  le  nom  d'évêque  d'Ascalon.  Je  parle  de  Walther  de 
Strevesdorf,  nom  allemand  qui  n'empêchait  point  qu'il 
n'eût  les  mœurs  très  françaises.  Curieux  de  beaux 
livres,  il  dévora  celui-ci  avec  une  avidité  extraordinaire. 
Il  en  fut  si  charmé  que,  par  reconnaissance  pour  l'auteur 
qui  lui  avait  donné  tant  de  plaisir,  il  y  voulut  joindre 
son  approbation.  Après  avoir  témoigné  l'extrême  satis- 
faction qu'il  avait  eue  en  le  lisant,  il  atteste  qu'il  a 
trouvé  les  Méditations  chrétiennes  du  P.  Malehranche  bien 
fondées  sur  les  principes  de  la  philosophie  et  de  la  théo- 
logie ;  qu'elles  pourront  être  fort  utiles  pour  ouvrir  les 
yeux  à  ceux  qui  se  sont  laissés  prévenir  par  les  nouvelles 
erreurs  ;  qu'elles  serviront  enfin  à  faire  voir  aux  impies 
la  vérité  et  la  nécessité  de  la  religion  chrétienne.  D'où  il 
conclut  à  l'impression.  Témoignage  d'autant  moins 
suspect,  qu'il  ne  fut  sollicité  ni  par  l'auteur ,  ni  par  per- 
sonne de  sa  part,  mais  par  la  seule  équité  de  ce  prélat. 
Il  était  étonné  qu'en  France  on  goûtât  si  peu  les  belles 
choses,  qu'un  ouvrage  de  ce  mérite  fût  obligé  de  s'exiler 
de  sa  patrie  pour  avoir  la  liberté  de  paraître. 

L'évêque  d'Ascalon  n'en  demeura  pas  là.  Il  donna  les 
Méditations  chrétiennes  au  censeur  des  livres  de  Mayence, 
qui,  en  ayant  porté  le  même  jugement,  ils  envoyèrent 
leurs  suffrages  à  l'imprimeur  pour  les  mettre  à  la  tête  du 
livre,  ce  qui  s'exécuta  ;  mais  cela  ne  fut  pas  capable  d'en 
faciliter  le  débit  en  France,  lorsqu'il  fut  achevé  d'impri- 
mer, au  commencement  de  1683  K 

1  A  trois  mille  exemplaires.  (Mss.  de  Troyes.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  103 


Le  P.  Malebranche,  outre  les  jansénistes,  qui,  comme 
nous  l'avons  dit,  étaient  ses  ennemis  déclarés,  avait  une 
partie  secrète  à  la  cour  :  c'était  le  célèbre  évêque  de 
Meaux.  Ce  que  l'on  peut  assurer,  c'est  que  la  manière 
dont  il  parlait  du  P.  Malebranche  donna  lieu  de  croire 
qu'il  fut  le  premier  mobile  de  ce  que  l'on  fit  alors  contre 
ses  Méditations,  et  depuis,  à  Rome,  contre  son  Traité.  On 
en  jugera  par  les  faits  que  nous  rapporterons  fidèlement 
dans  le  cours  de  cette  histoire,  en  donnant  le  certain 
pour  certain  et  le  douteux  pour  douteux. 

Les  Méditations  chrétiennes  étant  donc  imprimées,  le 
libraire  en  envoya  plusieurs  ballots  à  Paris  et  à  Rouen. 
Le  prélat,  qui  en  fut  informé,  sans  doute  par  les  émissaires 
de  M.  Arnauld,  et  qui  savait,  d'ailleurs,  que  cet  ouvrage 
contenait  les  mêmes  principes  que  le  Traité  de  la  nature 
et  de  la  grâce,  en  fit  avertir,  dit-on,  les  parlements  de 
ces  deux  villes.  Les  exemplaires  furent  saisis  à  Paris  par 
arrêt  de  la  cour.  On  prit  patience.  iMais  à  Rouen,  pays 
de  liberté  pour  les  livres  \  les  libraires  intéressés  se  re- 
muèrent tant,  qu'ils  obtinrent  main -levée  pour  mettre 
celui-ci  en  vente,  moyennant  une  approbation  qu'ils 
avaient  eue  de  deux  grands  vicaires  qui  l'avaient  exa- 
miné. Tout  cela  s'était  conclu  en  l'absence  du  premier 
président  Pelot,  si  je  ne  me  trompe.  Mais  ce  magistrat, 
qui  avait  apparemment  des  ordres  d'en  haut,  ou  peut- 
être  sollicité  par  les  amis  de  M.  Arnauld  %  qui  en  avait 
partout ,  donna  deux  jours  après  un  arrêt ,  par  lequel  il 

'  Pourquoi  dono?  JW"^  cle  Longueville  cependant  ne  vivait 
plus,  elle  qui,  du  temps  qu'elle  était  gouvernante  de  cette  ville, 
protégeait  les  Oratoriens.  (Voir  le  Prétendu  jansénisme  du  P.  de 
Sainte-Marthe ,  p.  46.) 

2  C'est  ce  que  croyait  le  P.  Malebranche  :  «  J'ai  quelque  partie 
secrète,  écrivait-il  le  27  février  1684,  et  je  ne  plais  pas  à  cer- 
taines personnes  :  avant  ce  que  vous  savez,  je  n'avais  trouvé 
personne  en  mon  chemin.  (Corresp.  inédite.) 


104  Bibliothèque  Oratorienne 

était  ordonné  de  remettre  Jes  exemplaires  à  la  garde 
d'un  huissier  du  Parlement,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  de- 
mandé un  privilège  du  roi,  quoiqu'il  y  ait  une  loi  très 
sage  de  n'en  point  donner  pour  un  livre  déjà  imprimé. 

Malgré  toutes  ces  chicanes,  il  y  eut  hicn  des  exem- 
plaires qui  se  sauvèrent  des  mains  de  la  justice;  et 
presque  en  môme  temps  Lyon  en  lit  paraître  une  seconde 
édition  ^  qui  se  débita  sans  obstacle,  mais  non  pas  sans 
bruit.  M.  de  Meaux  renouvela  ses  murmures,  les  jansé- 
nistes leurs  contradictions  et  M.  Arnauld  ses  menaces, 
qui  lirent  toujours  plus  de  mal  au  P.  Malehranchc  que 
ses  coups,  car  l'autorité  de  ce  grand  homme  était  telle 
qu'il  n'avait  qu'à  parler  pour  animer  ses  hommes  contre 
ses  adversaires.  En  effet,  jusqu'alors  on  l'avait  vu  si 
souvent  triompher  de  ses  ennemis,  qu'il  lui  suffisait 
de  menacer  pour  qu'on  le  crût  vainqueur.  On  publiait 
donc  partout  qu'il  allait  entrer  en  lice  contre  le  P.  Male- 
branche,  ce  qui  excitait  déjà  dans  son  parti  mille  cris  de 
victoire. 

Toutes  ces  oppositions  et  cette  iniquité  de  la  prévention 
publique  dégoûtèrent  un  peu  notre  philosophe  du  métier 
d'écrivain,  comme  il  le  témoigna  lui-même  dans  quel- 
ques-unes de  ses  lettres.  Mais  parce  qu'il  agissait  par 
des  vues  plus  relevées  que  la  gloire  humaine,  il  ne  s'en 
laissa  point  abattre. 

La  princesse  Elisabeth  lui  avait  fait  proposer  autrefois 
de  composer  un  traité  de  morale  sur  de  meilleurs  prin- 
cipes que  celle  de  l'école.  Ses  amis  lui  en  tirent  de  nou- 
veau la  proposition  ;  il  y  avait  lui-même  du  penchant.  Il 
avait  toute  sa  vie  étudié  à  fond  cette  science ,  dont  il  ne 
voyait  que  des  essais  informes  dans  les  meilleurs  auteurs, 
tant  anciens  que  modernes.  De  plus,  une  morale,  démon- 

1  En  1683. 


La  Vie  du  R.  P.  Malcbranchc  105 

trée  ou  expliquée  par  principes,  lui  paraissait  (.Kune  con- 
séquence infinie  pour  la  religion,  qui  était  la  fin  unique 
de  tous  ses  travaux.  Il  en  forma  donc  le  dessein,  et,  en 
attendant  que  M.  Arnauld  lui  fît  les  attaques  dont  il  le 
menaçait  depuis  environ  trois  ans,  il  se  retira  à  Uaroy, 
solitude  du  diocèse  de  Meaux ,  pour  travailler  plus  com- 
modément à  ce  nouveau  rempart  de  son  Traité  de  la 
nature  et  de  la  grâce. 

L'ouvrage  se  trouva  liai  en  1683.  L'auteur  ne  l'appela 
qu'un  Essai.  Mais,  si  on  le  compare  aux  autres  livres  de 
morale,  on  peut  bien  dire  que  c'est  un  chef-d'œuvre  '  et 
par  lui-même  et  plus  encore  par  les  grandes  ouvertures 
qu'il  donne  pour  faire  quelque  chose  de  plus  achevé. 
Pour  se  mettre  en  état  d'en  juger  plus  sainement,  il  faut 
rappeler  l'état  où  se  trouvait  la  morale  au  temps  où  le 
P.  Malebranche  écrivait  son  traité. 

Elle  se  trouvait  livrée,  comme  autrefois  la  loi  de  Moïse, 
aux  interprétations  des  scribes  et  des  pharisiens,  dont 
les  uns,  sévères  à  outrance,  la  portaient  souvent  au 
delà  de  l'Evangile,  et  les  autres,  en  bien  plus  grand 
nombre,  indulgents  à  l'excès,  la  retenaient  violemment 
beaucoup  en  deçà  du  paganisme.  D'ailleurs  tous  ces 
moralistes  avaient  quatre  défauts  essentiels  :  de  parler 
sans  principes,  je  veux  dire  sans  remonter  aux  premières 
notions  des  choses;  de  raisonner  sans  idées  claires,  ni  de 
Dieu,  ni  de  l'homme,  ni  de  la  loi,  ni  de  la  vertu  ;  d'user 
d'un  langage  ou  plutôt  d'un  jargon  d'école,  si  plein  d'é- 
quivoques et  d'embarras,  que  plus  on  avait  d'esprit, 
moins  on  était  capable  de  l'entendre  ;  enfin  de  ne  mettre 


'  On  imprime  sa  morale,  qui  est  assurément  un  chef-d'œuvre, 
disait  Bayle  dans  la  République  des  lettres,  au  mois  de  m.ii 
1684.  Comme  l'auteur  est  un  esprit  oripinal,  s'il  en  fut  jamais, 
on  doit  s'attendre  dans  ce  traité  de  morale  d'y  trouver  des  pen- 
sées toutes  neuves. 


106  Bibliothèque  Oratorienne 


ni  suite,  ni  enchaînement  entre  les  matières  qu'ils  met- 
taient en  question.  Le  P.  Malebranclie  n'avait  donc  garde 
d'en  être  content,  ni  de  les  prendre  pour  modèles.  L'an- 
tiquité lui  en  fournissait  trois  qui  étaient  beaucoup  meil- 
leurs,  mais  (|ui,   néanmoins,  n'avaient  pas  encore  de 
quoi  le  satisfaire.  Cicéron  a  écrit  ses  Offices  d'une  ma- 
nière qui  le  fera  toujours  admirer  ;  mais  n'étant  point 
chrétien ,  il  n'a  pu  en  toucher  le  principe  qui  est  le  vrai 
Dieu,  alors  inconnu  dans  les  nations.  Saint  Ambroise  a 
composé  sur  la  même  matière  d'un  style  fort  chrétien  ; 
mais,  n'étant  point  philosophe,  il  se  contenta  d'étabhr 
nos  devoirs  sur  l'autorité  de  l'Ecriture.  Saint  Augustin, 
qui  était  l'un  et  l'autre,  s'est  heureusement  servi  de  la 
raison  et  de  la  foi  pour  appuyer  sa  morale  sur  des  fon- 
dements inébranlables.  Mais  quoique  ce  Père,  le  plus  fort 
génie  des  siècles  passés,  ait  lui  seul  plus  de  principes 
que  tous  les  autres  ensemble,  comme  on  le  peut  voir 
dans  ses  ouvrages  philosophiques  et  dans  la  plupart  de 
ses  lettres;  cependant  il  faut  convenir  qu'il  ne  leur  a 
point  donné  cet  arrangement  de  système,  ni  ce  beau  jour 
auquel  la  méthode  admirable  de  M.  Descartes  a  mainte- 
nant accoutumé  les  esprits. 

11  fallait  donc  un  travail  et  un  génie  extraordinaires 
pour  finir  ces  traits  qui  ne  sont  ordinairement  qu'ébau- 
chés dans  les  anciens  moralistes  et  qui  sont  très  souvent 
défigurés  dans  les  modernes.  Mais  il  en  fallait  bien  plus 
pour  y  ajouter  ceux  qui  manquaient  pour  établir  des 
principes ,  pour  éclaircir  les  idées ,  pour  lever  les  équi- 
voques, pour  mettre  de  la  raison  partout  ^. 

1  Analyse  du  Traité  de  morale,  pages  353 ô  4-41. —  Yoici  com- 
ment parlait  Bayle  dans  ses  Nouvelles  du  mois  d'août  \&8h  :  Cet 
auteur  a  tant  fait  connaître  qu'il  va  plus  loin  que  les  autres  dans 
toutes  les  parties  de  la  pliilosophie  qu'il  a  examinées  jusqu'ici , 
qu'on  a  eu  raison  d'espérer,  dès  qu'on  a  su  que  sa  morale  était 


\ 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  107 

Pendant  que  le  P.  Malebranche  composait  à  Raroy 
son  Traité  de  morale  \  il  semble  que  Dieu  le  voulut  en- 
courager par  une  marque  sensible  de  sa  protection ,  car 
dans  le  temps  même  que  M.  de  Meaux  et  M.  Arnauld  lui 
suscitaient  tant  d'ennemis  de  toutes  parts  par  l'autorité 
qu'ils  s'étaient  acquise  dans  le  monde,  il  eut  la  consola- 
tion de  trouver,  sans  l'avoir  cherché,  un  appui  considé- 
rable. M.  le  prince,  le  grand  Condé,  qui  était  un  génie 
universel  et  aussi  héros  en  matière  de  science  qu'en  ma- 
tière de  guerre,  n'entendant  parler  d'autre  chose  que  du 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  eut  la  curiosité  de  le  lire. 
Il  le  goûta  si  fort ,  qu'il  avoua  que  de  sa  vie  il  n'avait  lu 
livre  qui  lui  eût  fait  plus  de  plaisir.  Mais  pour  en  mieux 
comprendre  tout  le  système,  il  manda  l'auteur  à  Chan- 
tilly où  il  était  alors  ^  Le  P.  Malebranche  le  trouvant 
instruit  des  principes  de  sa  Recherche  n'eut  pas  beaucoup 

sous  la  presse ,  qu'on  verrait  bientôt  un  ouvrage  fort  singulier  et 
fort  élevé  ;  on  y  trouve ,  en  effet ,  la  morale  traitée  d'une  manière 
fort  nouvelle;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  édifiant,  c'est  qu'on  n'a 
jamais  vu  aucun  livre  de  philosophie  qui  montrât  si  fortement 
l'union  de  tous  les  esprits  avec  la^  divinité ,  et  l'obligation  où  ils 
sont  d'aimer  et  de  craindre  cet  Être  infini.  Cela  ne  peut  faire 
qu'un  très  bon  effet;  parce  qu'il  y  a  de  très  malhonnêtes  gens  au 
monde  et  de  faux  savants ,  qui  tâchent  de  faire  accroire  au  peuple 
que  les  philosophes  de  grande  pénétration  ne  croient  pas  les  vé- 
rités importantes  qui  sont  le  fondement  de  la  piété.  On  verra  le 
contraire  dans  cet  ouvrage;  on  y  verra  le  premier  philosophe  de 
ce  siècle  raisonner  perpétuellement  sur  des  principes  qui  sup- 
posent de  toute  nécessité  un  Dieu  tout  sage,  tout-puissant,  la 
source  unique  de  tout  bien,  la  cause  immédiate  de  tous  nos 
plaisirs  et  de  toutes  nos  idées.  C'est  un  préjugé  plus  puissant  en 
faveur  de  la  bonne  cause  que  cent  mille  volumes  de  dévotion 
composés  par  des  auteurs  de  petit  esprit. 

1  Le  P.  André  disait  de  cet  ouvrage  qu'il  était  un  peu  croqué. 

2  Au  dire  de  M.FonteneUe,le  héros,  entouré  de  gens  d'esprit  et  de 
savants,  vivait  comme  aurait  fait  César  oisif.  —  «  M.  le  Prince  me 
ynanda  il  y  a  environ  trois  semaines  ;  je  fus  le  trouver  à  Chan~ 
tilhj ,  où  j'ai  demeuré  deux  ou  trois  jours.  Il  souhaite  de  me 
connaître  à  cause  de  la  Recherche  de  la  vérité  qu'il  lisait  ac- 


108  Bibliothèque  Oratorienne 


de  peine  à  résoudre  ses  difficultés,  ni  à  répandre  la  lumière 
dans  un  esprit  si  ouvert.  Le  prince  y  prit  tant  de  goût, 
qu'il  le  retint  plusieurs  jours  auprès  de  lui.  Le  philosophe, 
de  son  côté,  ne  voulant  point  perdre  son  temps,  ne  les 
employa  qu'à  lui  parler  de  religion,  de  la  justice  divini", 
de  sa  providence,  de  sa  miséricorde,  etc.,  ce  qui  lit  dire  à 
un  des  otliciers  du  prince  ([ui  s'était  trouvé  à  tous  leurs- 
entretiens,  que  le  P.  Malebranche  lui  avait  plus  parlé  d(> 
Dieu  en  trois  jours  (jue  son  confesseur  en  dix  ans.  On  ne 
doute  pas  (jue  ces  conversations  saintes  n'aient  bien 
contribué  à  la  conversion  de  ce  grand  héros,  qui  éclata 
queUiuc  temps  après.  Ce  (ju'on  sait  très  certainement, 
c'est  que  le  F.  Malebranche  s'en  retourna,  comblé  d'hon- 
neurs, achever  son  Troité  de  morale  k  Raroy. 

Mais,  tandis  que  le  premier  prince  du  sang  de  France 
lui  témoignait  tant  de  bontés  %  le  plus  fameux  prélat 
du  royaume  ne  songeait  qu'à  le  décrier.  M.  de  Meaux 
n'avait  mal  parlé  du  P.  Malebranche  que  dans  ses  con- 

tuellemenl.  Il  a  ac/ieré  de  la  lire  et  en  e.H  eortrêmement  con- 
tent, et  du  Traité  de  la  nature  elde  la  grâce  qu'il  trouve  si  beau, 
ce  sont  set  termes,  que  jamais  livre  ne  lui  a  donné  plus  de 
satisfaction.  Il  m'écrit  qu'il  me  fera  l'honneur  de  m'en  écrire 
encore  plus  particulièrement.  M.  le  Prince  est  un  esprit  vif,  pé- 
nétrant, net,  et  que  je  crois  ferme  clans  la  vérité,  lorsqu'il  la 
connaît;  mais  il  veut  voir  clair.  Il  m'a  fait  mille  honnêtetés.  Il 
aime  la  vérité,  et  je  crois  qu'il  en  est  touclié.  (Lettre  de  Male- 
branche du  18  août  1683  ,  Corresp.  inéd.,  p.  21.) 

1  M.  d'Allemans  dit  que  le  prince  de  Condé  envoya  chercher 
plusieurs  fois  le  P.  Malelrranche  depuis  ce  premier  voyage.  Il 
lui  donna  même  un  bénéfice,  qu'ii  remit  sur-le-champ  à  la 
maison  de  Saint-Honoré  avec  la  permission  du  prince,  qui  ad- 
mira son  désintéressement.  L'auteur  de  la  Recherche  de  la  vé- 
rité et  le  vainqueur  de  Rocroy  étaient  aussi  en  commerce  de 
lettres  :  on  a  vu  entre  les  mains  du  P.  Malebranctie  plusieurs 
lettres  que  lui  écrivait  le  grand  Condé;  on  est  porté  à  croire 
qu'elles  doivent  êt7'e  bien  intéressantes ,  et  nous  désirons  (ajoute 
Adry)  ardemment  de  les  recouvrer  pour  en  faire  part  au  pu- 
t/lie. 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  i09 


versations  particulières  ou  dans  ses  lettres  ;  il  voulut  le 
faire  en  public  et  dans  une  occasion  où  cela  ne  venait 
pas  fort  à  propos;  car,  ayant  été  nommé  par  le  roi  pour 
faire  l'oraison  funèbre  de  la  reine,  il  s'avisa  d'y  peindre 
le  P.  Malebranche  ou  plutôt  le  fantôme  qu'on  s'en  était 
formé.  C'est  en  parlant  de  la  Providence  qui  distribue 
les  rangs  et  les  couronnes,  que  ce  prélat,  plus  orateur 
que  philosophe,  entreprend  de  combattre,  en  passant,  le 
système  des  lois  générales  mal  entendu  et  encore  plus 
mal  énoncé.  Voici  l'endroit;  on  jugera  :  «  Que  je  méprise, 
dit-il,  ces  philosophes  qui,  mesurant  les  desseins  de  Dieu 
à  leurs  pensées ,  ne  le  font  auteur  que  d'un  certain  ordre 
général  d'où  le  reste  se  développe  comme  il  peut  !  comme 
s'il  avait,  à  notre  manière,  des  vues  générales  et  con- 
fuses ,  et  comme  si  la  souveraine  intelligence  pouvait  ne 
pas  comprendre  dans  ses  desseins  les  choses  particulières 
qui,  seules,  subsistent  véritablement,  etc.  »  M.  de 
Meaux  était  si  content  de  ce  petit  morceau  d'éloquence, 
qu'il  le  lisait  volontiers  à  ses  amis,  en  nommant  tou- 
jours celui  qu'il  avait  voulu  peindre.  En  effet ,  tout 
homme  de  sens  aura  bien  de  la  peine  à  l'y  reconnaître. 
Ce  fut  la  nouvelle  qu'apprit  le  P.  Malebranche  à  son 
retour  de  Uaroy.  Il  n'est  guère  agréable  de  se  voir  ainsi 
défiguré  aux  yeux  de  la  cour  et  de  la  ville.  Mais  ce  ne  fut 
point  la  seule  épreuve  que  sa  patience  eut  à  essuyer.  Le 
prélat  lui  envoya  lui-même  son  oraison  funèbre.  Le 
P.  Malebranche  se  connaissait  trop  bien  en  hommes 
pour  ne  point  voir  que  c'était  une  insulte  ;  mais  il  fut 
assez  chrétien  pour  ne  point  s'en  ressentir,  et  assez  sage 
pour  ne  s'en  point  apercevoir,  La  connaissance  qu'il 
venait  de  faire  avec  M.  le  prince,  dont  la  protection  lui 
était  assurée,  ne  le  rendit  pas  plus  fier  ;  il  alla  tout  sim- 
plement remercier  M.  de  Meaux  de  l'honneur  qu'il  lui 
avait  fait  de  lui  envoyer  un  si  beau  présent.  Ses  amis  ne 

BlBL.  OR.  —  VIII  ^ 


110  Bibliothèque  Oral orîennc 

se  crurent  pas  obligés  à  une  conduite  si  modérée  :  ils  se 
plaignaient  hautement  de  l'indigne  procédé  du  prélat  ; 
de  sorte  que  le  P.  Malebranche  fut  souvent  contraint  de 
les  consoler  de  ses  propres  malheurs,  ce  que  nous  appre- 
nons de  plusieurs  de  ses  lettres.  Je  rapporterai  seule- 
ment ce  qu'il  en  disait  à  un  de  ces  messieurs,  dans  une 
lettre  que  voici  en  propres  termes  :  «  Je  vous  avoue. 
Monsieur,  que  j'ai  un  très  grand  chagrin  des  dispositions 
de  M.  de  Meaux  à  mon  égard,  et  que  je  voudrais  fort 
pour  le  bien  de  la  vérité...,  etc...^  » 

C'est  par  la  vue  de  ce  Dieu  crucilié  que  le  P.  Male- 
branche se  consolait  avec  ses  amis,  lorsqu'il  reçut  une 
nouvelle  marque  de  la  protection  du  ciel  en  qui  seul  il 
mettait  sa  confiance.  M.  de  Harlay  de  Champvallon , 
grand  esprit  et  plus  grande  mémoire',  était  alors  arche- 
vêque de  Paris,  aimé  dans  son  diocèse,  tout-puissant  à 
la  cour,  connu  et  adoré  dans  toute  la  France,  tant  à 
cause  (11!  ses  helles  n)anières  toujours  obligeantes^  qu'à 
cause  de  son  zèle  pour  la  foi,  pour  la  gloire  de  l'Eglise 
romaine  et  pour  la  défense  de  nos  libertés  contre  les  en- 
treprises de  la  cour  de  Rome.  Il  était  fort  opposé  au  jan- 
sénisme et  un  peu  même  au  thomisme,  qu'il  est  assez 
difficile  d'en  bien  distinguer,  je  dis.  du  jansénisme  avoué, 
pour  pi-u  ({u'on  ait  d'intelligence  et  de  bonne  foi.  Ce 
prélat  ayant  appris  ou  plutôt  voyant  de  ses  propres  yeux 
l'orage  excité  contre  le  P.  Malebranche  sur  des  matières 
de  sa  compétence ,  le  fit  venir  pour  lui  rendre  compte  de 

1  Encore  une  lettre  dont  nous  n'avons  malheureusement  que  ce 
court  fragment. 

2  Cela  ne  le  caractérise  pas  assez.  (P.  Lelong.) 

3  Les  refus  de  M.  de  Harlay  valent  mieux  que  les  grâces  de 
M.  de  Noailles  :  celui-ci  avait  un  air  sérieux.  11  y  a  une  scène 
dans  le  Festin  de  Pierre  {Don  Juan)  de  Molière  où  M.  Dimanche 
vient  demander  de  l'argent,  laquelle,  disait-on,  peint  à  merveille 
.M.  Harlay.  {C'est  la  scène  ra*"  du  IV*  acte.) 


L(t   Vie  du  R.  P.  Malebranche  Hl 

sa  doctrine,  en  qualité  de  son  archevêque.  Lorsqu'on  se 
sent  innocent,  on  ne  craint  point  son  juge.  Le  P.  Male- 
branche partit  au  premier  ordre  pour  l'audience  qu'on 
lui  avait  marquée.  Il  y  trouva  le  prélat,  accompagné  de 
cette  bonne  grâce  qui  le  rendait  si  accessible  à  tout  le 
monde,  et  où  la  grandeur  et  la  bonté,  jointes  ensemble, 
faisaient  voir  des  charmes  dont  il  n'était  guère  possible 
de  se  défendre.  Cet  air  affable  rassura  fort  le  P.  Male- 
branche qui  lui  exposa  tout  son  système  de  la  nature  et 
de  la  grâce,  en  posant  d'abord  pour  fondement  tous  les 
articles   décidés    dans    l'Eglise,    puis,    expliquant    son 
dessein,  établissant  ses  principes,  apportant  ses  preuves 
que  M.  de  Harlay  n'interrompait  que  pour  les  confirmer 
par  quelques  passages  de  saint  Augustin,  qu'il  citait  tou- 
jours à  propos  et  avec  une  mémoire  étonnante.  Entin,  le 
P.    Malebranche  ayant  fmi,  le  prélat  lui   dit  que  son 
traité  était  fort  beau  et  très  fondé  en  saint  Augustin  ;  que 
dans  le  fond  il  ne  disait  rien  de  nouveau,  si  ce  n'est  dans 
la  manière  d'expliquer  les  dogmes  de  la  foi ,  et  que  cette 
manière  elle-même  était  parfaitement  belle.  Ce  fut  le 
succès  de  sa  première  conférence  avec  M.  de  Harlay. 
Nous  en  verrons  encore  une  autre  dans  la  suite  qui  ne 
lui  fut  pas  moins  avantageuse. 

Le  P.  Malebranche  s'en  retourna  fort  consolé  d'avoir 
contre  lui  son  général,  ayant  pour  lui  son  archevêque; 
après  quoi  il  ne  songea  plus  qu'à  faire  imprimer  sa 
morale,  qui  le  fut  en  effet  bientôt  après.  Mais  voici  un 
plus  grand  objet  qui  nous  appelle  et  que  nous  attendions 
.depuis  longtemps. 


CHAPITRE  V 


Guerre  avec  Arnauld.  —  Le  livre  des  Vt^aies  et  des  fau/men  idées 
(  1683).  —  Malehranche  y  répond  (1684).  —  La  polémique  con- 
tinue. —  Un  lion  mot  de  Nicole.  —  M.  de  Harlay  à  Paris,  Bayle 
en  Hollande  (iCS.")),  soutiennent  MaiebrancLe.  —  La  lettre 
d'Arnauld.  —  Intervention  de  Bossuet.—  Arnauld  fait  paraître 
les  derniers  volumes  de  ses  Réflexions  (1686).  —Triomphe  des 
jansénistes.  —  Malebranche  y  répond  par  deux  lettres  (4687). 
—  Une  conversation  à  l'iiùtel  de  Condé.  —  Conférence  avec 
Bossuet. 


M.    Arnauld ,    après    avoir    souvent  menacé   d'écrire 
contre  le  P.   Malehranche,   commença  enfin  la  guerre, 
dans  les  circonstances  les  plus  favorahles  pour  intéresser 
le  puhlic  dans  la  querelle  de  ces  deux  auteurs.  La  France 
avait  la  paix  avec  tous  ses  voisins,  de  sorte  qu'elle  était 
disposée  à  occuper  sa  curiosité  naturelle  du  premier  spec- 
tacle qui  se  présenterait.  Celui  de  deux  comhattants,  tels 
que  M.  Arnauld  et  le  P.  Malehranche,  avait  de  quoi  ré- 
veiller toute  son  attention  ,  car  depuis  la  fondation  de  le 
république  des  lettres ,  on  croit  pouvoir  avancer  que  ja 
mais  on  n'avait  vu  paraître  sur  la  scène  deux  adver 
saires  d'un  si  grand  mérite,  ni  d'une  réputation  si  hiei 
établie.  M.  Arnauld,  connu  depuis  près  de  cinquante  an 
par  ses  heaux  ouvrages ,  l'était  encore  par  tant  d'évén( 
ments  mémorables,  qui  en  troublant  même  sa  vie,  r 
l'avaient  rendu  que  plus  illustre ,  de  sorte  qu'il  lui  suff 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranclie  113 

sait  d'avoir  paru  dans  une  affaire,  pour  attirer  les  re- 
gards des  moins  curieux.  Le  P.  MaJebranche  n'avait  pas 
encore  une  réputation  si  étendue,  mais.il  en  avait  assez 
pour  se  faire  craindre  au  grand  Arnauld,  qui  jusqu'alors 
n'avait  craint  personne.  On  en  verra  la  preuve  dans  la 
suite.  Une  des  choses  qui  piquaient  le  plus  la  curiosité 
publique,  était  la  matière  de  leur  contestation  :  il  s'agis- 
sait de  la  grâce,  dont  on  parlait  tant  depuis  plus  de  qua- 
rante années;  et  on  espérait  que  de  si  grands  génies 
pourraient,  en  disputant  de  bonne  foi,  donner  quelque 
jour  à  un  mystère,  qui,  dans  tous  les  systèmes  qui 
avaient  été  encore  publiés,  ne  présentait  que  des  diffi- 
cultés à  la  raison. 

La  bruit  s'étant  donc  répandu  que  M.  Arnauld  avait 
enfin  écrit  contre  l'auteur  du  Traité  de  la  nature  et  de  la 
grâce,  tout  le  monde  se  réveilla.  Mais,  sans  avoir  vu 
l'ouvrage,  on  en  parlait  déjà  fort  diversement.  Les  jansé- 
nistes, accoutumés  à  crier  victoire,  triomphaient  à  leur 
ordinaire;  les  molinistes,  toujours  attentifs  à  leurs  dé- 
marches, ne  savaient  pas  trop  s'ils  devaient  se  réjouir  ou 
s'alarmer  de  cette  nouvelle.  Mais  je  sais  qu'il  y  eut  des 
jésuites  qui,  suivant  le  génie  de  leur  société,  dirent  assez 
hautement  que  toute  cette  contestation  n'était  qu'un  jeu 
joué  entre  M.  Arnauld  et  le  P.  Malebranche,  pour  établir 
le  jansénisme  avec  plus  de  succès.  C'est  ainsi  que  cha- 
cun parle  selon  ses  préventions.  Les  personnes  équi- 
tables ,  et  qui  lisent  les  livres  avant  que  d'en  juger, 
disaient  au  contraire  qu'il  fallait  avoir  perdu  le  sens,  ou 
être  jésuite  à  outrance,  pour  avoir  cette  pensée.  Enfin,  ce 
bruit  do  guerre  entre  cjs  deux  auteurs  était  l'entretien 
non  seulement  des  savants  de  profession ,  mais  des 
grands  même  et  des  gens  de  la  cour  qui  avaient  quel- 
(jues  lumières.  M.  le  Prince,  qui  en  avait  plus  que  la 
plupart  des  philosophes  et  des  théologiens  ordinaires,  dit 


114  Bibliothèque  Oralorienne 

à  cette  occasion  que  la  querelle  de  ces  deux  grands 
hommes,  ne  pouvant  manquer  de  servir  à  l'éclaircisse- 
raent  des  matièr,es  en  question,  lui  ferait  un  plaisir  ex- 
trême, l'un  étant,  ajoutait-il,  le  plus  grand  logicien,  et 
l'autre,  le  plus  grand  métaphysicien  de  l'Europe. 

Telle  était  l'attente  et  la  disposition  du  public.  Mais 
on  fut  bien  surpris,  lorsqu'au  lieu  d'un  ouvrage  contre 
le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  on  ne  vit  paraître 
qu'un  livre  hors-d'oeuvre,  contre  le  sentiment  du  P.  Ma- 
lebranche  sur  la  nature  des  idées  ^,  ce  qui  n'avait  nul 
rapport  au  sujet  de  la  dispute  ;  mais  c'était  une  ruse  de 
guerre. 

M.  Arnauld  était  trop  habile  homme,  pour  ne  point 
voir  que  la  réputation  de  bel  esprit,  de  génie  profond  et 
de  solide  écrivain  dont  le  P.  Malebranche  jouissait  de- 
puis dix  ans,  lui  ferait  quelque  tort.  Il  fallait  donc  aflai- 
blir  son  adversaire  par  cet  endroit,  et  il  jugea  bien  qu'il 
ne  pouvait  mieux  s'y  prendre  qu'en  attaquant  d'abord 
celle  de  ses  opinions  qui  est  la  plus  abstraite,  la  plus 
élevée  au-dessus  de  la  portée  commune,  et  par  là  même 
la  plus  propre  à  ranger  de  son  parti  le  petit  peuple  des 
savants  toujours  présomptueux ,  toujours  prêt  à  condam- 
ner ce  qu'il  n'entend  pas.  Ce  procédé  n'est  donc  pas  si 
étrange  qu'il  le  parut  à  bien  des  gens ,  d'autant  plus ,  dit 
M.  Arnauld  lui-même,  que  l'auteur  du  Traité  de  la  nature 
et  de  la  grâce  nous  avertit,  dans  la  seconde  édition  de  son 
ouvrage,  que,  pour  le  bien  entendre,  il  serait  à  propos  de 
savoir  les  principes  établis  dans  la  Recherche  de  la  vérité. 

^  Des  vraies  et  des  fausses  idées  contre  ce  qu'enseigne  l'au- 
teur de  la  Recherche  de  la  vérité ,  par  Antoine  Arnauld,  docteur 
de  Sorbonne.  Cologne,  chez  Nicolas  Schouters,  168 3,  in- 12  de 
339  pages.  «Ce  livre  servira,  si  je  ne  me  trompe,  à  diminuer  la  trop 
bonne  opinion  que  beaucoup  de  gens  ont  de  la  solidité  de  l'esprit 
de  notre  ami,  et  ce  sera  un  préjugé  qu'il  aura  bien  pu  se  tromper 
dans  la  matière  de  la  grâce  si  l'on  peut  montrer  que  dans  les 


La   Vie  du  H.  P.  M  (débranche  ■  115 


C'est  par  où  il  tâche  d'excuser  sa  fausse  attaque.  Mais  ce 
qui  doit  surprendre  tout  le  monde,  c'est  la  manière  dont 
M.  Arnauld  écrivit  contre  cette  opinion,  que  c'est  Dieu 
lui-même  qui  nous  éclaire  par  l'efficace  de  ses  propres 
idées.  Ce  fut  d'un  style  fort  négligé,  prêtant  à  son  adver- 
saire des  sentiments  et  des  termes,  supposant  partout  ce 
qui  est  en  question ,  savoir  que  nos  perceptions  sont  la 
même  chose  que  nos  idées,  n'étant  presque  jamais  au 
fait  des  idées  dont  il  parle  le  plus  décisivement,  tirant  les 
conséquences  les  plus  odieuses  des  principes  qui  les  ren- 
ferment le  moins,  abusant  sans  cesse  de  l'équivoque  des 
termes,  faisant  indiscrètement  des  railleries  qu'on  peut  lui 
rendre  mot  pour  mot,  en  substituant  son  opinion  à  la 
place  de  celle  du  P.  Malebranche;  s'égarant  à  droite  et  à 
gauche  par    des   discours   qui    ne   viennent  souvent  à 
rien,  sans  ordre,  sans  lumière,  sans  tour.  En  un  mot, 
pour  peu  qu'on  ait  lu  l'auteur  qu'il  réfute,  on  se  demande 
à  soi-même,  presque  à  chaque  page:  à  qui  en  veut-il?  et 
où  est  la  logique  de  M.  Arnauld  ^  ? 

Ce  livre  a  pour  titre  :  Des  vraies  et  des  fausses  idées ,  ce 
qui  n'exprime  pas  trop  bien  ce  qu'il  veut  dire. 

Le  P.  Malebranche  ne  tarda  point  longtemps  à  y  ré- 
pondre-. Voici  de  quelle  manière  :  il  fallait  d'abord  dé- 
questions de  métaphysique ,  dont  il  a  toujous  fait  son  fond,  il  s'est 
étranirement  égaré.  Or  je  ne  saurais  me  mettre  hors  de  l'esprit 
que  tous  les  habiles  gens  n'en  demeurent  d'accord.»  {Lettre  d' Ar- 
nauld à  Quesnel,  t.  III.) 

1  Dans  les  Nouvelles  du  mois  d'^yrû  l(î84  ,  Bayle  dit  lui-même 
que  M.  Arnauld  propose  des  difficultés  au  P.  Malebranche  quoi- 
qu'il ne  l'ait  pas  toujours  bien  entendu,  et  qu'elles  avaient  cela 
d'incommode  pour  lui  qu'on  pouvait  les  rétorquer. 

-  Réponse  de  l'auteur  de  la  Recherche  de  la  vérité  au  livre  de 
M.  Arnauld.  Cette  réponse,  achevée  au  mois  d'octobre  16S3,  fut  im- 
primée à  Rotterdam,  chez  Reinier  Leers,  1684 ,  in-Ti,  et  en  1085, 
2"  édition.  Le  Traité  de  lu  nature  et  de  la  grâce  ayant  fait  con- 
naître à  MM.  de  Port -Royal  que  l'auteur  de  la  Recherche  de  la 


116  Bibliothèque  Oralorienne 


truire  certains  bruits  qui  avaient  couru  dans  le  monde; 
c'est  par  où  il  commença  en  faisant  lui-même  toute  l'his- 
toire de  son  traité  à  quelques  circonstances  près,  qu'il  a 
jugé  à  propos  de  supprimer,  et  que  nous  avons  cru  ne 
devoir  pas  omettre.  Il  proteste  qu'il  n'a  jamais  cru  que 
la  grâce,  qui  n'a  son  efficace  que  d'elle-même,  ait  par 
elle-même  l'elFet  qu'elle  opère,  lorsque  nous  en  suivons 
les  mouvements;  c'est-à-dire  qu'il  n'a  jamais  cru  que  la 
grâce  fût  invincible,  ainsi  que  le  soutiennent  les  jan- 
sénistes. «  Je  dis  ceci  en  passant,  continue-t-il ,  pour  me 
justifier  du  prétendu  changement  dont  on  m'a  injus- 
tement accusé,  changement  néanmoins  que  je  préférerais 
infiniment  à  l'obstination  malheureuse  dans  laquelle  vi- 
vent tranquillement  bien  des  personnes,  sous  l'autorité 
infaillible  de  M.  Arnauld  et  de  quelques  autres.  » 

Il  n'était  pas  moins  nécessaire  de  faire  voir  que  M.  Ar- 
nauld ,  ayant  à  combattre  le  Traité  de  la  nature  et  de  la 
grâce,  ne  devait  pas,  sous  de  vains  prétextes,  prendre  le 
change,  ou  le  donner  au  public,  en  attaquant  ce  qu'il  y 
a  de  plus  abstrait  dans  le  livre  de  la  Recherche  de  la  vé- 
rité, et  qui  n'a  nul  rapport  au  sujet  de  leur  dispute.  C'est 
ce  qu'il  démontre  fort  aisément,  quoiqu'il  avoue  que  le 
tour  n'est  pas  mauvais  pour  le  décrier  dans  l'esprit  de  la 
plupart  du  monde,  qui  ne  pardonne  guère  aux  auteurs 
des  sentiments  un  peu  extraordinaires,  lorsque  d'ailleurs 
ils  sont  contraires  à  leurs  préjugés,  et  difficiles  à  com- 
prendre. 

Mais  ce  qui  était  le  plus  important,  c'était  d'obliger 
M.  Arnauld  à  venir  au  fait.  Le  P.  Malebranche  s'efforce 
donc  de  l'y  ramener,  en  lui  prouvant  par  des  raisons  de 

vérité  n'était  point  janséniste,  comme  ils  l'avaient  cru,  n'eut  pas 
le  bonheur  de  leur  plaire,  c'est  pourquoi  ils  donnèrent  commis- 
sion à  M.  Arnauld  de  le  réfuter.  (Bayle.  avril  1684,  République 
des  lettres.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  117 

justice,  de  charité,  de  religion  et  d'honneur,  qu'au  lieu 
de  s'amuser  à  une  question  étrangère  à  leur  controverse, 
il  devait  écrire  au  plus  tôt  contre  le  Traité  de  la  nature  et 
de  la  grâce;  et  pour  donner  plus  de  poids  à  toutes  ces 
raisons  en  le  piquant  par  son  endroit  faible  et  sensible, 
il  lui  reproche  nettement  qu'il  dogmatise  sur  ces  ma- 
tières ,  puisque  dogmatiser  n'est  autre  chose  qu'avancer 
de  nouveaux  dogmes,  ou  donner  ses  opinions  particu- 
lières pour  des  articles  de  foi,  en  traitant  d'hérétiques  des 
gens  que  l'Eglise  ne  reconnaît  point  pour  tels;  ce  que 
M.  Arnauld  venait  de  faire  tout  récemment  dans  un  livre 
contre  M.  Mallet,  en  disant  que  les  mérites  des  saints  ne 
sont  pas  l'elTet  d'une  grâce,  dont  ils  usent  bien  ou  mal  ,* 
comme- il  leur  plaît,  et  qu'il  n'y  a  que  des  pélagiens  qui 
puissent  avoir  cette  pensée,  mais  qu'ils  sont  l'effet  d'une 
grâce  a])soIument  efficace  et  invincible. 

Le  P.  Malehranche  fait  sentir  ensuite  à  tout  lecteur 
équitable  que  la  conduite  an  M.  Arnauld  l'avait  réduit  à 
prendre  cette  voie,  pour  l'obliger  à  venir  au  point  dont  il 
était  question.  «  En  effet.  Monsieur,  dit-il  à  M.  le  marquis 
de  Roucy,  à  qui  il  adresse  sa  réponse,  à  l'exemple  de 
M.  Arnauld,  qui  lui  avait  adressé  son  attaque,  j'ai  sur  les 
bras  deux  puissants  adversaires  :  M.  Arnauld  et  sa  répu- 
tation. M.  Arnauld,  la  terreur  des  pauvres  auteurs,  mais 
qu'on  ne  doit  pas  néanmoins  beaucoup  craindre,  lors- 
qu'on défend  la  vérité  ;  et  sa  réputation  ,  qu'on  a  grand 
sujet  d'appréhender,  quelque  vérité  qu'on  soutienne,  car 
c'est  un  fantôme  épouvantable  qui  le  précède  dans  les 
combats,  qui  le  déclare  toujours  victorieux ,  et  par  lequel 
je  me  vois  déjà  depuis  trois  ans  au  nombre  des  vaincus. 
Mais,  comme  les  coups  ([uc  donne  un  fantôme  ne  sont 
point  mortels,  que  la  lumière  les  guérit,  et  qu'elle  fait 
même  évanouir  le  fantôme  qui  les  a  portés ,  j'espère 
qu'enlin  on  s'appliquera  sérieusement  à  l'examen  de  mes 


118  Bibliothèque  Oratorienne 

principes.  »  C'est  tout  ce  que  le  P.  Malebranche  a  tou- 
jours demandé  à  ses  lecteurs,  et  ce  qu'on  ose  dire  que  la 
plupart  lui  ont  toujours  refusé. 

11  ne  se  contenta  pas  ici  de  solliciter  M.  Arnauld  ,  jus- 
qu'alors son  ami,  à  devenir  son  critique.  Il  veut  bien  en- 
core avoir  la  bonté  de  lui  marquer  en  détail  ce  qu'il  doit 
faire  pour  combattre  son  traité  par  les  fondements;  le 
voici  : 

«  Je  prétends,  dit  le  P.  Malebranche,  faire  taire  les  li- 
bertins qui  attribuent  à  une  nature  aveugle  les  dérègle- 
ments de  l'univers  ,  et  certains  théologiens  ou  philo- 
sophes outrés,  qui  veulent  que  Dieu  n'ait  pas  une  volonté 
sincère  de  sauver  tous  les  hommes.  Voilà  mon  dessein  , 
mon  principe:  c'est  que  Dieu  agit  ordinairement  par  des 
lois  générales;  principe  que  je  prouve  à  priori,  ou  par 
l'idée  de  la  cause,  qui  est  Dieu;  à  posteriori,  ou  par  les 
effets  du  monde  visible,  qui  n'arrivent  qu'en  conséquence 
des  lois  de  la  communication  des  mouvements  ;  per  re- 
ductionem  ad  absurdum,  ou  par  les  absurdités  qui  suivent 
du  sentiment  contraire  au  mien ,  etc.  Voilà  donc  ce  que 
doit  renverser  M.  Arnauld,  et  pour  couronner  son  ou- 
vrage, il  faudra  encore  qu'il  fasse  voir  que  j'ai  mal  en- 
tendu l'Ecriture,  qui  me  confirme  plus  que  toute  autre 
raison  dans  mes  principes.  »  Le  P.  Malebranche  en  ap- 
porte ici  quelques  passages. 

Après  quoi  il  montre  bien  à  M.  Arnauld  que  c'est  par 
justesse  d'esprit,  et  non  par  impuissance,  qu'il  souhaite- 
rait de  n'avoir  à  lui  parler  que  du  vrai  sujet  de  leur  dis- 
pute. Car  il  répond  à  son  livre  des  vraies  et  des  fausses 
idées  d'une  manière  à  ne  lui  laisser  rien  de  raisonnable 
à  répliquer.  On  en  fait  juge  le  lecteur  attentif,  qui  va 
voir  ici  le  pour  et  le  contre. 

Parce  que,  dans  les  disputes,  il  est  surtout  important 
de  bien  connaître  l'état  précis  de  la  question,  le  P.  31ale- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  119 


branche  commence  par  l'établir  fort  nettement.  Il  s'agit 
entre  lui  et  M.  Arnauld  de  savoir  en  quoi  consiste  la  na- 
ture de  nos  idées ,  ou  de  ces  images  spirituelles  qui  re- 
présentent à  notre  âme  des  objets  différents  d'elle-même 
ou  de  ses  modifications ,  comme  l'idée  de  ce  monde  visi- 
ble, l'idée  du  carré,  l'idée  du  cercle,  etc.  Si  elles  ne  sont 
autre  chose  que  les  perceptions  ou  les  modifications  de 
notre  âme,  ou  si  elles  en  sont  réellement  distinguées  et 
subsistantes,  indépendamment  de  nos  esprits,  dans  la 
substance  divine  qui  nous  les  communique,  ainsi  qu'il 
lui  plaît. 

Le  P.  Malebranche  prétend  que  nos  idées  sont  réelle- 
ment distinguées  de  nos  perceptions,  qu'elles  subsistent 
indépendamment  de  nos  esprits  dans  la  substance  divine  ; 
que  c'est  Dieu  qui  nous  les  communique  ainsi  qu'il  lui 
plaît,  et  que  c'est  par  là  qu'il  est  véritablement  notre  lu- 
mière :  lux  vera  quœ  illuminât  omnem  hominem  ^ . 

M.  Arnauld  prétend,  au  contraire,  que  nos  idées  ne 
sont  autre  chose  que  les  modifications  de  notre  âme  , 
qu'elles  ne  sont  point  réellement  différentes  de  nos  per- 
ceptions, de  nos  pensées,  de  nos  sentiments  même  les 
plus  obscurs  et  les  plus  confus  ;  en  un  mot,  que  nos  per- 
ceptions sont  essentiellement  représentatives,  et  par  con- 
séquent, que  toutes  nos  modalités  sont  lumineuses  par 
elles-mêmes. 

Qui  des  deux  a  raison?  C'est  à  la  raison  même  à  le  dé- 
cider. Le  P.  Malebranche ,  bien  convaincu  que  son  sen- 
timent est  une  vérité  de  la  dernière  importance,  en  ap- 
porte ici  plusieurs  preuves-,  qu'il  tire  mot  pour  mot  de 

1  Bayle  dit  que  c'est  la  plus  incompréhensible  de  toutes  les  pen- 
sées de  cet  auteur,  mais  qu'il  ne  s'ensuit  pas  que  tous  ceux  qui 
la  condamnent  soient  bien  fondés.  S'il  se  trompe ,  c'est  h  force 
d'avoir  l'esprit  pénétrant,  et  il  y  a  peu  d'hommes  au  monde 
capables  de  telles  erreurs.  (Avril  1fi84.) 

2  Le  même  dit  :  On  a  de  la  peine  à  comprendre  qu'une  opinion 


120  Bibliothèque  Oratorienne 

ses  autres  ouvrages.  Pour  éviter  les  redites,  nous  ne  fai- 
sons que  les  indiquer. 

La  première  est  tirée  de  l'idée  de  l'infini,  que  nous 
avons  très  certainement,  et  qui  ne  peut  être  une  modifi- 
cation de  l'âme,  qui  est  finie. 

On  lire  la  seconde  preuve  de  ce  raisonnement  naturel  : 
on  peut  assurer  ce  que  l'on  conçoit  clairement.  Or  on 
conçoit  bien  clairement  que  l'étendue  que  l'on  voit,  ou 
qui  est  l'objet  immédiat  de  l'esprit,  est  une  chose  distin- 
guée de  soi  ou  de  son  âme;  car  on  y  conçoit  des  pro- 
priétés qui  ne  peuvent  convenir  à  l'âme;  donc,  on  peut 
assurer  que  l'étendue,  qui  est  l'objet  immédiat  de  mon 
esprit,  lorsque  j'y  pense,  en  est  réellement  distinguée. 

La  troisième  preuve  se  prend  de  ce  que  nous  avons  des 
idées  universelles,  c'est-à-dire  qui  représentent  générale- 
ment tout  ce  qui  est  de  même  genre  ou  de  même  espèce. 
Or  il  est  évident  que  les  modifications  d'un  être  particu- 
lier ne  sauraient  être  universelles  ou  générales,  et  que 
l'âme,  qui  n'est  qu'une  espèce  d'être,  ne  peut  trouver  en 
elle-même,  je  dis  dans  sa  propre  substance,  de  quoi  re- 
présenter toutes  les  espèces  d'êtres;  donc,  etc. 

Une  quatrième  preuve,  c'est  que  notre  âme  ne  con- 
tient pas  éminemment  les  perfections  de  tous  les  êtres 
qu'elle  connaît;  par  exemple,  celles  de  la  matière,  celles 
de  Dieu,  etc..  Donc  elle  ne  peut  les  voir  dans  elle- 
même,  ou  dans  ses  propres  modalités.  Il  n'y  a  que  Dieu, 
continue  l'auteur,  qui  puisse,  en  se  considérant  lui- 
même,  connaître  toutes  choses,  parce  qu'il  ne  peut  y 
avoir  que  lui  qui  les  contienne  éminemment  ;  c'est-à-dire, 
qui  renferme  dans  l'immensité  de  son  être  quelque  chose 


comme  celle-là  puisse  être  appuyée  de  quelques  preuves;  cepen- 
dant il  faut  demeurer  d'accord  que  cet  auteur  (le  P.  Malebranche  ) 
n'en  manque  point.  (Avril  1CS4.) 


La   Vie  du  R.  P.  Malehranche  121 


de  plus  noble  qu'elles,  et  qui  néanmoins  les  représente, 
parce  que  les  créatures  sont  toutes  faites  à  son  image,  ou 
sur  le  modèle  de  ses  idées. 

Mais  pour  fermer  la  bouche  à  M.  Arnauld,  ou  du 
moins  pour  le  rendre  plus  retenu  dans  ses  attaques,  le 
P.  iMalebranche  lui  oppose  pour  cin(|uième  preuve  l'au- 
torité de  saint  Augustin  ' ,  qui  dit  en  termes  formels  que 
notre  âme  n'est  point  sa  lumière  à  elle-même;  qu'elle 
n'est  tout  au  plus  que  l'œil  qui  la  contemple  ;  que  Dieu 
seul  est  cette  lumière,  qui  dissipe  nos  ténèbres;  lumière 
commune  qui  n'appartient  en  propre  qu'à  la  nature  d'au- 
cun de  nous  en  particulier,  lumière  immuable,  que  ceux 
qui  l'aperçoivent  ne  convertissent  point  en  leur  sub- 
stance, lorsqu'ils  s'en  nourrissent;  lumière  souveraine 
qui  préside  à  tous  les  esprits,  etc.,  de  sorte  que  s'il  y  a 
quelque  dirterence  entre  le  sentiment  du  P.  Malebranche 
et  celui  de  saint  Augustin  ,  ce  ne  peut  être  qu'en  ce  que 
le  P.  Malebranche,  qui  est  venu  dans  un  siècle  plus 
éclairé  que  celui  de  saint  Augustin ,  a  mis  dans  son  plus 
grand  "jour  le  principe  évident  de  cet  incomparable  doc- 
teur. 

Il  est  temps  de  venir  aux  difficultés  de  M.  Arnauld , 
qu'il  appelle  démonstrations,  mais  que  tous  ceux  qui 
entendent  les  termes  appelleront  peut-être  para/og-ismes*. 

1  On  ne  sait  que  dire  après  cela  de  saint  Augustin  :  il  semble 
qu'il  y  ait  eu  deux  hommes  en  lui.  Sa  philosophie  en  certains 
endroits  est  la  plus  petite  du  monde;  mais  en  d'autres  elle  s'élrve 
jusqu'aux  plus  hautes  spéculations.  (Bayle,  avril  1G84.) 

2  Comme  M.  Arnauld  trouve  bientôt  le  fort  et  le  faible  d'une 
opinion,  on  no  peut  pas  croire  qu'il  ait  formé  de  petites  difficultés 
contre  le  sentiment  de  son  adversaire.  II  lui  en  a  proposé  d'ex- 
trêmement embarrassantes.  Mais  elles  avaient  cela  d'incommode 
pour  lui  ([u'on  pouvait  les  rétorquer,  et  c'est  ce  qu'où  n'a  pas 
manqué  de  faire  quand  on  l'a  pu.  Par  exemple,  il  a  fait  remar- 
quer à  son  adversaire  qu'il  s'ensuivrait  de  sou  sentiment  que 
lorsque  nous  regardons  un  cheval,  ce  n'est  point  un  cheval  que 


122  Bibliothèque  Oraiorienne 

Il  s'agit  de  prouver  géométriquement  (car  c'est  en  pro- 
pres termes  le  dessein  de  son  livre)  que  les  idées  qui 
nous  représentent  les  choses  ne  sont  point  distinguées  de 
nos  perceptions.  Pour  y  réussir  M.  Arnauld  met  à  la  tête 
de  ses  démonstrations  prétendues  un  grand  attirail  de 
définitions,  d'axiomes,  de  demandes,  etc.  Voilà  qui  pro- 
met beaucoup;  voici  ce  qu'on  a  tenu  : 

«  Je  prends,  dit- il,  pour  la  même  chose,  l'idée  d'un 
objet  et  la  perception  d'un  objet;  »  c'est  la  troisième  dé- 
finition de  ce  grand  géomètre,  d'où  assurément  il  est 
aisé  de  conclure  que  nos  idées  ne  sont  point  distinguées 
de  nos  perceptions.  Mais  par  malheur,  dit  le  P.  Male- 
branche,  c'est  évidemment  supposer  ce  qu'il  fallait  prou- 
ver, pétition  de  principe  dans  laquelle  M.  Arnauld  tombe 
au  moins  cinq  ou  six  fois  dans  ses  définitions ,  sans  par- 
ler ni  de  ses  axiomes,  ni  de  ses  demandes,  qui  la  plu- 
part ne  sont  dans  son  livre  que  pour  l'étalage;  il  serait 
bon  de  s'en  convaincre  par  ses  propres  yeux. 

Malgré  ce  défaut  régnant  de  la  méthode  géométrique 
de  M.  Arnauld,  le  P.  Malebranche  se  donne  la  peine  de 
réfuter  une  à  une  toutes  les  démonstrations,  avec  une  pa- 
tience que  je  ne  dois  point  avoir,  de  peur  de  la  faire  per- 
dre à  mes  lecteurs  par  des  redites  continuelles.  Je  me 
contenterai  donc  de  rapporter  ici  en  peu  de  mots  la  ré- 
ponse que  le  P.  Malebranche  fait  au  reste  du  livre  des 
vraies  et  fausses  idées.  Cela  me  paraît  moins  ennuyeux 
et,  pour  les  matières  mêmes,  beaucoup  plus  digne  de  notre 
attention.  Je  ne  m'arrêterai  qu'aux  choses  principales. 


nous  voyons,  mais  Dieu  lui-même.  On  lui  a  répondu  entre  autres 
choses  qu'il  s'ensuivait  aussi  de  son  sentiment  que ,  lorsque  nous 
regardons  uu  cheval,  ce  n'est  point  un  cheval  que  nous  voyons, 
mais  une  modalité  de  notre  âme.  En  effet,  M.  Arnauld  ne  croit 
pas  que  les  couleurs  que  nous  voyons  soient  autre  chose  qu'une 
perception  de  notre  esprit.  (Bayie,  avril  1684.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  123 

M.  Arnauld  emploie  à  tout  le  moins  les  deux  tiers  de 
son  ouvrage  à  décrier  son  adversaire  par  toutes  sortes 
d'endroits.  11  lui  objecte  par  exemple  des  variations  et 
des  contradictions  perpétuelles  sur  la  nature  des  idées, 
qu'il  a  prises,  dit-il,  tantôt  pour  des  perceptions  comme 
dans  le  premier  et  le  deuxième  livre  de  sa  Recherche  et 
tantôt  pour  des  êtres  représentatifs  distingués  de  nos 
perceptions ,  comme  dans  le  troisième  ;  or  il  faut  remar- 
quer que  le  mot  à'ètres  représentatifs  présente  à  l'esprit 
un  faux  sens,  aussi  est-il  tout  entier  de  la  façon  de 
M.  Arnauld. 

Le  P.  Malebranche ,  sans  s'y  arrêter,  lui  montre  que 
ce  qu'il  appelle  variations  et  contradictions  n'est  rien  autre 
chose  qu'une  manière  d'écrire  dont  on  ne  peut  s'écarter 
sans  s'éloigner  du  bon  sens,  car  le  bon  sens  veut  que 
lorsqu'un  terme  peut  avoir  deux  significations  différentes, 
on  en  use  différemment  selon  l'exigence  des  matières  ou 
des  occasions  où  l'on  parle;  car  si  les  cartésiens,  qui 
nient  dans  leurs  livres  la  connaissance  des  bêtes,  ne 
laissent  point  de  dire,  comme  les  autres,  dans  les  discours 
ordinaires,  qu'un  chien  connaît  son  maître,  certaine- 
ment quiconque  en  conclurait  qu'ils  se  contredisent,  si 
ce  n'était  un  Arnauld  ,  il  passerait  avec  raison  pour  ridi- 
cule; donc  le  P.  Malebranche  ne  se  contredit  pas  plus 
que  ces  philosophes,  lorsque  dans  ses  premiers  livres  de 
la  Recherche,  où  il  ne  parle  point  encore  de  la  nature  des 
idées,  il  emploie  le  mot  id(^e  dans  son  sens  vulgaire,  et 
que  dans  le  troisième,  où  il  on  traite  expressément,  il 
prend  ce  même  terme  dans  son  sens  philosophique,  qu'il 
lui  donne  après  saint  Augustin. 

Il  fallait  donc  un  coup  plus  rude  pour  blesser  notre 
auteur.  M.  Arnauld  entreprend  de  le  lui  porter.  De  ce  que 
le  P.  Malebranche  appelle  quelquefois  l'idée  que  Dieu  a 
de  l'étendue  ou  de  la  matière,  l'étendue  intelligible  qui 


i24  Bibliothèque  Oratorienne 

selon  lui  est  le  modèle  des  corps  ou  l'archétype  des  corps, 
suivant  toujours  l'exemple  de  saint  Augustin  qui  admet 
en  Dieu  un  mode  intelligible,  qui  est  l'image  sur  laquelle 
a  été  formé  ce  monde  matériel  et  visible,  il  en  infère 
hardiment  plusieurs  absurdités  :  que  cette  étendue  intel- 
ligible serait  une  créature  et  n'en  serait  pasv  qu'elle  se- 
rait Dieu  et  ne  le  serait  pas  ;  qu'elle  serait  divisible  et 
indivisible;  (]u'elle  serait  eu  Dieu,  non  seulement  émi- 
nemment, mais  formellement,  et  néanmoins  qu'elle  n'y 
serait  qu'éminemment,  c'est  ce  que  M.  Arnauld  tâche  de 
prouver  fort  au  long. 

Le  P.  Malebranche  lui  fait  voir,  ou  du  moins  au  pu- 
blic, qu'il  n'y  a  pas  un  mot  de  sens  commun  dans  toutes 
ces  conséquences;  car  n'est-il  pas  évident,  dit-il,  ([ueDieu 
a  l'idée  de  l'étendue  ou  de  la  matière  qu'il  a  créée? 
IS'est-il  pas  évident  ([ue  cette  idée  de  l'étendue  lui  repré- 
sente l'étendue?  X'est-il  pas  évident  qu'elle  ne  peut  re- 
présenter à  Dieu  l'étendue  sans  lui  en  représenter  les 
attributs  et  les  propriétés  essentielles?  il  faut  donc 
que  cette  idée  les  renferme  en  quelque  manière,  ces  pro- 
priétés, non  pas  formellement,  ni  grossièrement,  comme 
l'entend  M.  Arnauld,  mais  éminemment,  comme  on 
parle  dans  l'école;  mais  spirituellement,  mais  intelli- 
giblement, comme  parle  saint  Augustin.  Il  est  donc  per- 
mis d'appeler  cette  idée  de  l'étendue  créée,  l'étendue 
intelligible,  ainsi  qu'il  a  été  permis  à  ce  saint  docteur 
d'appeler  monde  intelligible  l'idée  ou  le  modèle  éternel 
et  incréé  sur  lequel  Dieu  a  créé  ce  monde  visible  et  ma- 
tériel? d'où  il  s'ensuit  que  l'étendue  intelligible  n'étant 
autre  chose  que  l'idée  que  Dieu  a  de  l'étendue  qu'il  a 
faite,  n'est  pas  une  créature;  qu'elle  est  en  Dieu  formel- 
lement, quoique  l'étendue  créée  ou  la  matière  qu'elle  re- 
présente ne  soit  en  Dieu  qu'éminemment;  qu'elle  est 
indivisible  comme  Dieu  même,  quoiqu'elle  représente 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  125 


une  étendue  divisit)le.  Enfin  que  tout  ce  qui  est  en 
Dieu  étant  réellement  Dieu,  on  ne  peut  pas  nier  que 
l'idée  que  Dieu  a  de  l'étendue,  ou  l'étendue  intelligible 
soit  réellement  Dieu,  quoique  ce  fût  mal  parler  que  de 
dire  qu'elle  fût  formellement  Dieu  :  c'est-à-dire  que  ce 
soit  là  l'idée  propre  de  la  divinité  qui  certainement  ren- 
ferme toute  autre  chose.  La  preuve  en  serait  très  facile; 
mais  il  vaut  mieux  revenir  à  notre  critique. 

M.  Arnauld  ayant  triomphé  à  son  ordinaire  du  fan- 
tôme ridicule  que  son  imagination  lui  avait  présenté  à  la 
place  du  P.  Malebranche,  s'avise  enlin  de  l'attaquer  par 
des  endroits  plus  réels.  11  combat  trois  préjugés  qui 
étaient  trop  favorables  à  son  adversaire  pour  ne  pas  s'ef- 
forcer de  les  détruire. 

1»  L'estime  générale  où  il  était  dans  le  monde;  2°  la 
piété  qui  paraît  dans  son  opinion  sur  la  nature  des  idées; 
3"  l'inconvénient  où  il  semble  que  l'on  tombe  dans  le 
sentiment  contraire. 

Le  P.  Malebranche  répond  à  ces  trois  préjugés  d'une 
manière  à  y  confirmer  tout  le  monde  : 

Au  préjugé  de  sa  réputation,  il  dit  modestement  que 
plût  à  Dieu  que  celle  de  M.  Arnauld  ne  fit  pas  plus  de  tort 
à  la  vérité  que  la  sienne. 

A  celui  de  la  piété,  qui  paraît  dans  son  opinion  sur  la 
nature  des  idées,  il  démontre  que  ce  n'est  rien  moins 
qu'un  préjugé  favorable,  de  la  manière  que  les  hommes 
sont  faits,  car  cette  pensée  :  que  nous  voyons  en  Dieu 
toutes  choses,  ne  peut  être  de  leur  goût;  c'est  les  appro- 
cher trop  de  Celui  qu'ils  n'aiment  pas,  ou  ([u'ils  n'ai- 
ment pas  assez  pour  souhaiter  d'avoir  avec  lui  une  so- 
ciété si  étroite;  que  Dieu,  qui  est  leur  juge,  soit  en  même 
temps  le  maître  qui  les  instruit  par  la  raison,  ou' plutôt 
qu'il  soit  leur  raison  même,  cela  les  cdraye ,  cela  les 
révolte.  Ils  ne  peuvent  se  résoudre  à  invo([uer  Dieu  sous 


126  Bibliothèque  Oratorienne 

une  qualité  si  redoutable,  mais  il  faut  écouter  les  propres 
termes  du  P.  Malebranche  :  «  Qu'on  invoque  les  Muses 
au  commencement  d'un  poème,  dit  ce  grand  philosophe, 
qu'on  mette  en  mouvement  le  sang  et  les  esprits  par  la 
mesure  des  vers;  que  l'on  mette  l'âme  en  fureur  par 
une  peinture  vive  des  objets  de  nos  passions  :  voilà  le 
goût  du  siècle  corrompu.  Mais  qu'on  invoque  la  raison, 
qu'on  exhorte  les  hommes  à  renirer  en  eux-mêmes  pour 
y  entendre  la  voix  basse,  mais  pure  et  intelligible,  de  la 
vérité  qui  leur  parle,  on  devient  le  sujet  de  la  risée  des 
imaginations  hardies,  ou  l'objet  de  la  frayeur  des  imagi- 
nations faibles,  etc..  » 

Au  troisième  préjugé  qui  est  l'inconvénient  où  l'on 
tombe  dans  le  sentiment  contraire;  c'est-à-dire  que 
n'admettant  pas  le  sentiment  du  P.  Malebranche  sur  les 
idées,  on  est  réduit  à  dire  en  termes  vagues  que  notre 
âme  pense,  parce  que  telle  est  sa  nature  et  qu'elle  en  a 
la  faculté ,  on  répond  que  cet  inconvénient  est  visible , 
mais  que  bien  qu'il  n'y  ait  en  cela  aucun  préjugé  qui  fa- 
vorise l'opinion  du  P.  Malebranche,  tous  les  préjugés  des 
hommes  lui  sont  manifestement  opposés.  «  Je  dis.  Mon- 
sieur, continue  la  réponse,  qu'on  voit  en  Dieu  touteschoses. 
M.  Arnauld  dit  au  contraire,  que  l'âme  connaît  la  vérité 
parce  que  telle  est  sa  nature.  Lequel  des  deux  sentiments 
est  conforme  aux  préjugés?  Selon  M.  Arnauld  lui-même, 
mon  sentiment  est  un  paradoxe;  selon  tout  le  monde,  le 
sien  ou  celui  qu'il  autorise  est  fort  commun.  Donc  tous 
les  préjugés  lui  sont  évidemment  plus  favorables  qu'à 
moi ,  cela  est  clair  ou  rien  ne  le  peut  être.  » 

M.  Arnauld  prend  encore  un  autre  tour  pour  com- 
battre le  P.  Malebranche.  11  entreprend  de  lui  prouver 
que  selon  ses  principes  il  a  dû  dire  que  nous  voyons 
notre  âme  en  Dieu  et  dans  son  idée  aussi  bien  que  les 
choses  matérielles.  Car  enfin  l'idée  de  notre  âme  n'est- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  127 

elle  pas  en  Dieu  aussi  bien  que  celle  de  l'étendue?  Pour- 
quoi donc  notre  âme  ne  la  verrait-elle  pas  en  Dieu,  qui 
d'ailleurs  lui  est  présent? 

Le  P.  Malebranche  lui  répond  que  c'est  qu'il  n'a  pas 
plû  à  Dieu  de  lui  découvrir  l'idée  ou  l'archétype  des 
esprits,  sur  lequel  il  l'a  formée. 

Mais,  reprend  M.  Arnauld,  qui  vous  a  appris  que  Dieu 
veut  que  je  voie  l'étendue  par  son  idée  et  non  par  mon 
âme? 

«  C'est  mon  expérience,  lui  réplique  le  P.  Malebranche, 
le  sentiment  intérieur  que  j'ai  de  la  manière  dont  je 
connais  les  choses.  Par  là  il  est  certain  que  je  connais 
l'étendue  par  idée;  car  l'on  connaît  une  chose  par  son 
idée,  lorsqu'on  s'y  rendant  attentif,  on  peut  voir  de 
simple  vue  ses  propriétés  générales,  ce  qu'elle  renferme 
et  ce  qu'elle  exclut,  et  lorsqu'on  s'appliquant  à  méditer 
ses  propriétés  générales,  on  y  peut  découvrir  encore  des 
propriétés  particulières  à  l'infini,  comme  il  arrive  à  l'é- 
gard des  nombres  et  des  figures  géométriques.  Mais  tant 
s'en  faut  que  je  connaisse  mon  âme  de  cette  manière 
lumineuse;  au  contraire,  plus  je  rentre  en  moi-même, 
plus  j'y  découvre  des  ténèbres;  j'ai  beau  méditer  pour 
apprendre  si  mon  âme  est  capable  de  voir  des  couleurs 
ou  d'entendre  des  sons.  Ce  n'est  point  la  méditation,  c'est 
l'expérience  qui  me  l'apprend  ;  et  si  j'étais  né  aveugle  ou 
sourd ,  il  est  évident  que  je  n'aurais  nulle  idée  ou  con- 
naissance de  ces  deux  espèces  de  sensations.  Donc  je  me 
sens,  mais  à  proprement  parler  je  ne  me  connais  pas.  Je 
sens  que  mon  âme  existe,  puisque  c'est  moi-même;  mais 
je  ne  connais  point  par  idée  ({uelle  est  sa  nature,  ni  ses 
propriétés  générales,  ni  ses  propriétés  particulières, 
comme  je  sais  clairement  celle  du  triangle,  du  cercle,  du 
carré,  en  un  mot  celles  de  l'étendue. 

Mais  n'appréhendez- vous  point  contre  votre  principe 


128  Bibliothèque  Oratorienne 

de  l'uniformilé  des  voies  de  Dieu,  d'y  admettre  des  iné- 
galités, en  disant  d'un  côté  qu'il  vous  donne  l'idée  du 
corps  et  d'un  autre  qu'il  vous  refuse  l'idée  de  l'âme? 

«  Nullement,  répond  le  P.  Malebranche,  car  ce  n'est 
point  là  ce  qu'on  appelle  inégalité.  Voici  mon  sentiment  : 
Je  dis  que  l'uniformité  de  la  conduite  de  Dieu  à  l'égard 
des  idées  par  lesquelles  il  nous  éclaire  et  dei  sentiments 
par  lesquels  il  nous  touche,  consiste  en  ce  que  par  des 
lois  générales  il  a  uni  notre  âme  à  la  raison  universelle 
pour  en  être  instruite,  et  au  corps  pour  être  averti  de  ses 
besoins.  Je  dis  que  la  raison  par  sa  lumière  parle  à 
l'esprit  en  conséquence  de  son  attention ,  et  que  le  corps 
parle  à  l'âme  par  des  sentiments  confus,  non  en  consé- 
quence de  ses  désirs ,  mais  en  conséquence  des  ébranle- 
ments qui  arrivent  dans  les  fibres  du  cerveau.  Je  dis 
enfin  que  l'uniformité  de  la  conduite  de  Dieu  consiste  en 
ce  qu'il  suit  exactement  ces  lois.  Ainsi,  prétendre  que 
Dieu  doit  manifester  à  l'âme  l'idée  qui  la  représente 
puisqu'il  lui  manifeste  l'idée  de  corps,  afin  qu'il  y  ait  de 
l'uniformité  dans  sa  conduite,  c'est  ne  pas  concevoir  le 
principe  dont  on  tire  des  conséquences.  » 

Mais  n'est-il  pas  de  l'ordre ,  qui  selon  vous  est  la  loi 
inviolable  de  Dieu ,  que  l'âme  soit  pour  le  moins  autant 
éclairée  à  l'égard  d'elle-même,  qu'à  l'égard  des  choses 
matérielles  ? 

Non  sans  doute,  car  maintenant  l'homme  est  pécheur; 
et  l'ordre  veut  que  celui  qui  a  volontairement  abandonné 
la  lumière,  soit  abandonné  aux  ténèbres;  d'ailleurs 
quelle  comparaison  fait  ici  M.  Arnauld?  car  supposer 
que  Dieu  veuille  unir  une  âme  à  un  corps ,  il  est  absolu- 
ment nécessaire  qu'il  lui  donne  l'idée  de  ce  corps  ;  cela 
est  visible.  Mais  pour  mille  raisons  profondes  Dieu  peut 
lui  refuser  l'idée  d'elle-même,  ne  fût-ce  que  pour  l'em- 
pêcher de  s'occuper  trop  d'elle-même. 


1 


La   ]'ic  du  B.  P.  Malebranche  129 

Mais  puisque  la  manière  dont  vous  dites  que  nous 
voyons  en  Dieu  ses  ouvrages  est  si  utile  pour  nous  faire 
sentir  notre  dépendance,  pourquoi  excepter  notre  âme 
d'une  proposition  si  générale?  pourquoi  voulez -vous 
qu'elle  soit  dans  une  entière  dépendance  de  Dieu  pour 
connaître  le  soleil ,  un  arbre ,  une  mouche ,  et  qu'elle  ne 
soit  pas  dans  la  même  dépendance,  pour  se  connaître 
soi-même. 

«  Que  voilà  de  petites  armes  pour  un  grand  homme , 
dit  ici  le  P.  Malebranche,  comment  s'en  peut-il  servir?  Je 
vous  avance,  Monsieur,  que  ces  raisonnements-là  me  déso- 
lent; car  je  ne  puis  y  répondre  sans  qu'on  s'imagine  que 
je  prends  plaisir  à  rendre  ridicule  celui  qui  en  est  l'au- 
teur. En  efTet,  s'il  y  avait  quelque  solidité  dans  le  raison- 
nement de  M.  Arnauld  ,  je  vous  prouverais  en  forme  que 
vous  êtes  empereur.  Car  la  raison  qui  vous  fait  croire 
que  vous  tenez  de  Dieu  tout  ce  que  vous  avez  dans  le 
monde ,  c'est  que  cela  vous  met  à  son  égard  dans  une 
entière  dépendance.  Je  vous  prie  donc,  pourquoi  excep- 
tez-vous l'empire  d'une  proposition  si  générale?  Quoi! 
vous  voulez  dépendre  de  Dieu  pour  dix  mille  livres  de 
rente,  plus  ou  moins,  car  je  n'ai  point  compté  avec  vous, 
et  vous  n'en  voulez  pas  dépendre  pour  l'empire  du 
monde  entier?  Assurément  cela  n'est  pas  raisonnable.  » 

M.  Arnauld  ayant  de  plus  avancé  que  si  nous  n'avions 
pas  une  idée  claire  de  notre  âme,  nous  n'en  pourrions  dé- 
montrer clairement,  ni  la  spiritualité,  ni  l'immortalité, 
ni  la  liberté,  le  P.  Malebranche  lui  répond  en  démon- 
trant tous  ces  attributs  de  l'âme  dans  son  opinion  et  par 
son  opinion  même.  Ce  qui  est  trop  évident  pour  nous  y 
arrêter <. 


'  Nous  apprenons,  dit  Bayle  (avril  1684)  sur  cet  endroit,  qu'en- 
core que  nous  connaissions  trt'S  certainement  l'existence  et  l'im- 


430  Bibliothèque  Oratorienne 

Enfin  M.  Arnaukl  a  tant  ejivie  de  vaincre  qu'il  ne  se 
contente  pas  d'attaquer  son  ennemi  de  front,  il  se  jette 
à  droite  et  à  gauche  pour  le  prendre  en  flanc,  et  quelque- 
fois même  il  fait  de  longs  circuits  pour  le  battre  à  re- 
vers. C'est  le  dessein  qu'il  a  dans  le  dernier  chapitre  de 
son  livre,  où  il  combat  le  P.  Malebranche  par  un  endroit, 
qui,  en  bonne  guerre,  devrait  être  épargné,  n'ayant  au- 
cun rapport  au  sujet  de  leur  querelle. 

Ce  philosophe  a  dit  qu'on  ne  peut  démontrer  géomé- 
triquement l'existence  des  corps.  M.  Arnauld  jugeant 
bien  qu'en  cette  matière  il  aurait  pour  lui  le  peuple,  qui 
ne  croit  rien  de  mieux  démontré  que  ce  qu'on  voit  de  ses 
yeux,  prétend  au  contraire  qu'elle  se  peut  démontrer 
même  en  rigueur  mathématique.  En  eflet,  il  en  apporte 
les  meilleures  preuves  qu'on  en  puisse  avoir,  qui  sont 
celles  de  M.  Descartes  un  peu  étendues. 

Le  P.  Malebranche,  après  avoir  fait  remarquer  la  ruse 
de  M.  Arnauld,  avoue  que  ces  preuves  sont  bonnes,  mais 
qu'elles  ne  sont  pas  démonstratives ,  parce  qu'elles  ne 
sont  tirées,  ni  de  l'idée  du  corps,  ni  d'une  liaison' 
nécessaire  entre  la  cause  qui  est  Dieu,  et  son  effet  qui  est 
le  monde. 

La  conclusion  du  livre  de  M.  Arnauld  est  si  curieuse, 
que  je  ne  la  puis  omettre  :  «  Si  j'ai  réussi  dans  cet  ou- 
vrage, dit-il  en  finissant,  je  ne  prétends  point  en  tirer  de 


mortalité  de  notre  àme,  nous  n'en  avons  point  d'idée,  c'est  ap- 
paremment ce  que  l'on  trouvera  de  mieux  prouvé  contre  les  ob- 
jections de  M.  Arnauld,  qui  sont  assez  faibles  sur  ce  sujet.  Il 
en  propose  d'incompréhensiblement  plus  fortes  contre  ce  qu'a 
dit  cet  auteur  en  parlant  des  actes  de  la  volonté ,  des  perceptions 
de  l'entendement  et  des  preuves  de  l'existence  des  corps. 

1  Cette  dernière  preuve  est  démonstrative ,  même  en  rigueur 
mathématique;  cet  endroit  du  P.  Malebranche  n'est  pas  des  plus 
forts,  car  il  semble  qu'il  n'admette  pour  démontré  que  ce  qui 
l'est  de  simple  vue,  sans  avoir  besoin  de  longs  raisonnements. 


La  Vie  du  R.  P.  Ma/.ebranche  13 1 

gloire  ;  car  je  ne  saurais  dire  comment  tout  cela  m'est 
ven^  dans  l'esprit,  ne  m'étant  jamais  formé  aucun. sen- 
timent sur  la  nature  des  idées,  »  aveu  indiscret  qui 
donna  droit  à  son  adversaire  de  lui  dire  trois  choses 
assez  mortifiantes.  La  première,  que  lorsqu'on  se  met 
ainsi  sur  le  tard  à  philosopher,  on  ne  prend  pas  bien  tou- 
jours facilement  le  sens  de  ceux  qui  méditent,  et  que  cela 
même  est  moralement  impossible  quand  le  chagrin  est 
de  la  partie  ;  la  seconde,  que  le  sentiment  de  saint  Au- 
gustin sur  les  idées,  que  lui,  P.  Malebranche,  a  suivi 
après  beaucoup  de  méditation,  doit  être  naturellement 
plus  raisonnable  que  tout  ce  qui  lui  est  venu  dans 
l'esprit,  à  lui,  M.  Arnauld ,  sans  qu'il  puisse  même  dire 
comment;  la  troisième,  qu'il  devait  lui  faire  l'honneur 
de  lui  écrire  d'un  style  un  peu  moins  négligé  sur  des 
matières  si  importantes  ^ . 

1  On  attend  au  premier  jour,  disait  le  journaliste  (avril  1684), 
la  réplique  de  M.  Arnauld  à  l'ouvrage   dont  nous  venons  de 
parler.  Ou  assure  qu'elle  est  sous  presse  actuellement  à  Amster- 
dam. Tous  ceux  qui  aiment  la  métaphysique  apprendront  cette  nou- 
velle avec  joie,  car  assurément  ce  serait  dommage  que  deux  aussi 
grands  philosophes  que  M.  Arnauld  et  l'auteur  de  la  Recherche 
de  la  vérité  se  quittassent  après  la  première  escarmouche.  La 
contiiuiation  de  leurs  démêlés  pourra  produire  de   trop  beaux 
éclaircissements  pour  qu'on  ne  soit  pas  bien  aise  que  les  afflic- 
tions de  .M.  Arnauld  ne  l'empêchent  pas  de  faire  des  livres.  Il  a 
perdu  depuis  peu  la  mère  Angélique,  sa  sœur,  cette  célèbre  su- 
périeure de  Port-Royal,  et  MM.  de  Sacy  et  de  Lusancy,  et  il  a  vu 
M.  Nicole,  ce  grand  pilier  du  parti,  s'accommoder  avec  les  jé- 
suites. On  ne  compte  pas  certains   ouvrages  qui  depuis  un  an 
l'ont  maltraité  coup  sur  coup  d'une  manière  épouvantable.  Il  a 
pu  expérimenter  s'il  ressent  plus  vivement  les  attaques  de  ses 
propres  frères  que  celles  des  hérétiques,  puisque  deux  célèbres 
docteurs  de  Sorbonne  se  sont  élevés  contre  lui,  savoir  :  M.  Des- 
lyons,  théologal  de  Senlis,  célèbre  par  son  traité  du  lioi-boit, 
qui  l'a  accablé  d'un   gros  factum,  et  M.  le  Fèvre,  qui  a  parlé 
peu   obligeamment   du  livre  du   Renversement  de   lu  morale, 
celui  de  tous  les  ouvrages  de  Port -Royal  auquel  M.  Arnauld 
prend  le  plus  d'intérêt.  Toutes  ces  raisons  de  se  dépiter  contre 


132  Bibliothèque  Oratorienne 

Je  ne  sais  ce  qu'on  pensera  de  cette  analyse ,  mais  si 
l'on  pense  que  j'ai  voulu  rapporter  tous  les  end^'oits 
faibles  du  livre  de  M.  Arnauld  ,  je  puis  assurer  que  l'on 
se  trompera,  car  j'en  ai  omis  du  moins  les  deux  tiers,  et 
enfin  qu'on  ne  m'en  croie  point  sur  parole,  en  voici  quel- 
ques exemples  :  je  n'ai  parlé  ni  de  l'ignorance  avec 
laquelle  ce  fameux  critique  dit  que  saint  Augustin  n'en- 
tendait (|ue  certaines  vérités  de  morale,  quand  il  a  si  sou- 
vent assuré  comme  évident  que  nous  voyions  en  Dieu 
les  vérités  éternelles  ;  ni  de  la  méprise  grossière  où  il  est 
tombé,  lorsqu'il  s'est  allé  mettre  dans  l'esprit  que  le 
P.  Malebranche  pense  qu'on  voit  les  nombres  dans  l'é- 
tendue intelligible  ;  ni  de  la  présomption  qui  lui  a  fait 
avancer  qu'il  faudrait  voir  Dieu  face  à  face,  comme  les 
bienheureux,  c'est-à-dire  tel  qu'il  est  en  lui-même  et 
sans  rapport,  pour  voir  en  Dieu  l'idée  de  l'étendue.  Ce 
qui  est  peut-être  la  moins  solide  objection  qu'on  ait 
jamais  faite  au  P.  Malebranche  ;  ni  enfin  de  bien  d'autres 
faiblesses  de  M.  Arnauld  que  ce  philosophe  a  relevées 
dans  sa  réponse,  parce  qu'elles  y  étaient  nécessaires, 
mais  qui  étaient  ici  fort  ennuyeuses. 

Cette  réponse  du  P.  Malebranche  ayant  paru  presque 
en  même  temps  (jue  la  criti({ue  de  M.  Arnauld,  elle 
trouva  les  esprits  encore  en  mouvement.  Il  est  facile  de 
juger  quel  effet  elle  produisit  dans  le  monde.  Ses  amis, 
qui  avaient  craint  pour  lui,  se  rassurèrent.  M.  le  prince 
lui  fit  savoir  qu'il  en  était  charmé  ,  surtout  de  la  modé- 
ration avec  laquelle  il  répond  à  une  attaque  aussi  vive 
que  celle  de  M.  Arnauld.  C'est  le  jugement  qu'en  portè- 
rent après  lui  presque  toutes  les  personnes  qui  étaient 


le  métier  ou  d'y  renoncer  n'empêchent  pas  que  ce  fameux  écrivain 
ne  veuille  continuer  la  dispute  contre  l'auteur  de  la  Recherche , 
en  quoi  sans  doute  le  public  lui  a  bien  de  l'obligatioQ. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  133 

au  lait  des  choses.  Entre  autres  l'ingénieux  auteur  de  la 
République  des  lettres,  qui  en  lit  un  éloge  magnifique.  Il  dit, 
en  parlant  de  cette  réponse,  «  qu'on  y  peut  voir  la  mo- 
destie et  l'honnêteté  du  P.  Malehranche,  la  grandeur  et  la 
pénétration  de  son  esprit,  la  finesse  et  l'agrément  de  son 
style  avec  des  manières  inimitables,  quand  il  faut  toucher 
délicatement  son  adversaire.  »  Je  ne  trouve  en  ce  temps 
que  MM.  les  jansénistes  qui  ne  convinrent  pas  de  la 
vérité  de  ces  louanges  ;  ils  avaient  leurs  raisons.  Ils 
étaient  piqués  au  vif  du  reproche  ,  en  effet  un  peu  trop 
fort,  quoique  peut-être  nécessaire,  que  le  P.  Male- 
branche venait  de  faire  à  leur  maître,  de  dogmatiser  sur 
la  grâce  ;  et  depuis  ce  moment  ils  le  regardèrent  toujours 
dans  la  suite  comme  le  plus  redoutable  de  leurs  enne- 
mis; je  dis  le  plus  redoutable  par  son  esprit,  car  ils  en 
avaient  d'autres  qu'ils  jugeaient  bien  plus  redoutables 
par  leur  autorité. 

M.  Arnauld ,  à  qui  le  P.  Malebranche  avait  envoyé  sa 
réponse  par  son  libraire  %  ne  fut  pas  moins  sensible 
qu'eux  à  ce  reproche,  d'autant  plus  qu'alors  il  eut  encore 
à  souffrir  plusieurs  autres  disgrâces.  II  venait  de  perdre 
la  célèbre  Mère  Angélique,  sa  sœur,  cette  illustre  supé- 
rieure de  Port-Royal,  si  connue  par  son  bel  esprit  et  par 
sa  vertu.  Presque  en  même  temps,  il  avait  appris  la 
mort  de  MM.  de  Sacy  et  de  Luzancy  %  ses  neveux.  M.  Ni- 
cole, sur  qui  il  avait  tant  compté,  l'avait  abandonné 
pour  s'accommoder  avec  les  jésuites,  ses  plus  mortels 
persécuteurs.  Il  paraissait  tous  les  jours  des  ouvrages 
contre  lui,  ((ui  le  maltraitaient  cruellement  :  catholiques, 
hérétiques,  grands  et  petits  auteurs,  tous   semblaient 


^  A  la  fin  de  décembre  1683. 

2  Sur  tous  les  personnages  dont  il  est  ici  question,  Sainte- 
Beuve  donne  les  détails  les  plus  intéressants. 

4* 


134  Bibliothèque  Oraforicnne 

avoir  conjuré  la  ruine  d'un  homme  dont  le  mérite,  un 
peu  trop  éclatant  pour  son  malheur ,  les  effaçait  la  plu- 
part depuis  quarante  ans.  Enfin  M.  Arnauld  avait  eu 
beau  s'enfuir  et  se  cacher,  pour  se  dérober  à  leurs  coups, 
ils  arrivaient  jusqu'à  lui  dans  sa  retraite.  Mais  il  faut  lui 
rendre  justice,  rien  ne  fut  capable  d'ébranler  son  cou- 
rage attaqué  de  toutes  parts  ;  il  faisait  face  de  tous 
côtés,  et  s'il  ne  triomphait  pas  toujours  réellement  de 
ses  ennemis,  il  se  donnait  du  moins  la  consolation  de  se 
croire  toujours  triomphant. 

C'est  la  situation  où  le  trouva  aussi  la  réponse  du 
P.  Malebranche,  qui,  étant  aussi  une  attaque,  l'obligea  à 
se  mettre  sur  la  défensive,  mais  sur  la  défensive  à  la 
manière  de  M.  Arnauld,  qui  était  toujours  d'attaquer  en 
se  défendant.  Il  crut  qu'il  ne  pourrait  se  justifier  d'une 
erreur  qu'on  lui  attribuait,  qu'en  prêtant  une  impiété  à 
son  adversaire,  dont  il  nous  donne  lui-même  une  idée 
que  je  n'ose  pas  qualifier  de  son  nom  propre,  par  respect 
pour  l'estime  que  le  public  a  pour  ce  fameux  auteur.  Il 
vaut  mieux  que  chacun,  après  l'avoir  entendu,  l'appelle 
comme  il  lui  plaira. 

On  peut,  dit-il,  distinguer  trois  choses  dans  cet  ou- 
vrage '  : 

•  11  est  intitulé  :  Défense  de  M.  Arnauld,  docteur  de  Sor- 
bonne ,  contre  la  réponse  au  livre  des  Vraies  et  des  fausses  idées, 
Cologne,  clftz  Nicolas  Schouters ,  1684,  in -12  de  623  pages. 

Voici  ce  qu'en  dit  Bayle  :  On  peut  fort  bien  dire  par  prévision 
et  en  attendant  les  nouvelles  défenses  de  l'auteur  de  la  fiec/iercAe, 
que  M.  Arnauld  raisonne  dans  ce  dernier  livre  d'une  manière 
très  rigoureuse,  qu'il  développe  bien  les  choses,  qu'il  détourne 
adroitement  ce  qui  lui  est  moins  favorable ,  et  qu'il  forme  des 
arguments  subtils  contre  ce  qu'il  veut  combattre.  (Nouvelles, 
septembre  1684.)  Il  y  a  beaucoup  d'apparence  qu'on  trouvera  cet 
ouvrage  de  M.  Arnauld  un  peu  trop  diffus.  Il  l'a  prévu  lui-même. 
{Idem.)  Il  fait  encore  l'apologie  de  ce  qu'il  n'a  pas  gardé  la 
même  douceur  et  la  même  modération  qu'il  croit  avoir  gardé  dans 
le  livre  précédent,  et . , . ,  il  déclare  ensuite  qu'il  se  trouve  tout  disposé  à 


La   Vie  du  R.  P.  Malebrancho-  135 

1°  la  lettre  qui  y  sert  d'entrée  et  dans  laquelle  on 
a  cru  devoir  dire  quelque  chose  de  la  doctrine  des 
idées ,  parce  qu'on  pensait  n'en  parler  que  là ,  en  remet- 
tant à  un  autre  temps  une  plus  ample  réfutation  de  la 
réponse. 

2°  Les  quatre  premières  parties  qui  contiennent  ma 
justification  contre  les  reproches  personnels. 

3°  La  cinquième  et  dernière  partie  qui  n'était  pas  du 
premier  dessein,  telle  qu'elle  est  maintenant.  J'avais  eu 
seulement  en  vue  de  joindre  à  la  quatrième  partie  six  ou 
sept  exemples  remarquables,  qui  fissent  voir  d'une  part 
combien  l'auteur  de  la  réponse  est  injuste  dans  ses  re- 
proches, et  de  l'autre  combien  il  est  faible  dans  ce  qu'il 
dit  pour  soutenir  ses  paradoxes  touchant  les  idées.  Je  me 
suis  engagé  insensiblement  à  y  en  mettre  tant  d'autres , 
que  cela  a  fait  une  juste  réfutation  de  la  réponse.  Et  c'est 
de  là  qu'est  arrivé,  que  j'ai  appelé  Eicemp/es  ce  que  sans 
cela  on  aurait  mieux  fait  d'appeler  chapitres. 

On  voit  assez  par  cette  entrée,  qui  répond  à  tout  le 
reste  de  l'édifice,  que  M.  Arnauld  ne  s'est  point  défait, 
selon  l'avis  du  P.  Malebranche,  de  cet  air  négligé  qui  ne 
sied  guère  à  ceux  qui  montent  sur  le  théâtre  ;  mais 
encore  moins  s'est-il  dépouillé  de  cet  air  triomphant  qui 
l'accompagne  dans  tous  ses  combats.  Pour  s'en  con- 
vaincre il  n'y  a  qu'à  lire  les  titres  pompeux  de  ces 
exemples,  qu'il  valait  sans  doute  mieux  appeler  chapitres, 
ne  fût-ce  qu'à  cause  de  leur  ennuyeuse  longueur.  Voici 
les  premiers,  par  où  l'on  jugera  facilement  des  autres. 

reprendre  ce  premier  caractère  de  modération  et  de  douceur,  et 
qu'il  a  fait  plus  des  deux  tiers  de  la  réfutation  au  Traité  de  la 
nature  et  de  la  grâce  dans  ce  premier  esprit ,  et  qu'il  est  résolu 
de  continuer  de  même...  Je  crois,  dit  le  journaliste,  qu'il  aura 
un  peu  de  peine  à  tenir  cette  parole,  car  mille  duretés  qu'il  a 
dites  à  l'auteur  de  la  Retherche  témoignent  qu'il  ett  fort  piqué. 
(Septembre  1684.) 


136  Bibliothèque  Oralorienne 

!'"■  exemple.  —  Faux  principe  du  P.  Malebranche  que 
les  corps  ne  sont  pas  intelligibles  par  eux-mêmes  ;  que 
ma  première  démonstration  le  contraint  d'abandonner. 

2"  exemple.  —  Autre  faux  principe  que  notre  âme  ne 
peut  voir  les  objets  éloignés,  que  ma  seconde  démonstra- 
tion lui  a  fait  désarmer,  etc. 

Après  cela  ne  peut-on  pas  dire  que  M.  Arnauld, 
quoique  battu,  dit-on,  en  bien  des  rencontres,  est  tou- 
jours un  héros  de  triomphante  mémoire.  Ce  qui  est  évident, 
c'est  qu'il  se  bat  en  désespéré  dans  cet  ouvrage,  accu- 
sant, récriminant,  injuriant,  tournant  sans  cesse  en 
ridicule  les  philosophes  sous  le  nom  de  méditatifs,  de 
manière  que,  s'en  étant  lui-même  aperçu  à  la  fin,  il  a 
cru  devoir  faire  l'apologie  de  ce  qu'il  n'a  point  gardé  la 
même  modération  qu'il  pensait  avoir  eue  dans  son  livre 
précédent;  déclarant,  au  reste,  qu'il  est  tout  disposé  à 
reprendre  ce  premier  caractère  de  douceur. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  dans  la  préface  de  cet 
ouvrage,  qu'à  l'occasion  du  reproche  de  mauvaise  foi, 
qu'on  lui  a  fait  si  souvent,  il  proteste  devant  Dieu  qu'il 
s'est  toujours  trouvé  fort  éloigné  et  qu'il  l'est  encore  plus 
que  jamais  de  déguiser  ou  d'altérer  les  sentiments  de 
ses  adversaires  ou  de  les  rapporter  infidèlement  en  quelque 
manière  que  ce  soit^  Je  rapporte  ici    volontiers  cette 

*  A  l'égard  des  devoirs  de  la  justice,  M.  Arnauld  dit  avec  beau- 
coup de  raison  qu'on  ne  doit  jamais  employer  des  moyens  in- 
justes, quoiqu'ils  nous  paraissent  avantageux  à  la  cause  de  la 
vérité...,  emi)loyer  des  soupçons  sans  preuves  et  des  jugements 
téméraires  sur  ce  qui  est  caché  dans  le  cœur  des  gens,  comme  de 
dire  qu'on  n'écrit  point  pour  l'amour  de  la  vérité,  mais...,  ou  par 
une  complaisance  pour  des  amis,  ou  par  chagrin  pour  quelqu'un, 
ou  pour  se  maintenir  en  considération  dans  un  parti.  On  sait 
qu'il  est  personnellement  intéressé  à  blâmer  cette  conduite,  cela 
n'empêche  pas  qu'il  ne  soit  bien  à  louer  de  proposer  une  si  belle 
morale  à  tous  ceux  qui  veulent  réfuter  quelqu'un.  (Bayle,  sep- 
tembre 1684.) 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranchc  137 


fameuse  protestation  de  M,  Arnauld,  dont  on  a  tant  parlé 
en  divers  écrits  et  fort  diversement,  pour  empêcher  autant 
qu'il  m'est  possible  qu'on  n'attribue  ces  erreurs  et  ces 
méprises  à  aucune  malignité. 

La  défense  de  M.  Arnauld  ne   laissa  point  d'embar- 
rasser le  P.  Malebranche,  non  pas  qu'il   fût  difficile  d'y 
répondre,  car,  à  fort  peu  de  chose  près,  elle  ne  fait  que 
répéter  les  mauvais  raisonnemenis  de  son  livre  des  idées, 
ou  les  contirmer  par  d'autres  dont  le  plus  grand  m'Tite 
est  le  nombre.  Mais  dans  cette  foule  de  matières  mal 
digérées,  l'embarras  était  de  choisir  à  quoi  se  fixer  dans 
sa  réplique.  Après  y  avoir  bien  pensé,  il  jugea  que  le 
meilleur  parti  à  prendre  était  d'abandonner  son  critique 
dans  ses  égarements  et  de  ne  le  suivre  que  dans  ce  qui 
avait  un  rapport  direct  au  sujet  de  la  guerre,  vu  que 
c'était   absolument    nécessaire  pour    se  justifier.    C'est 
pourquoi  il  réduisit  le  gros  livre  de  M.  Arnauld  à  trois 
chefs  principaux  et  y  répondit  en  trois  lettres  fort  courtes 
et  fort  belles,  adressées    comme   sa  réponse   à  M.   de 
Roucy.  On   y  admire  partout  la  justice  de  son  discer- 
nement et  la  droiture  de  son  cœur  '. 

Dans  la  première ,  il  justifie  son  sentiment  sur  la  na- 
ture des  idées,  contre  l'accusation  de  M.  Arnauld,  qui 
est  évidemment  une  calomnie;  dans  la  deuxième,  ce  qu'il 
a  dit  dans  sa  réponse  contre  le  sentiment  de  M.  Arnauld 
sur  la  grâce,  qui  paraît  très  bien  fondé;  dans  la  troisième, 
le  récit  de  certains  faits  qu'il  avait  avancés  dans  la  même 

1  On  ne  serait  pas  équitable,  dit  le  journaliste,  septembre  1684, 
si  on  jugeait  de  ce  différend  avant  que  d'entendre  encore  une 
fois  l'auteur  de  la  Recherche  de  lavérité;  car,  comme  M.  Arnauld 
a  déjà  publié  deux  livres  fort  loups  et  fort  travaillés  pour  plaider 
sa  cause,  et  que  son  adversaire  ne  lui  a  opposé  encore  qu'une 
assez  courte  réponse ,  il  faut  supposer  que  le  procès  est  plus  am- 
plement instruit  pour  l"uii  que  pour  l'autre  ,  et  qu'ainsi  il  n'est 
pas  encore  temps  d'absou  ho  ni  de  condamner. 


138  Bibliothèque  Oratorienne 

réponse,  qui  se  trouvent  tous  vérifiés,  à  une  erreur  de 
calcul  près ,  où  il  met  quatre  ans  pour  trois  ^ . 

Après  avoir  ainsi  répondu  à  tout  ce  qu'avait  dit  M.  Ar- 
nauld ,  et  par  avance  à  tout  ce  qu'il  pouvait  dire  contre 
son  système,  le  P.  Malebranche  renouvelle  la  protesta- 
tion qu'il  avait  faite  autrefois,  au  sujet  de  M.  Foucher, 
son  premier  adversaire,  qu'il  ne  répondrait  plus  à  tous 
ceux  qui  l'attaqueraient  sans  l'entendre  ,  ou  qui ,  en  l'at- 
taquant, paraîtraient  n'avoir  d'autres  desseins  que  l'é- 
claircissement de  la  vérité.  Il  avoue  que  la  réputation  de 
M.  Arnauld  l'avait  obligé  de  violer  son  serment;  mais  il 
promet  que  désormais  il  y  sera  plus  fidèle,  et  que  même 
il  ne  fera  point  de  réponse  aux  trois  volumes  que  ce  doc- 
teur prépare  contre  lui  depuis  si  longtemps:  1°  parce  que 
sa  dissertation  ,  qui  n'a  été  composée  ([u'après  les  deux 
premiers  volumes  de  ce  grand  ouvrage,  fait  voir  évidem- 
ment que  M.  Arnauld  ne  comprend  point  encore  ses  opi- 
nions; 2°  parce  qu'il  croit  avoir  suffisamment  rempli  ce 
qu'il  devait  à  la  réputation  de  son  critique;  3°  parce  qu'il 
en  a  dit  assez  dans  cette  réponse  pour  mettre  les  per- 
sonnes éclairées  en  état  de  juger  qui  a  raison.  «  Si  donc, 
ajoute-t-il,  on  est  assuré  de  l'avoir  bien  comprise,  que 
l'on  décide  en  faveur  de  M.  Arnauld,  j'y  consens  volon- 
tiers. Car  je  souhaite  moi-même  extrêmement,  non  de 
m'être  trompé ,  mais,  si  je  me  suis  trompé,  de  désabuser 
ceux  que  je  puis  avoir  engagé  dans  l'erreur;  et  je  pro- 
teste que  si  je  le  puis  découvrir,  je  ne  manquerai  pas  de 
me  rétracter  publiquement,  si  Dieu  me  conserve,  comme 
je  l'espère,  l'amour  qu'il  me  donne  pour  la  vérité.  Il  me 
semble  que  j'aurais  plus  de  satisfaction  et  que  je  me 
ferais  même  plus  d'honneur  devant  Dieu  et  devant  toutes 

1  Ces  ù'ois  lettres  furent  achevées  le  26  septembre  1684,  au 
Meinil-Simon,  chez  son  frère.  Le  P.  André  en  donne  ici  une 
longue  analyse,  qui  va  de  la  page  462  à  la  page  514. 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  139 

les  personnes  dont  je  fais  le  plus  de  cas  de  l'approbation 
et  de  l'estinae ,  d'avouer  généreusement  que  je  me  suis 
trompé,  que  de  soutenir  ce  que  je  crois  véritable.  Et, 
quand  j'y  pense,  je  sens  quelque  peine  à  m'empêcher  de 
désirer  que  la  vérité  soit  du  côté  de  M.  Arnauld ,  à  cause 
du  plaisir  que  j'aurais  de  me  rendre  et  de  sacrifier  à 
la  vérité  et  à  la  charité  une  vaine  réputation...  qu'as- 
surément je  n'estime  guère  ^  Plût  à  Dieu  que  M.  Ar- 
nauld ,  de  sa  part ,  voulût  bien  reconnaître  que  les  sen- 
timents qu'il  a  sur  la  grâce  sont  insoutenables  ^,  ou 
plutôt  qu'il  pût  faire  voir  que  je  lui  ai  attribué  des 
sentiments  qu'il  n'a  pas  :  qu'il  le  dise  seulement,  sans 
le  prouver,  et  l'affaire  est  tinie.  Qu'il  me  traite  sur  ce 
point  de  calomniateur,  et  je  le  regarde  comme  mon  frère 
ou  comme  mon  père  en  Jésus -Christ.  »  Voilà  des  sen- 
timents qui  valent  mieux  sans  doute  que  d'avoir  raison 
dans  une  dispute. 

Le  P.  Malebranche,  voyant  que  la  dissertation  de 
M.  Arnauld,  publiée  avec  beaucoup  d'éclat  et  distribuée 
avec  beaucoup  de  soin,  prévenait  extrêmement  les  esprits 
contre  ses  sentiments,  n'attendit  pas  que  sa  réponse  fût 
achevée  pour  la  montrer  à  ses  amis ,  afin  qu'ils  eussent 
de  quoi  dissiper  la  prévention  qui  lui  était  contraire,  ou 
du  moins  de  quoi  l'arrêter  dans  les  personnes  qu'elle 
n'avait  point  encore  séduites.  Car  telle  était  alors  la  si- 
tuation de  ses  affaires  :  à  la  raison  près  qui  paraît  lui 
avoir  été  toujours  favorable,  il  avait  tous  les  désavantages 
dans  la  guerre  périlleuse  qu'il  soutenait  contre  M.  Ar- 
nauld. Il  avait  en  tète  un  homme  aguerri  par  ses  vic- 
toires et  par  ses  défaites  mêmes ,  qui ,  ayant  saisi  le  pu- 
blic, était  maître  du  terrain  depuis  près  de  cinquante  ans, 

1  C'est  avoir,  dit  Bayle,  une  disposition  d'esprit  plus  admirable 
que  tout  le  savoir  du  inonde.  (Juillet  1685.) 

2  C'étaient,  on  .•>/*  souvie/it,  ceux  de  Jansénius. 


140  Bibliothèque  Oratorienne 

qui  avait  à  sa  solde  des  armées  nombreuses  ou  plutôt 
des  peuples  entiers,  et  qui,  d'ailleurs,  payait  de  sa  per- 
sonne ou  du  moins  de  sa  réputation,  qui,  dans  les  com- 
bats littéraires  encore  plus  ({ue  dans  les  autres,  est  d'un 
grand  poids  pour  faire  pencber  la  victoire.  11  est  vrai  que 
le  P.  Malebranche  était  dans  une  grande  estime,  mais 
sans  crédit  et  sans  autorité.  Son  adversaire  parlait  le 
langage  des  sens,  ce  qui  mettait  la  foule  dans  son  parti, 
pendant  que  lui ,  avec  son  langage  de  raison ,  se  voyait 
presque  seul,  abandonné,  à  la  merci  de  cette  populace 
dont  le  nombre  aurait  étonné  les  plus  hardis.  M.  Arnauld 
avait  encore  un  autre  avantage  :  étant  en  Flandre,  il  lui 
était  facile  de  faire  imprimer  ses  critiques,  au  lieu  que 
le  P.  Malebranche  ne  trouvait  point  dans  le  royaume 
d'imprimeries  pour  ses  réponses;  de  sorte  que  ses  ré- 
ponses étaient  fort  rares,  tandis  que  les  critiques  de 
M.  Arnauld  étaient  fort  communes;  souvent  même,  par 
la  ditficulté  de  l'impression,  il  se  vit  obligé  de  se  défendre 
par  des  manuscrits  contre  les  imprimés  qui  couraient 
toute  la  France;  c'est  ce  qui  lui  arriva  dans  la  circons- 
tance dont  nous  parlons.  Four  arrêter  le  cours  de  la  pré- 
vention, il  prêta  le  commencement  de  sa  réponse  à  un  de 
ses  amis  qui  la  donna  à  un  autre,  qui  la  lit  voir  à 
M.  Nicole  '.  C'était  un  des  plus  fameux  partisans  de  Jan- 
sénius,  qui  joignait  à  un  esprit  fort  délié  un  goût  tin  et 
délicat,  lîeaucoup  d'érudition  ecclésiastique  avec  un  rai- 
sonnement subtil  qui  incommoda  bien  souvent  les  cal- 
vinistes ^  Il  était  alors  brouillé  avec  M.  Arnauld.  On  en 
apporte  plusieurs  raisons.  La  plus  vraisemblable,  c'est 
que  la  retraite  de  ce  docteur  en  Flandre  ayant  rendu  la 

1  :M.  Nicole  était  de  Ctiartres;  il  fut  refusé  à  l'examen  pour  les 
Ordres  par  les  grands  vicaires  de  Paris,  ce  qui  les  rendit  ridi- 
cules. 11  avait  déjà  écrit  avec  succès. 
Selon  Bayle  même. 


La  Vie  du  R.  P.  Matebranche  Ml 

cause  et  le  parti  molinistéqui  y  régnait  plus  attentifs  aux 
démarches  de  ses  amis,  M.  Nicole,  pour  se  tirer  d'affaire, 
s'avisa  d'admettre,  contre  les  principes  qu'il  avait  sou- 
tenus autrefois,  une  espèce  de  grâce  suffisante  donnée  à 
tous  universellement  ^ .  Cela  lui  réussit  ;  on  le  laissa  en 
repos.  Mais  l'inflexible  M.  Arnauld,  qui  avait  sacrifié  le 
sien  pour  soutenir  le  contraire,  ne  pouvait  manquer  d'être 
fort  mal  satisfait  de  sa  conduite.  C'est  ce  qui  donna  lieu 
au  bruit  qui  courut  en  ce  temps-là,  que  M.  Nicole  s'était 
réconcilié  avec  les  jésuites  aux  dépens  de  la  cause  com- 
mune. Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  la  mésintelligence  de  ces 
deux  célèbres  jansénistes  ne  dura  pas  longtemps;  et  il 
paraît  que  le  P.  Malebranche  ne  servit  pas  peu  à  les 
raccommoder  ensemble  de  la  manière  que  je  vais  dire. 

M.  Nicole,  ayant  Iule  commencement  de  la  réponse  à 
la  dissertation  de  M.  Arnauld,  en  lit  une  petite  critique 
où  il  blâme  fort  l'auteur  de  ce  qu'il  attribue  de  mauvaises 
adresses  à  son  adversaire.  Du  reste,  il  ne  fait  qu'effleurer 
les  choses,  et,  aussi  bien  que  son  ami,  il  paraît  ne  pas 
trop  entendre  les  sentiments  qu'il  condamne.  Ce  que  j'y 
trouve  de  mieux ,  c'est  une  espèce  de  bon  mot  par  où  il 
tâche  de  rendre  ridicule  le  système  du  P.  Malebranche 
sur  la  nécessité  des  lois  générales.  Il  est  bon  de  le  rap- 
porter ici,  atin  qu'on  ne  m'accuse  point  de  partialité. 

«  Le  P.  Malebranche,  dit-il,  veut  que  Dieu  ait  prévu 
par  une  science  moyenne  ce  que  chaque  ange  aurait 
fait,  s'il  lui  avait  donné  le  peuple  juif  à  gouverner,  qu'il 
ait  ainsi  considéré  les  divers  systèmes  de  la  conduite  des 
anges,  et  qu'ayant  reconnu  par  cet  examen  que  saint 
Michel  serait  le  plus  ménager  en  matières  de  miracles, 
il  l'a  choisi.  C'est  comme  s'il  disait  que  Dieu  a  donné  le 
peuple  juif  à  gouverner  aux  anges  au  rabais  des  miracles, 

1  U  a  fait  un  livre  là-dessus. 


142  Bibliothèque  Oratorienne 

et  qu'ayant  trouvé  que  saint  Michel  s'en  acquitterait  à 
meilleur  marché,  il  l'a  préféré  à  tous  les  autres.  »  Une 
raillerie  ne  fut  jamais  une  raison,  et  lorsqu'elle  tombe 
sur  des  matières  sérieuses  ,  elle  doit  faire  pitié  ou  causer 
de  l'indignation.  Cependant  je  puis  dire  que  ce  petit  mot 
de  M,  Nicole  fit  plus  de  tort  au  P.  Malebranche  que  tous 
les  grands  discours  de  M.  Arnauld.  Aussi  ce  docteur,  qui 
savait  bien  ce  qui  fait  impression  sur  le  peuple,  ayant 
reçu  la  critique  de  son  ancien  ami ,  ne  manqua  point 
d'en  faire  usage.  Il  la  tit  imprimer  à  la  tête  de  son  grand 
ouvrage  contre  le  traité  du  P.  Malebranche.  Nous  voici 
enfin  au  fort  de  la  guerre  de  ces  deux  célèbres  antago- 
nistes. Il  faut  en  expliquer  les  progrès,  les  suites  et  les 
issues  de  part  et  d'autre. 

Cet  ouvrage  de  M.  Arnauld  a  pour  titre  général  : 
Réflexions  philosophiques  et  théologiques  sur  le  nouveau 
système  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Il  est  divisé  en  trois 
volumes  :  dans  le  premier  on  attaque  le  P.  Malebranche 
sur  l'ordre  de  la  nature;  dans  le  second  sur  l'ordre  de  la 
grâce  ;  dans  le  troisième  sur  ce  qui  regarde  Jésus-Christ 
en  tant  que  distributeur  de  ce  don  céleste  et  divin. 
Comme  ils  ne  furent  pas  publiés  tous  à  la  fois,  nous 
ne  parlerons  de  chacun  en  particulier  que  selon  l'ordre 
des  temps  où  ils  virent  le  jour  et  où  le  P.  Malebranche 
y  a  répondu. 

Ce  fut  vers  le  milieu  de  1685  que  le  premier  volume 
parut  enfin  à  Paris  ^  On  peut  bien  juger  avec  ([uels 
applaudissements  de  la  part  de  MM.  les  jansénistes  :  ils 
n'oublièrent  rien  pour  lui  donner  vogue  et  ils  y  réus- 
sirent. Leurs  cris  redoublés,  qu'on  entendit  de  toutes 
parts,  animèrent  le  public  contre  le  P.  Malebranche,  qu'on 
faisait   regarder   sous  deux  formes  bien    horribles,   et 

1  Cologne,  chez  NMcolas  Schouters,  I(i.s5,  iu-l:2,  418  pages. 


La  Vie  du  B.  P.  Malehranche  143 

comme  le  destructeur  de  la  Providence  de  Dieu,  et  comme 
le  nouveau  protecteur  de  la  grâce  molinienne,  c'est-à- 
dire,  ainsi  qu'ils  l'entendirent,  d'une  grâce  qui  reçoit  son 
efficace  de  la  volonté.  M.  de  Meaux,  qui  était  grand  tho- 
miste, se  déclarait  ouvertement  contre  lui,  et  ses  dis- 
ciples, se  joignant  au  parti  de  M.  Arnauld,  formaient  un 
parti  si  nombreux  et  si  puissant,  qu'il  fallait  un  courage 
intrépide  pour  entreprendre  seulement  de  leur  résister. 

Le  P.  Malebranche  en  fut  d'abord  si  étonné,  qu'il  ré- 
solut de  suivre  le  conseil  du  sage,  qui  défend  de  parler 
lorsqu'on  n'est  point  disposé  à  nous  entendre.  Ce  n'est 
pas  que  le  dernier  livre  de  M.  Arnauld  l'attaque  mieux 
que  les  autres;  on  n'y  voit,  non  plus  que  dans  les  pre- 
miers, qu'une  inique  obstination  à   tout  confondre,  à 
établir  de  grandes  maximes  que  nul  ne  lui  conteste,  à 
vouloir  que  son  adversaire  ait  des  sentiments  qu'il  n'a 
pas;  et,  sur  ce  beau  principe,  à  lui  prouver  en  forme  avec 
un  appareil   d'érudition   extraordinaire,    philosophique, 
théologi([ue,  rabbinique,  qu'il  ne  les  doit  point  avoir.  Il 
lui  était  donc  bien  facile  de  réfuter  un  tel  ouvrage.  Mais 
le  P.  Malebranche  s'étant  explicjué  suffisamment  dans  sa 
réponse  à  la  dissertation  de  M.  Arnauld,  y  ayant  même 
renouvelé  la  protestation  qu'il  avait  faite  autrefois  de  ne 
point  répondre  à  ceux  qui  l'attaquent  sans  le  vouloir 
entendre,  et  de  plus  ayant  prouvé  par  plusieurs  bonnes 
raisons  qu'il  serait  inutile  de  réfuter  un  auteur  qui  ne 
comprenait  point  ses  sentiments,  voulut  s'en  tenir  à  son 
serment.  Ses  amis  en  cela  ne  furent  point  de  son  avis. 
Ils  lui  dirent  que  si  le  livre  de  M.  Arnauld  ne  méritait 
point  de  réponse,  sa  réputation  en  méritait  bien  une; 
qu'il  devait  avoir  cet  égard  pour  le  public  qui  ne  veut 
pas  qu'on  lui  paraisse  mépriser  ceux  qu'il  estime;  qu'on 
interpréterait  son  silence  à  son  désavantage  et  que  la  vé- 
rité en  souffrirait.  C'était  prendre  le  P.  Malebranche  par 


144  Bibliothèque  Oraforienne 

son  endroit  sensible,  car,  pour  ce  qui  regardait  sa  per- 
sonne, il  y  était  fort  indifférent.  11  n'y  avait  que  l'intérêt 
de  la  vérité  qui  le  touchât.  Cependant,  comme  il  croyait 
déjà  avoir  assez  fait  pour  la  mettre  dans  tout  son  jour, 
il  ne  se  rendit  pas  à  leurs  instances.  Il  fallut  qu'une 
force  majeure  s'en  mêlât. 

Ce  fut  M.  de  Harlay,  son  archevêque.  Ce  grand  prélat 
avait  trop  de  pénétration  pour  ne  point  s'apercevoir  que 
tout  ce  fracas  venait  du  parti  des  jansénistes.  Il  n'aimait 
point  ce  parti,  qui,  outre  qu'il  lui  était  suspect  en  ma- 
tière de  foi,  l'avait,  dit-on,  fort  décrié  dans  le  monde  '. 
D'un  autre  côté  il  était  convaincu,  et  avait  tout  sujet  de 
l'être,  que  les  sentiments  du  V.  Malebranche  sur  la  grâce 
étaient  orthodoxes.  Il  crut  donc  avoir  trouvé  un  adver- 
saire propre  à  opposer  au  jansénisme.  Il  le  manda  une 
seconde  fois,  et,  après  lui  avoir  fait  encore  expliquer  ses 
principes,  il  lui  ordonna  de  répondre  incessamment  à 
M.  Arnauld'.  Le  prélat  accompagna  cet  ordre  d'un  air  si 
gracieux,  si  engageant,  si  cordial,  que  le  P.  iMalebranche 
ne  put  y  résister.  Il  le  regarda  même  comme  un  ordre 
du  ciel,  puisqu'il  lui  venait  d'un  homme  qui  lui  tenait  la 
place  de  Dieu. 

Mais  pendant  qu'on  lui  ordonnait  en  France  de  se  dé- 
fendre, on  le  défendait  en  Hollande,  sans  qu'il  en  sût 
rien.  Heureux  si  la  main  qui  repoussait  les  coups  de  son 
adversaire  n'eût  été  une  main  calviniste.  C'était  le  fameux 
Bayle,  auteur  des  Nouvelles  de  la  république  des  lettres, 
bel  esprit...  par  ses  premiers  écrits,  qu'on  ne  peut  lire 
sans  déplorer  son  malheur  d'être  né  dans  une  religion 
hérétique  et  d'en  avoir  trop  suivi  les  principes  jusqu'à 

^  //  faut  convenir  que  le  mauvais  renom  de  ce  prélat  avait 
quelque  foiulement.  Le  fait  qu'il  patrona  Malebranche  rend  le 
P.  André  vraiment  trop  indulgent  pour  Lui. 

^  Je  ne  sais  si  le  fait  est  bien  avéré.  (P.  Lelong.) 


La  ]'ie  du  R.  P.  Malebranche  145 

leurs  dernières  conséquences.  Dans  l'extrait  qu'il  donne, 
dans  les  Nouvelles  du  mois  d'août  1685,  du  premier  vo- 
lume des  Réflexions  philosophiques  et  théologiques  de 
M.  Arnauld ,  contre  le  P.  Malebranche,  il  embrasse  en 
un  point  le  parti  de  ce  dernier.  Car  après  avoir  loué  le 
docteur  de  Sorbonne  de  sa  vaste  érudition  et  surtout  de 
ce  qu'il  parle  ordinairement  un  certain  langage  sensible 
que  la  plupart  des  lecteurs  entendent  bien  mieux  que 
celui  de  la  vérité,  il  le  critique  fort  honnêtement  sur  ce 
qu'il  dit  contre  le  philosophe  sur  les  plaisirs  des  sens  '. 

1  Voici  le  passage  de  Bayle  :  «  M.  Arnauld  emploie  quatre 
grands  chapitres  sur  ce  point;  mais  ceux  qui  auront  compris 
tant  soit  peu  la  doctrine  du  P.  Malebranche  s'étonneront  sans 
doute  qu'on  lui  en  fasse  des  affaires,  et  s'ils  ne  se  souviennent 
pas  du  serment  de  bonne  foi  que  M.  Arnauld  vient  de  prêter 
dans  la  préface  de  ce  dernier  livre,  ils  croiront  qu'il  a  fait  des 
chicanes  à  son  adversaire,  afin  de  le  rendre  odieux  du  côté  de  la 
morale.  Car  enfin  il  est  aisé  de  connaître  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
innocent  et  de  plus  certain  que  de  dire  que  tout  plaisir  rend 
heureux  celui  qui  en  jouit  pour  le  temps  qu'il  en  jouit ,  et  que 
néanmoins  il  faut  fuir  les  plaisirs  qui  nous  attachent  au  corps. 
S'imagine-t-on  qu'en  disant  aux  voluptueux  que  les  plaisirs  où 
ils  se  plongent  sont  un  mal,  un  supplice,  un  malheur  insup- 
portable, non  seulement  à  cause  des  suites,  mais  aussi  pour  le 
temps  où  ils  les  goûtent,  on  les  obligera  à  les  détester.  Baga- 
telles; ils  prendront  un  tel  discours  pour  une  parodie  ridicule 
et  pour  une  pensée  outrée  d'un  homme  entêté ,  qui  s'imagine 
fièrement  qu'on  déférera  plus  à  ses  paroles  qu'à  l'expérience.  Le 
plus  sur  est  d'avouer  aux  ^ens  qu'ils  sont  heureux  pendant  qu'ils 
ont  du  plaisir,  aussi  bien  le  croiront-ils,  quelque  chose  qu'on  leur 
put  dire.  Il  faut  seulement,  après  cet  aveu,  leur  représenter  que, 
s'ils  n'y  renoncent,  ce  bonheur  présent  les  damnera.  Mais,  dit-on, 
c'est  la  vertu,  c'est  la  grâce,  c'est  l'amour  de  Dieu,  ou  plutôt 
c'est  Dieu  seul  qui  est  notre  béatitude  :  d'accord,  en  qualité  d'in- 
strument ou  de  cause  efficiente,  comme  parlent  les  philosophes; 
mais  en  qualité  de  cause  formelle,  c'est  le  plaisir,  c'est  le  con- 
tentement qui  est  notre  seule  félicité.  Que  par  une  supposition 
impossible  on  se  représente  un  homme  aussi  vertueux  que  saint 
Paul  et  condamné  pour  toujours  aux  mêmes  tourments  ([u'un 
diable,  aura-t-on  l'imagination  assez  fausse  ou  assez  subtile  pour 
trouver  que  cet  homme  est  moins  malheureux  qu'un  diable? 

.         BlBL.  OR.  —   VllI  5 


146  Bibliothèque  (Jratoriennc 

Le  P.  Malebranche  soutient  ([ue  tout  plaisir  rend  ac- 
tuellement heureux  ceux  ({ui  jouissent,  pour  le  moment 
qu'ils  en  jouissent  et  autant  qu'ils  en  jouissent;  mais  que 
néanmoins  il  faut  s'en  priver  dans  cette  vie  à  cause  des 
suites  qu'ils  ont  par  rapport  à  l'éternité. 

M.  Arnauld  veut  au  contraire  que  cette  proposition 
soit  une  maxime  épicurienne,  capable  de  corrompre  toute 
la  morale  et  ((ue  la  restriction  <ju"on  y  ajoute  est  illusoire. , 

M.  Bayle,  en  parlant  de  ce  hors-d'œuvrc  du  livre  de 
M.  Arnauld,  où  il  ne  devait  être  question  que  de  com- 
battre la  nécessité  des  lois  générales  dans  l'ordre  de  la 
nature,  fait  voir  clairement  l'innocence  et  l'évidence  de 
la  maxime  du  P.  Malebranche,  la  plus  raisonnable  que 
l'on  puisse  avoir  en  celte  matière.  Car  c'est  une  folie  de 
raisonner  contre  l'expérience  manifeste.  Chacun  expéri- 
mente qu'il  est  heureux  lors(|u'il  jouit  du  plaisir  et  d'au- 
tant plus  heureux  ([ue  son  plaisir  est  plus  grand , 
donc,  etc..  Ainsi  raisonnait  i\l.  Bayle,  ce  qui,  joint  à  un 
petit  soupçon  de  mauvaise  foi  qu'il  jette  en  passant  sur 
M.  Arnauld ,  lui  attira  un  avis  public  et  fort  sérieux  de 
la  part  de  ce  docteur. 

Le  P.  Malebranche  profila  de  leur  (|uerclle,  et,  laissant 
alors  à  M.  Bayle  le  soin  de  le  défendre  sur  l'article  des 
plaisirs  qui  ne  venait  à  rien  dans  les  réflexions  critiques 
de  son  adversaire,  il  s'attacha  uni(iuement  à  ce  qu'elles 
contenaient  d'essentiel  ou  dont  il  crut  que  le  public 
voulait  qu'il  se  justifiât.  Voyons  s'il  a  montré  dans  le 
choix  des  matières  cette  justesse  d'esprit  (jui  le  distingue 
si  fort  de  la  plupart  de  nos  auteurs. 


on  le  pourra  dire  de  bouche,  njais  oa  ne  comprendra  rien  à  ce 
qu'on  dira.  Tant  il  est  vrai  que  la  seule  voie  que  nous  concevions, 
que  Dieu  puisse  mettre  eu  usage  pour  nous  rendre  actuellement 
et  formellement  heureux,  c'est  de  communiquer  à  notre  âme  la 
modilicalion  qu'on  appelle  sentiment  de  plaisir.  »  (Août  1685.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  147 

Le  premier  volume  des  Réflexions  philosophiques  et 
théologiques  de  M.  Arnauld  contient  en  substance  : 

1°  Un  avis  touchant  la  réponse  du  P.  Malebranche  à 
sa  dissertation  dont  néanmoins  il  ne  parle  que  sur  la  foi 
de  M.  Nicole;  un  avant-propos  où  il  rend  raison  de  la 
méthode  qu'il  a  suivie  dans  son  livre;  un  grand  chapitre 
préliminaire  pour  expli([uer  les  termes  de  la  dispute,  où 
nous  allons  entrer. 

2°  Plusieurs  longs  discours  (|ui  tendent  à  prouver  que  le 
P.  Malebranche  ruine  la  Providence  divine  par  l'établisse- 
ment de  ses  lois  générales  par  rapport  à  l'ordre  de  la  nature. 

3°  Diverses  objections  par-ci  par-là  répandues  contre 
le  système  de  ces  mêmes  lois^ 

Tout  le  reste  du  livre  (qu'on  l'examine)  est  absolument 
hors-d'œuvre  et  d'un  esprit  faux  ({ui  s'éloigne  de  son 
but,  si  toutefois  son  but  n'est  pas  de  brouiller,  car  pour 
cela  il  faut  convenir  que  M.  Arnauld  a  un  talent  rare 
dans  la  métaphysique. 

C'est  pourquoi  le  P.  Malebranche  qui  ne  veut  pas  le 
suivre  dans  ses  égarements  se  borne  à  ce  (jui  a  un  rap- 
port direct  avec  lui  ou  avec  son  traité.  A  ces  trois  chefs 
que  nous  venons  de  marquer,  il  répond  par  trois  lettres 
adressées  à  M.  de  lloucy,  comme  les  Réflexions  de  M.  Ar- 
nauld, pour  décider  juste,  s'il  a  eu  raison  de  s'en  tenir  là; 
que  l'on  compare  la  critique  et  la  réponse,  ou  qu'on  ait 
la  bonté  de  croire  ce  que  je  vais  dire  ou  plutôt  transcrire 
en  abrégé  sur  l'une  et  sur  l'autre"-. 

*  Les  deux  derniers  chapitres  du  livre  de  M.  Arnauld  sont 
employés  à  examiner  les  nouvelles  preuves  dont  le  P.  Malebranche 
s'est  servi  dans  sa  réponse  au  Traité  (/es-  vraies  et  des  fausses 
idées.  M.  Arnauld  y  fait  voir  aussi  Lien  que  partout  ailleurs  un 
raisonnement  fort  net  et  une  vii^ueur  d'esprit  toute  telle  que  s'il 
n'avait  que  quarante  ans.  (Journal  d'août  1685.) 

2  Nous  croirons  sur  jmrole  le  P.  André,  et  omettrons  cette 
analyse  qui  n'a  pas  moins  de  trente-sept  pages  (o22  à  559 J. 


148  Bibliothèque  Oratorienne 

Pendant  que  le  P.  Malebranche  écrivait  ses  trois  let- 
tres au  marquis  de  Saint-Preuil ,  en  réponse  au  volume 
des  Réflexions  philosophiques  et  théologiques,  M.  Arnauld 
en  écrivait  neuf  à  lui-même,  pour  l'accabler  du  moins 
par  la  multitude  de  ses  écritures;  c'était  pour  répliquer 
à  deux  répliques  de  son  adversaire  :  l'une  à  sa  défense , 
l'autre  à  sa  dissertation.  Il  semblait  que  M.  Arnauld 
voulût  fatiguer  le  P.  Malebranche,  en  ne  lui  laissant 
point  le  loisir  de  se  reconnaître;  car  ses  lettres  parurent 
coup  sur  coup,  de  sorte  que  toutes  les  neuf  se  trouvèrent, 
en  trois  mois,  composées,  imprimées,  publiées.  Le  doc- 
teur y  prend  un  certain  air  d'honnête  homme,  doux, 
chrétien,  modéré,  qui  plaît  toujours;  et  il  sait  si  bien 
d'ailleurs  profiter  de  l'ascendant  qu'il  avait  pris  sur  le 
public,  que,  pour  peu  qu'on  cesse  d'être  attentif  au  fond 
des  choses  qu'il  traite,  on  est  entraîné  par  ses  manières 
imposantes  à  lui  donner  gain  de  cause.  Mais  quel  est  le 
dessein  de  ces  lettres?  Voilà  ce  qu'il  faut  exposer  en  peu 
de  mots. 

Dans  la  première,  M.  Arnauld  exhorte  le  P.  Malebran- 
che à  la  paix,  à  la  charité,  à  la  modération,  vertus  dont 
ce  grand  docteur,  comme  bien  d'autres,  donne  toujours 
plus  de  leçons  que  d'exemples. 

Dans  les  trois  suivantes,  il  recommence  la  guerre  en 
répondant  à  la  réponse  du  P.  Malebranche  à  sa  disserta- 
tion. Il  emploie  bien  des  efforts  pour  se  laver  du  reproche 
de  calomnie,  de  déguisements,  de  ruses,  etc.,  que  lui 
avait  fait  son  adversaire.  Mais  il  ne  se  sauve  que  par 
mille  détours,  où  il  n'est  pas  besoin  de  le  suivre.  J'avoue 
cependant  que  dans  sa  troisième  lettre,  il  me  paraît  vic- 
torieux du  P.  Malebranche  en  un  point:  ce  père,  pour 
montrer  non  seulement  qu'il  admet  en  Dieu  des  volontés 
particulières  pour  tous  les  bons  effets  qui  arrivent  dans 
le  monde,  mais  encore  que  Dieu  en  produit  quelques-uns 


La  Vie  du  R.  P.  Matebranche  149 

par  des  volontés  particulières,  et  sans  l'entremise  des 
causes  occasionnelles,  a  distingué  deux  choses  dans  l'an- 
cienne Loi.  Le  Décalogue,  dont  il  esl  dit  qu'il  fut  gravé 
sur  la  pierre  par  le  doigt  de  Dieu,  digito  Dci,  et  les  lois 
cérénioniales  ou  figuratives,  qui  devaient  être  abrogées  à 
la  venue  de  Jésus  -Christ.  Il  croit  que  Dieu  a  écrit  sur  la 
pierre  le  Décalogue  ou  la  loi  morale  par  une  volonté  par- 
ticulière, à  cause  de  cette  expression  de  l'Ecriture  :  digito 
Dci;  mais  il  prétend  que  les  lois  cérémoniales  ou  figura- 
tives qui  devaient  être  abolies  par  l'Evangile,  n'ont  été 
données  de  Dieu  que  par  le  ministère  des  anges,  et  par 
consé(|Ucnt,  par  des  volontés  générales. 

M.  Arnauld  lui  montre  1"  par  l'Ecriture,  que  la  loi 
morale  et  la  loi  cérémoniale  sont  également  attribuées  à 
Dieu,  comme  auteur,  et  aux  anges,  comme  ministres. 
Donc  il  faut  dire  que  Dieu  les  a  données  l'une  et  l'autre 
également  par  des  volontés  particulières,  ou  que  Dieu  ne 
les  a  données  ni  l'une  ni  l'autre  par  de  semblables  vo- 
lontés. 

2"  Par  la  raison  que  s'il  fallait  choisir  entre  ces  deux 
sortes  de  lois,  laquelle  on  dcivrail  dire  avoir  été  inspirée 
aux  anges  par  une  volonté  particulière  de  Dieu,  et  la- 
quelle par  des  volontés  générales,  il  est  évident  (ju'on  le 
devrait  assurer  de  la  loi  figurative,  qui  est  arbitraire, 
plutôt  qu(î  de  la  loi  morale,  qui  est  nécessaire.  Car  les 
anges,  ayant  reçu  ordre  de  gouverner  les  Juifs,  pou- 
vaient facilement  trouver  la  loi  morale  dans  la  raison  (|ui 
les  éclairait,  puisque  les  autres  législateurs  l'y  ont  bien 
trouvée  sans  miracle  ;  au  lieu  que  la  loi  cérémoniale , 
étant  destinée  à  iigurer  Jésus-Christ  et  son  Eglise  en  une 
inlinité  de  manières  diflerentes ,  demandait  une  étendue 
de  connaissances  prodigieuses  :  connaissances  de  la  na- 
ture, connaissances  de  la  grâce,  connaissances  des  évé- 
nements futurs,  de  plusieurs  volontés  libres  de  Dieu,  de 


150  Bibliothèque  Oratorienne 

plusieurs  actions  libres  de  Jésus-Christ,  etc..  Je  ne 
crains  point  de  fortilier  l'argument  de  M.  Arnauld,  parce 
que  la  vérité  et  la  justice  doivent  l'emporter  sur  toute 
autre  considération. 

Après  avoir  fait  de  grands  efforts  pour  justifier  sa  dis- 
sertation contre  la  réplique  du  P.  Maleliranche,  Arnauld 
en  fait  de  plus  grands  dans  les  trois  lettres  qui  suivent, 
pour  répondre  à  celles  qu'on  avait  opposées  à  sa  défense, 
en  1684.  H  y  défend  ses  opinions  sur  la  grâce,  et  attaque 
celles  de  son  adversaire,  l'accusant  de  calomnie,  non  pas 
pour  lui  avoir  imputé  des  sentiments  qu'il  n'eut  pas,  mais 
pour  l'avoir  voulu  faire  passer  dans  le  monde  pour  un 
novateur  qui  dogmatise,  à  cause  qu'il  soutient  la  grâce 
invincible,  laquelle  il  prétend  faire  partie  de  la  foi  catho- 
lique. Sur  quoi  M.  Arnauld  l'exhorte  fort  chrétiennement 
à  lui  faire  au  plus  tôt  réparation  d'honneur. 

Dans  la  huitième  et  dans  la  neuvième  lettre ,  le  doc- 
teur critique  entreprend  de  démontrer  qu'il  a  eu  raison 
d'imputer  au  P.  Malebranche  qu'il  admettait  en  Dieu, 
non  pas  à  la  vérité  une  étendue  matérielle,  ce  qu'il  n'a, 
dit-il,  jamais  avancé,  mais  une  étendue  formelle.  On  voit 
ici  que  le  grand  Arnauld  sent  bien  qu'il  a  tort,  mais 
qu'il  n'ose  tout  à  fait  en  convenir. 

Le  succès  de  ces  neuf  lettres ,  surtout  des  sept  pre- 
mières qui  sont  les  mieux  écrites,  fut  considérable.  On 
admirait  la  fécondité  de  la  plume  de  M.  Arnauld,  qui,  à 
l'âge  de  soixante-quinze  ans,  enfantait  tous  les  mois  quel- 
ques nouveaux  ouvrages  sur  les  matières  les  plus  difliciles 
de  la  philosophie  et  de  la  théologie.  On  pensait  moins  au 
mérite  de  ses  pièces  qu'à  leur  nombre,  on  était  si  accou- 
tumé à  lui  applaudir,  qu'on  le  faisait  par  habitude,  sou- 
vent même  sans  savoir  de  quoi  il  était  question.  Les  amis 
du  P.  Malebranche  en  furent  alarmés  :  ils  craignaient  que 
ces  applaudissements  tumultuaircs  n'achevassent  ^e  met- 


i 


La  Vie  du  R.  P.  Malebrayiche  151 

tre  tout  le  public  clans  le  parti  de  son  critique.  C'est 
pourquoi  il  y  en  eut  qui  lui  conseillèrent  d'interrompre 
quelque  temps  sa  réponse  aux  Réflexions  de  M.  Arnauld , 
pour  répondre  à  ses  lettres.  Car,  lui  disait-on,  comme 
elles  sont  courtes  et  qu'elles  paraissent  une  à  une,  elles 
sont  beaucoup  lues,  au  lieu  qu'on  ne  lit  guère  son  gros 
volume  contre  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce. 

Le  P.  Malebranche  ne  fut  point  de  cet  avis  ;  il  crut 
qu'il  fallait  continuer  de  battre  M.  Arnauld  dans  son  fort, 
ou  qu'il  regardait  comme  tel ,  espérant  que  s'il  avait  le 
bonheur  de  l'y  vaincre,  tout  le  reste  ne  tiendrait  pas.  De 
plus ,  comme  les  petites  lettres  de  son  impétueux  adver- 
saire se  suivaient  quasi  d'aussi  près  que  les  paroles  d'un 
même  discours ,  il  jugea  qu'il  était  de  la  bienséance  d'at- 
tendre, pour  lui  répondre,  qu'il  eût  cessé  de  parler.  En- 
tin,  quoique  ces  lettres  lui  fussent  adressées,  il  était 
presque  toujours  le  dernier  à  les  recevoir.  Il  acheva  donc 
sa  réplique  aux  Réflexions  de  M.  Arnauld.  Mais  pendant 
qu'il  parait  un  coup,  on  lui  en  portait  plusieurs  autres. 
Les  lettres  justificatives  de  M.  Arnauld  se  multipliaient 
de  jour  en  jour;  on  les  lisait  ardemment,  surtout  les 
trois  qui  regardent  la  grâce.  M.  de  Meaux  en  ayant  eu 
connaissance,  et  se  figurant  le  P.  Malebranche  tel  qu'il 
y  était  représenté,  comme  s'il  eût  fait  un  nouveau  sys- 
tème d'hérésie  des  erreurs  contradictoires  de  Luther  et 
de  Pelage,  souhaitait  avec  lui  une  seconde  conférence  sur 
les  matières  en  question.  Le  P.  Malebranche  ne  craignait 
rien  de  ce  côté-là;  il  ne  soutenait  autre  chose  que  la  doc- 
trine du  saint  concile  de  Trente  sur  la  liberté  de  l'homme, 
sur  le  pouvoir  de  résister  à  la  grâce,  de  la  rejeter,  d'y 
rnan(|uer,  de  la  rendre  inutile.  Néanmoins,  connaissant 
M.  de  Meaux  pour  thomiste  rigide,  il  appréhenda  de  se 
cominettre  avec  le  prélat.  Il  s'en  excusa  d'abord  par  l'i- 
nutilité ordinaire  de  ces  sortes  d'édairrissomonts  de  vive 


152  Bibliothèque  Oratorienne 

voix.  11  allégua  le  respect  ([u'il  devait  avoir  pour  un 
évêque  d'un  si  grand  mérite,  et  auquel  il  craignait  de 
manquer  dans  une  dispute,  où  l'on  s'égale  naturellement 
à  son  adversaire,  quel  qu'il  puisse  être.  Il  ajouta  que  ses 
ouvrages  parlaient  assez  clairement  pour  tous  ceux  qui 
ne  cherchent  que  la  vérité,  et  que  pour  les  autres ,  il  n'y 
aurait  jamais  moyen  de  les  satisfaire.  Mais,  comme  on  le 
pressait  un  peu  vivement,  il  refusa  tout  net  la  confé- 
rence. Le  prélat  fut  extrêmement  piqué  de  ce  second 
refus.  Le  P.  iMalebranche  lui  écrivit,  pour  l'apaiser,  en 
ces  termes \.. 

M.  de  Meaux  était  honnête  homme,  droit,  bienfaisant, 
et  se  piquait  d'une  équité  inaltérable.  Il  dit  donc  à  un 
ami  du  P.  iMalebranche  (c'était  le  marquis  d'Allemans), 
que,  puisqu'il  ne  voulait  point  conférer  avec  lui,  il  allait 
relire  tous  ses  ouvrages  pour  en  examiner  de  nouveau 
les  principes ,  mais  qu'après  avoir  tout  examiné  sans 
prévention,  il  ferait  sans  égard  tout  ce  qu'il  jugerait  être 
4  la  gloire  de  Dieu.  Le  P.  Malebranche  fut  ravi  d'ap- 
prendre la  résolution  du  prélat.  Car  le  plus  grand  de  ses 
désirs  a  toujours  été  qu'on  l'examinât  de  près,  pourvu 
que  ce  fût  sans  prévention.  Pour  mettre  donc  son  illustre 
critique  en  état  de  mieux  juger  de  ses  sentiments  sur 
la  grâce,  il  entreprit  dans  sa  réponse  aux  lettres  de 
ftl.  Arnauld,  d'éclaircir  à  fond  la  matière,  et  de  se  bor- 
ner là  pour  rendre  le  public  plus  attentif  au  vrai  sujet  de 
la  controverse.  Ainsi,  les  quatre  premières  de  ses  lettres, 
ne  contenant  presque  rien  que  des  justifications  ou  des 
accusations  personnelles  qui  n'intéressent  pas  fort  le 
monde,  il  en  abandonna  le  jugement  aux  lecteurs  équi- 
tables. Les  deux  dernières  eurent  le  même  sort  à  peu 
près  pour  la  même  raison ,  et  parce  que  leur  propre  gali- 

*  La  lettre  manque  malheureusement  dans  le  manuscrit. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  153 

matias  suflit  pleinement  pour  les  réfuter.  Au  reste,  on 
s'en  rapporte  à  quiconque  les  lira  avec  une  connaissance 
médiocre  des  sentiments  du  P.  Malebranche,  ou  seu- 
lement de  saint  Augustin  sur  les  idées.  Les  cinquième , 
sixième,  septième,  sont  les  meilleures  en  tout  sens,  et 
pour  les  choses,  et  pour  la  manière.  Le  P.  Malebranche 
crut  donc  avoir  droit  de  s'y  attacher  uniquement,  d'au- 
tant plus  que  ces  lettres ,  réduisant  le  jansénisme  au  tho- 
misme, augmentaient  considérablement  les  troupes  de 
son  ennemi.  Afin  de  les  combattre  avec  succès,  il  fait 
trois  choses  : 

1°  Après  avoir  attaché  des  idées  distinctes  aux  termes 
de  la  question  sur  la  grâce  efticace  par  elle-même,  il 
établit  son  sentiment  et  en  démontre  la  conformité  avec 
celui  de  saint  Augustin,  le  grand  maître  en  cette  matière. 

2°  11  découvre  manifestement  l'énorme  iniquité  du  re- 
proche que  lui  fait  M.  Arnauld,  que  ses  sentiments  sur  la 
grâce  sont  un  mélange  monstrueux  des  erreurs  de  Lu- 
ther et  de  Pelage. 

3°  Il  prouve,  au  contraire,  que  c'est  avec  raison  que, 
dans  la  nécessité  de  se  défendre  contre  un  si  redoutable 
adversaire,  il  lui  a  reproché,  avec  beaucoup  d'autres, 
qu'il  dogmatisait  sur  la  grâce. 

Ces  trois  points  nous  donnent  quatre  lettres,  parce 
que  le  dernier  en  fournit  deux.  Elles  sont  toutes  fort 
belles;  et  de  tous  les  ouvrages  qui  ont  été  écrits  sur 
cette  matière ,  c'est  celui  qui  est  le  plus  capable  de  met- 
tre au  fait  sur  les  disputes  de  la  grâce,  sur  le  jansénisme, 
sur  le  molinisme  et  sur  le  sentiment  moyen  qui  est  le 
seul  véritablement  catholique  ^ 

^  L'analyse  qui  suit  va  de  la  page  5G3  à  la  page  590.  Dans 
le  temps  que  le  P.  Malebranche  écrivait  la  troisième  de  ses  let- 
tres, il  paraissait  divers  ouvrages  contre  M.  Arnauld,  entre 
autres  un  volume  d'observations  sur  la  nouvelle  défense  de  la 


154  Bibliothèque  Oralorienne 

Le  P.  Malebranche  met  fin  à  cette  lettre,  en  disant 
qu'il  est  las  d'écrire  pour  répondre  à  des  livres  qui  n'at- 
taquent, au  lieu  de  lui,  que  de  purs  fantômes.  «  J'ai, 
poursuit-il,  exposé  mes  sentiments  le  plus  nettement  que 
j'ai  pu;  j'en  ai  donné  des  preuves  suffisantes.  Le  procès 
que  M.  Arnauld  me  fait  est  de  ma  part  tout  instruit,  que 
l'on  décide.  Il  est  vrai  qu'il  nous  fait  encore  espérer 
deux  volumes ,  outre  les  quatre  premiers  et  les  neuf  let- 
tres. Voilà  bien  des  écritures.  C'est  de  quoi  différer  long- 
temps le  jugement  de  l'affaire,  et  fatiguer  les  plus  pa- 
tients lecteurs.  Cependant ,  si  on  veut  attendre  les  deux 
derniers  livres,  à  la  bonne  heure.  Mais  pour  moi,  je  dé- 
clare que  les  premiers  auxquels  j'ai  répondu,  me  don- 
nent la  hardiesse  de  dire  que  je  consens  que  l'on  juge, 
sans  attendre  les  réponses  que  je  pourrai  faire  à  ces  deux 
autres  ^ .  » 

Cela  est  bien  hardi ,  mais  il  est  bien  permis  à  un  au- 
teur de  l'être ,  quand  il  y  a  évidence  que  la  justice  est 
pour  lui,  et  qu'il  a  de  l'équité  du  public  la  bonne  opinion 
qu'on  en  doit  avoir.  Le  P.  Malebranche  se  trouvait  dans 
ces  termes.  Il  voyait  manifestement  que  M.  Arnauld  l'a- 


version du  Nouveau  Testament  de  Mons.  Elles  sont  du  P.  Le- 
tellier,  jésuite,  fameux  ennemi  des  jansénistes,  vrais  ou  pré- 
tendus; mais  qui  certainement  n'eût  jamais  été  si  fameux  s'il 
n'eût  été  depuis  (quand  il  devint  confesseur  du  roi)  en  état  de 
les  combattre  autrement  que  par  ses  livres.  On  peut  bien  juger, 
parle  caractère  de  cet  auteur  assez  connu  dans  le  monde,  que 
sa  bile  artificieuse  n'épargnait  pas  dans  ses  observations  M.  Ar- 
nauld, fléau  de  la  société  (de  Jésus)  depuis  plus  de  quarante  ans. 
En  effet,  il  le  presse  très  vivement,  et  quelquefois  assez  bien, 
principalement  sur  l'article  de  la  grâce  invincible. 

^  On  sent,  dit  Fontenelle ,  que  le  génie  de  M.  Arnauld  était 
tout  à  fait  guerrier,  et  celui  du  P.  Malebranche  fort  pacifique. 
Il  dit  même  en  quelque  endroit  qu'il  était  bien  las  de  donner 
au  monde  un  spectacle  aussi  dangereux  que  ceux  contre  lesquels 
on  déclatne  le  plus. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  lo3 

vait  jusqu'ici  critiqué  sans  le  vouloir  entendre,  qu'il 
n'avait  bien  réfuté  aucun  de  ses  principes  ;  que  souvent 
même  il  ne  les  attaquait  pas,  mais  seulement  des  propo- 
sitions incidentes  qu'on  pouvait  lui  abandonner  sans  pré- 
judice du  traité;  qu'il  ne  s'était  amusé  qu'i"»  déplacer  de 
ses  livres  quantité  de  passages,  pour  leur  faire  dire  hors 
de  leur  place  tout  ce  qu'il  lui  plaisait  ;  qu'il  avait  même 
tronqué  quelques-uns  de  ces  passages;  qu'il  leur  avait 
presque  toujours  donné  un  sens  odieux  que  les  termes  ne 
portent  point;  qu'il  avait  son  fort  à  tout  embrouiller  par 
des  raisonnements  vagues,  par  des  citations  de  Pères  or- 
dinairement fort  mal  entendues;  par  des  conséquences 
vingt  fois  désavouées,  et  dont  les  prémisses,  ou  ne  les 
contenaient  pas,  ou  n'étaient  que  dans  l'imagination  du 
docteur  qui  les  prête  à  son  adversaire,  pour  avoir  le 
plaisir  de  remporter  sur  lui ,  ou  du  moins  sur  son  fan- 
tôme, une  victoire  facile.  Supposant  donc  dans  le  public 
de  l'intelligence  et  de  l'équité,  l'auteur  crut  ne  pouvoir 
mieux  faire  que  de  solliciter  un  prompt  jugement.  D'ail- 
leurs, il  voyait  que  le  monde  se  désabusait  de  jour  en 
jour,  à  mesure  que  ses  principes  devenaient  familiers. 
On  ne  s'effarouchait  plus  tant  à  la  vue  dos  idées  claires 
qu'il  présentait  à  l'esprit,  au  lieu  des  ténèbres  péripaté- 
ticiennes. La  religion,  qui  paraît  dans  ses  livres  dans  le 
plus  beau  jour  où  elle  eut  jamais  paru ,  lui  faisait  des 
admirateurs  de  ceux  qui  n'osaient  être  encore  de  ses 
partisans.  La  guerre  qu'il  soutenait  depuis  si  longtemps 
contre  le  redoutable  I\L  Arnauld,  relevait  beaucoup  le 
lustre  de  sa  réputation,  (jui  avait  un  peu  soullert,  avant 
qu'ils  en  vinssent  aux  mains.  Ses  réponses,  qui  conte- 
naient toujours  ou  quelque  nouvel  éclaircisssement,  ou 
même  quelque  nouvelb;  preuve  de  ses  principes,  lui  atti- 
raient une  estime  générale.  On  les  lisait  volontiers,  et  on 
s'en  laissait  convaincre  avec  plaisir. 


156  Bibliothèque  Oratorienne 

Les  amis  du  docleur  en  furent  ellrayés,  et  la  iierté  si 
ordinaire  à  MM.  les  jansénistes  ne  les  garantit  point  de  la 
peur  en  cette  rencontre,  surtout  lorsqu'ils  virent  impri- 
mer les  quatre  dernières  lettres  du  P.  Malebrancbe,  qui 
mettaient  en  plein  jour  l'erreur  de  leur  système.  Elles 
jetèrent  parmi  eux  l'alarme,  et  y  causèrent  une  espèce 
de  schisme.  Les  uns  déclamaient  contre  l'auteur,  le  re- 
gardant avec  indignation  comme  le  nouveau  protecteur 
de  la  grâce  résistible.  Le  fameux  P.  Quesnel  fut  de  ce 
nombre.  Les  autres  s'en  prenaient  à  M.  Arnauld,  qui,  par 
ses  imprudentes  attaques,  s'était  attiré  sur  les  bras  un 
ennemi  d'autant  plus  terrible,  qu'il  était  plus  pacifique 
de  son  naturel,  et  par  là  plus  croyable  dans  ses  défenses. 
Entre  ceux-ci  il  y  en  avait  encore  de  deux  sortes  :  la 
plupart,  craignant  M.  Arnauld,  se  contentaient  de  mur- 
murer tout  bas;  mais  il  y  en  eut  d'autres  qui,  l'aimant 
plus  qu'ils  ne  le  craignaient,  le  blâmèrent  hautement  ^ 
Celui  qui  le  fit  avec  plus  d'éclat,  ce  fut  M.  de  Laval  de 
Boisdauphin,  évèque  de  la  Rochelle*,  qui  était  trop  sin- 
cère pour  dissimuler  sa  pensée,  et  trop  généreux  pour  ap- 
préhender les  jansénistes.  Il  demandait  publiquement  de 
quoi  s'avisait  M.  Arnauld,   à  son  âge,  de  s'attaquer  à 
un  adversaire  du  mérite  et  de  la  vigueur  du  P.  Male- 
branche. 


1  Plusieurs  lui  écrivirent  pour  l'engager  à  abandonner  la  dis- 
pute,  à  laisser  là  le  P.  Male/jranche ,  et  à  combattre  d'autres 
adversaires ,  tels  que  l'auteur  de  la  Politique  du  clergé,  qu'on 
attribuait  au  ministre  Jurieu.  On  ne  jmt  rien  obtenir  sur  M.  Ar- 
nauld, qui  répondit  souvent  qu'il  était  jicrsuadé  qu'il  n'y  avait 
7'ien  au  monde  de  plus  important  que  de  combattre  le  P.  Ma- 
lebranche.  Ses  amis  revinrent  plusieurs  fois  à  la  charge,  mais 
toujours  inutilement.  (Adry.) 

2  Ce  prélat  fut-il  vraiment  aussi  janséniste  que  le  fait  sup- 
poser le  P.  André?  j'incline  à  croire  que  non.  On  trouvera  sur 
lui  quelques  détails  dans  les  Archives  de  l'évêché  de  Luçon. 
(Paris,  Poussielgue,  1885.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  157 

C'est  tout  ce  que  j'ai  pu  apprendre  de  ce  temps-là,  par 
rapport  aux  jansénistes.  On  peut  bien  juger  que  les  mo- 
linistes  ne  se  taisaient  pas.  L'occasion  était  trop  belle 
pour  ne  pas  se  déchaîner  contre  M.  Arnauld,  qui  les 
traitait  d'hérétiques.  Mais,  comme  les  mémoires  qu'on 
m'a  fournis  n'en  disent  rien  de  particulier,  je  viens  aux 
thomistes. 

M.  de  Meaux,  qui  était  à  leur  tète,  s'en  tenait  toujours 
au  premier  jugement  qu'il  avait  porté  du  Traité  de  la  na- 
ture et  de  la  grâce  :  il  y  trouvait  à  redire  qu'on  y  raison- 
nait trop.  Cependant,  comme,  selon  la  promesse  qu'il  en 
avait  faite,  il  l'avait  relu  plus  exactement  avec  les  autres 
ouvrages  de  l'auteur,  il  commençait  un  peu  à  revenir; 
ce  qui,  joint  à  la  favorable  disposition  du  public,  donna 
lieu  à  un  ami  du  P.  Malebranche  de  lui  en  parler  forte- 
ment pour  le  désabuser,  s'il  était  possible,  de  ses  an- 
ciennes préventions.  Voici  comme  on  raconte  la  chose 
que  l'on  sait  très  certainement. 

Pendant  que  tout  Paris  et  toutes  les  grandes  villes  du 
royaume  où  l'on  se  pique  de  science,  ne  s'entretenaient 
que  de  la  guerre  de  nos  deux  illustres  auteurs,  M.  de 
Meaux  fit  un  voyage  à  Versailles  avec  quelques  beaux  es- 
prits. On  ne  fut  pas  longtemps  sans  tomber  sur  l'entre- 
tien à  la  mode.  Il  y  avait  parmi  eux  un  partisan  du 
P.  Malebranche,  M.  d'Allemans,  qui  avait  bien  médité  sa 
doctrine.  Voyant  que  ces  messieurs  ne  l'entendaient 
guère  et  qu'ils  applaudissaient  un  peu  trop  vite  à  la  cen- 
sure qu'en  faisait  le  prélat,  il  leur  demanda  un  moment 
d'audience  en  faveur  de  l'accusé.  On  le  lui  accorda.  Il 
exposa  les  sentiments  de  l'auteur,  tels  qu'ils  étaient  ; 
mais  par  cela  même,  tels  que  M.  de  Meaux  ne  les  recon- 
nut pas.  11  en  convint;  sur  quoi  l'ami  du  P.  Malebranche 
répondit  qu'on  le  lui  déguisait  par  malice  ou  par  igno- 
rance ,  quand  on  le  faisait  parler  autrement  :  ce  furent 


158  Bibliothèque  Oratorienne 

ses  propres  termes.  Pour  convaincre  M.  de  Meaux,  il  re- 
prit l'explication  du  traité  de  son  ami ,  il  en  établit  tous 
les  principes,  il  en  tira  les  véritables  conséquences,  il  en 
fit  voir  tous  les  avantages. 

Le  prélat  avait  de  très  grandes  qualités  :  beaucoup 
d'esprit,  un  grand  sens,  un  cœur  droit  avec  beaucoup  de 
science.  Avec  tout  cela ,  il  n'est  pas  difficile  de  concevoir 
le  P.  Malebranche;  il  se  mit  donc  son  système  dans  la 
tête,  et  il  le  répéta  si  juste ^  que  l'ami  commun  s'écria  : 
«  Pour  le  coup.  Monseigneur,  vous  voilà  bien  près  du 
royaume  de  Dieu.  »  Là-dessus  on  arrive  à  Versailles,  et 
on  se  sépare  fort  contents  l'un  et  l'autre  :  M.  de  Meaux 
d'avoir  compris,  et  l'ami  du  P.  Malebranche  d'avoir  fait 
comprendre.  Mais  apparemment  ils  se  trompaient  tous 
deux. 

Car,  le  lendemain,  s'étant  retrouvés  ensemble  avec 
M.  le  duc  de  Chevreuse,  ils  recommencèrent  à  contester. 
Il  semblait  que  la  nuit  eût  réveillé  tous  les  préjugés  de 
M.  de  Meaux.  Il  proposa  contre  les  sentiments  du  P.  Ma- 
lebranche les  mêmes  difficultés  qu'il  avait  cru  dissipées 
la  veille  par  les  réponses  qu'on  lui  avait  données.  M.  le 
duc  de  Chevreuse,  qui  se  mêlait  aussi  d'être  thomiste ,  se 
rangea  de  son  côté.  On  disputa  chaudement,  mais,  selon 
la  méthode  ordinaire,  sans  convenir  de  rien.  Enfin  l'ami 
du  P.  Malebranche  s'avisa  de  leur  lire  le  quatrième  cha- 
pitre, de  la  réponse  à  M.  Arnauld  sur  les  Vraies  et  les  fausses 
idées.  L'auteur  y  expose ,  avec  une  clarté  merveilleuse , 
tous  les  principes  de  son  Traité  de  la  nature  et  de  la 
grâce,  et  marque  à  son  critique  les  points  qu'il  doit  atta- 
quer pour  bien  réfuter  cet  ouvrage.  Tout  cela  fut  inutile 

'  Sans  doute,  dit  avec  raison  M.  Blampignon ,  pour  con- 
vaincre l'ami  du  P.  Malebranche  qu'il  avait  su  le  rmnprendre , 
car  la  plainte  la  plus  ordinaire  du  philosophe  était  qu'on  ne 
saisissait  pas  ses  principes.  (Op.  cit.,  p.  72.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  159 

contre  des  esprits  si  préoccupés  ,  qu'ils  regardaient  leurs 
préjugés  comme  des  axiomes.  Ils  en  revenaient  toujours 
à  dire  que  la  théologie  devait  être  traitée  par  la  positive 
ou  par  la  science  des  faits  dogmatiques,  par  l'Écriture  et 
par  les  saints  Pères,  ajoutant  (ju'on  avait  éprouvé  dans 
les  derniers  siècles  combien  l'école,  avec  ses  raisonne- 
ments creux,  avait  fait  tort  à  la  religion,  et  qu'il  était  à 
craindre  qu'on  ne  lui  en  fit  encore,  si  on  abandonnait  ses 
mystères  à  la  direction  de  la  raison  humaine.  Telle  était 
la  pensée  de  M.  de  Meaux,  quoique  fort  habile  dans  la 
scholastique  ordinaire. 

Mais  on  lui  répliqua  que  si  l'école  avait  fait  tort  à 
la  vraie  théologie,  c'est  qu'elle  y  avait  introduit  des  prin- 
cipes faux  ,  en  y  admettant  les  principes  d'une  philo- 
sophie païenne.  Mais  que  ceux  du  P.  Malehranche  étant 
très  certains ,  et  presque  tous  de  leur  propre  aveu  (car  le 
duc  et  le  prélat  se  piquaient  aussi  de  cartésianisme), 
il  était  évident  qu'il  n'y  avait  rien  à  craindre  de  ce 
côté- là. 

M.  de  Chevreuse  parut  ébranlé  de  cette  raison,  d'au- 
tant plus  ({u'il  venait  de  lire  la  première  des  quatre 
lettres  dont  nous  venons  de  faire  l'analyse,  et  où  le 
P.  Malehranche,  après  avoir  exposé  très  nettement  ses 
sentiments  sur  la  grâce,  en  montre  la  conformité  avec 
ceux  de  saint  Augustin.  Ce  duc  la  fit  voir  à  M.  de  Meaux, 
qui  la  lut  deux  fois  de  suite,  et  en  fut  charmé.  Après 
quoi  il  déclara  expressément  à  l'ami  du  l'.  Malehranche, 
que  si  cet  auteur  ne  voulait  dire  dans  son  traité  que  ce 
qu'il  disait  dans  sa  lettre,  on  n'avait  rien  à  y  reprendre 
sur  l'article  de  la  grâce;  qu'il  expliquait  parfaitement 
saint  Augustin,  qu'il  avait  pris  tout  juste  dans  son  vrai 
sens,  et  que  dans  ce  petit  ouvrage  il  était  un  théologien 
véritablement  positif,  tel  (ju'il  eût  souhaité  tous  les  doc- 
teurs catholiques. 


160  Bibliothèque  Oratorienne 

L'ami  du  P.  Malebranche,  voyant  le  prélat  en  si  beau 
train,  ne  s'en  tint  pas  là  :  il  le  jeta  incontinent  sur  le 
point  fondamental  du  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  ^ 
c'est  que  Dieu  agit  généralement  par  des  voies  générales  ; 
pour  peu  qu'on  ait  d'esprit  et  de  bonne  foi ,  il  n'est  pas 
possible  d'en  disconvenir.  La  nature  a  ses  lois  constantes, 
la  grâce  a  les  siennes.  L'expérience  le  prouve  aussi  bien 
que  la  raison.  M.  de  Meaux  en  convint;  il  avoua  même 
qu'il  était  plus  digne  de  Dieu  d'agir  par  des  vues  géné- 
rales, simples,  constantes,  uniformes,  que  par  toute 
autre  voie  qui  n'aurait  point  ces  divins  caractères;  que 
ce  qu'en  avait  dit  le  P.  Malebranche,  dans  l'ordre  de  la 
nature,  était  vrai,  et  que  ce  qu'il  en  disait  dans  l'ordre 
de  la  grâce,  le  serait  aussi,  pourvu  qu'il  ajoutât  que 
Jésus -Christ,  qui  en  était  la  cause  occasionnelle  ou  dis- 
tributive,  était  déterminé  en  tout  et  partout  dans  son  ac- 
tion, par  les  ordres  de  son  Père.  Pour  le  contenter,  on 
n'eut  qu'à  lui  répéter  les  propres  paroles  de  l'auteur,  qui 
ne  nia  cette  vérité  que  dans  les  livres  calomnieux  de  ses 
adversaires.  Voilà  où  finit  la  dispute.  M.  de  Meaux  en 
parut  content;  mais,  dans  le  fond,  il  avait  toujours  sur  le 
cœur  le  refus  que  lui  avait  fait  le  P.  Malebranche  de 
conférer  avec  lui  sur  son  traité  autrement  que  par 
écrit. 

Les  choses  en  étaient  en  ces  termes ,  lorsque  les  deux 
derniers  volumes  des  réflexions  de  M.  Arnaud  vinrent  à 
paraître.  Il  était  temps,  car  sa  réputation  commençait  un 
peu  à  soulfrir  de  ce  qu'après  tant  de  fanfares  il  n'avait 
attaqué  le  Traité  de  la  Nature  et  de  la  grâce  que  par  les 
dehors,  ou  par  les  girouettes,  ou  du  moins  par  les  en- 
droits qu'on  lui  pouvait  abandonner  sans  risquer  le  corps 
de  l'ouvrage.  Tout  ce  qu'il  avait  dit  dans  son  premier 
volume  sur  la  nature  n'avait  point  touché  à  la  question 
principale.  Mais  dans  ses  deux  derniers  livres  il  venait 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  161 


plus  au  fait,  et  quoique  de  temps  en  temps  il  s'égare  au 
gré  de  sa  plume  comme  tous  les  écrivains  rapides  il  ne 
laisse  pas  quelquefois  de  prendre  son  homme  par  le  dé- 
faut de  la  cuirasse. 

Dans  le  deuxième  volume  des  Béflexions  philosophiques 
et  théologiqiies,  M.  Arnauld  attaque  le  traité  du  P.  Male- 
branche par  trois  endroits. 

i"  Sur  ce  qu'il  prétend  que  le  principal  des  desseins 
de  Dieu  dans  la  création  du  monde,  c'est  l'Incarnation  de 
son  Fils  et  par  conséquent  que  le  Verbe  divin  se  fût  in- 
carné quand  même  le  premier  homme  n'eût  point  péché. 
Le  docteur  cite  là  contre  dix  Pères  de  l'Eglise,  mais  dont 
la  plupart  ne  veulent  rien  dire  autre  chose,  sinon  que  le 
Verbe  n'eût  point  pris  une  chair  mortelle,  si  nous  n'a- 
vions point  eu  de  péché  à  expier  par  sa  mort.  C'est  une 
opinion  fort  ancienne  dans  l'Église.  Aussi  voilà  déjà  bien 
de  l'érudition  perdue ,  pour  montrer  que  c'est  une  nou- 
velle pensée  du  P.  Malebranche. 

2°  Sur  ce  qu'il  prétend  qu'il  n'y  a  point,  comme  le 
voudraient  MiÂl.  les  jansénistes,  de  prédestination  abso- 
lue, purement  arbitraire  et  indépendante  de  la  sagesse 
et  de  la  prescience  divines.  M.  Arnauld  est  là-dessus  plus 
fort  que  sur  tout  le  reste.  Mais  qu'on  y  prenne  garde, 
c'est  ordinairement  parce  qu'il  impute  au  P.  Male- 
branche de  soutenir  que  Dieu  ne  veut  point  en  particu- 
lier le  salut  de  ses  prédestinés,  car  ce  docteur,  dont  la 
grande  mémoire  embarrasse  un  peu  le  jugement  dans  les 
matières  abstraites,  n'a  jamais  su  distinguer  entre  avoir 
des  volontés  particulières  et  agir  par  des  volontés  parti- 
culières. Ce  qui  est  pourtant  essentiel  au  système  qu'il 
attaiiuait  et  ce  que  peu  de  personnes  veulent  bien  com- 
prendre. 

3"  Sur  ce  ([u'il  prétend  que  la  nature  de  la  grâce  est 
telle,  que  la  volonté  humaine  la  peut  accepter  ou  rejeter, 


162  Bibliothèque  Oratorienne 

comme  il  lui  plaît,  pour  la  rendre  inutile  par  sa  rési- 
stance, et  par  conséquent  que  toute  grâce  n'a  point  l'ef- 
fet pour  lequel  elle  est  donnée ,  puisque  toute  grâce 
n'emporte  point  le  consentement  de  l'homme,  qui  est  évi- 
demment la  fin  unique  dans  l'intention  de  Dieu.  On  ne 
dit  pas  toujours  le  consentement  d'une  conversion  totale, 
car  on  avoue  que ,  selon  le  cours  ordinaire  de  la  Provi- 
dence, Dieu  ne  convertit  le  cœur  que  par  degrés.  La  foi 
commence,  l'espérance  perfectionne,  l'amour  achève. 
Mais  on  soutient  qu'il  y  a  des  grâces  de  Jésus- Christ  qui 
ne  sont  point  efficaces  et  qu'il  n'y  en  a  aucune  qui  soit 
invincible.  Les  lecteurs  qui  sont  au  fait  du  jansénisme 
devineront  bien  que  M.  Arnauld  attaque  ces  principes 
avec  toutes  les  forces  de  son  esprit  et  avec  toutes  les 
adresses  de  sa  rhétorique.  On  les  avertit  qu'ils  trouve- 
ront dans  ses  discours  plus  de  raisonnements  que  de  rai- 
sons. 

Mais  cela  n'est  rien  au  prix  de  ce  qu'on  voit  dans  le 
troisième  volume  des  Réflexions.  Le  docteur  y  entreprend 
le  P.  Malebranchc  sur  ce  qu'il  veut  que  Jésus-Christ,  en 
tant  qu'homme,  soit  non  seulement  la  cause  méritoire, 
mais  encore  la  cause  occasionnelle  de  la  grâce.  Là  il 
trouve  des  mystères,  des  contradictions,  des  absurdités, 
des  erreurs  et  même  des  hérésies.  Et  comme  dans  son 
second  volume  il  avait  songé  de  prouver  au  monde  que 
le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  était  pélagien,  parce 
qu'il  n'admet  ni  la  grâce  invincible  ni  la  prédestination 
gratuite  au  sens  des  jansénistes,  il  tâche  ici  de  montrer 
qu'il  est  nestorien,  parce  qu'il  distingue  à  toute  heure 
la  personne  de  l'Homme-Dieu,  ses  deux  natures  et  ses 
deux  volontés  ou  opérations;  c'est-à-dire  parce  qu'il  ne 
veut  être  ni  eutychéen  ni  monothélite.  M.  Arnauld  pa- 
raît si  effrayé  de  ce  fantôme  hérétique  à  qui  il  donne 
le  nom  de  son  adversaire,  qu'il  fait  trembler  par  contre- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  163 

coup  tous  ses  lecteurs.  Surtout  il  admire  que  le  F.  iMa- 
lebranche  ose  chercher  hors  de  la  volonté  arbitraire  de 
Dieu  des  raisons  de  la  prédestination  des  saints  et  de 
l'inégale  distribution  de  la  grâce.  11  en  paraît  tout  de 
bon  fâché  et  là- dessus  il  lui  applique  le  beau  passage 
de  saint  Augustin  :  Tu  quœris  rationem,  ego  expavesco  al- 
titudinem;  tu  ratiocinare,  ego  miror;  tu  disputa,  ego  cre- 
dam;  altitudinem  video,  ad  profundum  nonpervenio.  Ajou- 
terai-je,  continue  M.  Arnauld  ce  qu'ajoute  ce  Père 
et  qui  est  encore  plus  terrible  :  Si  inscrutabilia  scrutari 
venisti,  si  investigabilia  investigare  venisti,  crede ,  nam  pe- 
risti.  Après  quoi,  laissant  là  M.  le  marquis  de  Saint- 
Preuil ,  à  qui  jusqu'alors  il  avait  toujours  parlé  dans 
son  livre,  il  s'adresse  tout  à  coup  au  P.  Malebranche, 
pour  l'exhorter  enfin  à  se  rendre  et  à  rétracter  ses  er- 
reurs. Il  les  réduit  à  deux  qui  sont  véritablement  des  im- 
piétés abominables.  Mais  nous  en  parlerons  en  temps  et 
lieu. 

Par  ce  qu'on  vient  de  dire ,  on  voit  bien  que  ces  der- 
niers volumes  de  M.  Arnauld  devaient  avoir  plus  de  suc- 
cès que  tous  les  autres.  Les  matières  qu'il  y  traite  sont 
plus  intéressantes,  la  manière  un  peu  plus  nette  et  plus 
méthodique,  le  style  plus  serré,  les  tours  plus  ingénieux, 
les  coups  qu'il  frappe  mieux  conduits,  quoique  pour  l'or- 
dinaire il  ne  touche  pas  aux  parties  nobles  du  livre 
qu'il  attacjue;  je  veux  dire  aux  principes.  Car  M.  Arnauld 
s'arrête  presque  toujours  à  des  propositions  incidentes  ; 
mais  il  a  l'adresse  de  les  confondre  avec  les  fondements 
du  système  de  son  adversaire,  conqUant  beaucoup,  en 
homme  expert,  sur  la  crédulité  de  la  plupart  des  lec- 
teurs. Il  ne  se  trompe  point.  Ses  deux  livres  et  ses  deux 
avis  (ju'il  y  avait  mis  à  la  table  pour  le  P.  MaUîbranche 
eurent  tout  l'ellet  ({u'il  s'en  était  promis.  Ils  s'imposè- 
rent au  public,  ils  effrayèrent  ({uelques  gens  de  bien,  ils 


164  Bibliothèque  Oratorienne 

regagnèrent  à  M.  Arnauld  plusieurs  de  ces  sortes  d'es- 
prits qui  dans  les  disputes  des  savants  sont  toujours  pour 
le  dernier  qui  parle. 

Les  jansénistes  triomphaient;  ils  crurent  pour  le  coup 
le  P.  Malebranche  terrassé,  et  en  effet  il  devait  l'être. 
Les  nouvelles  réflexions  qui  venaient  d'être  publiées 
avaient  causé  à  son  égard  un  bouleversement  effroyable 
dans  les  esprits,  car  on  ne  pouvait  se  figurer  ni  que  le 
grand  Arnauld  n'entendît  pas  le  P.  Malebranche,  ni  que, 
l'ayant  bien  entendu,  il  lui  attribuât  des  sentiments  qu'il 
n'eut  jamais  :  c'était  un  double  paradoxe  trop  révoltant 
pour  qu'on  le  voulût  éclaircir.  De  plus  le  petit  nombre  de 
ceux  qui  se  désabusaient  par  la  confrontation  des  livres, 
n'osaient  presque  parler.  La  réputation  du  grand  Ar- 
nauld,  l'autorité  de  M.  de  Meaux,  les  clameurs  d'un 
parti  nombreux  leur  inspiraient  le  silence.  Enfin  les 
choses  étaient  au  point  que  nous  l'apprend  le  P.  Male- 
branche lui-même  dans  une  de  ses  lettres,  où  il  avoue 
que  M.  Arnauld  avait  une  armée  de  partisans  et  que 
pour  lui  il  n'était  seulement  pas  en  état  de  lever  des 
troupes.  Mais  on  dira  que  le  P.  Malebranche  n'avait  donc 
qu'à  répondre  aux  RéflexioJis  critiques  de  son  adversaire; 
mais  il  fallait  auparavant  les  trouver.  Ce  qui  n'était  pas 
si  facile  qu'on  le  pouvait  croire.  Les  nouveaux  livres  de 
M.  Arnauld  ne  se  vendaient  point  publiquement  à  Paris. 
Il  n'y  avait  que  des  libraires  affidés,  ou  des  amis  qui  les 
eussent.  Il  est  vrai  qu'ils  avaient  soin  de  les  distribuer, 
mais  c'était  à  d'autres  personnes  affidées  qui  les  don- 
naient à  leurs  semblables,  qui  se  chargeaient  en  récom- 
pense de  les  vanter  à  tout  l'univers.  De  sorte  que  le 
P.  Malebranche,  d'ailleurs  fort  difficile  à  remuer,  se 
voyait  contraint  de  laisser  M.  Arnauld  maître  de  la  cam- 
pagne. C'est  ce  qui  lui  fit  dire  un  jour  avec  cet  air  tran- 
quille qui  ne  l'abandonna  jamais  au  plus  fort  de  la  mê- 


La   Vie  du  H.  P.  Malebranche  165 

lée  :  «  Assurément  M.  Arnaukl  gagnera,  car  il  joue  tout 
seul.  » 

Cependant  le  grand  bruit  réveilla  enfin  sa  paresse  na- 
turelle. Il  lit  faire  tant  de  recherches  qu'il  trouva  le 
troisième  volume  des  Réflexions  :  c'est  le  plus  fort  des  trois. 
Comme  il  parle  de  Jésus-Christ,  le  sujet  du  monde  le 
plus  intéressant  pour  des  lecteurs  chrétiens,  il  était  fort 
lu,  et  comme  naturellement  on  se  fie  aux  auteurs  pour 
les  faits  qu'ils  rapportent,  sur  ce  préjugé  naturel  on  y 
prenait  du  P.  Malebranche  une  idée  qui  faisait  peur. 
Lui-même  ne  le  put  lire  sans  frémir,  à  la  vue  du  fantôme 
horrible  qu'on  lui  avait  substitué  pour  effrayer  le  pu- 
blic. 11  résolut  donc  de  le  dissiper  au  plus  tôt  et  de  mon- 
trer le  vrai  Malebranche  à  tous  ceux  qui  voudraient  ou- 
vrir les  yeux.  Deux  choses  le  portèrent  à  ne  point  attendre 
qu'il  eût  trouvé  le  deuxième  volume,  avant  que  de  ré- 
pliquer au  troisième  :  premièrement  parce  que  la  ma- 
tière de  la  grâce  avait  été  suffisamment  éclaircie  dans 
ses  derniers  écrits,  et  en  deuxième  lieu  parce  que  M.  Ar- 
nauld  lui-même  estimait  ce  troisième  volume  plus  que 
tous  les  autres  :  il  était  le  premier  à  le  dire.  On  le  redit 
au  P.  Malebranche,  qui  ne  différa  point  y  répondre,  espé- 
rant que  s'il  le  réfutait  bien,  ce  qui  était  très  facile,  il 
renverserait  la  plus  forte  batterie  de  M.  Arnauld,  et  que 
par  là  désormais  la  victoire  de  son  innocence  ne  serait 
plus  douteuse'.  Mais  pour  se  justifier  avec  succès  il  ne 
fallait  point  faire  un  gros  livre;  il  aurait  couru  risque  de 
n'être  point  lu,  il  était  donc  nécessaire  qu'il  se  bornât. 
M.  Arnauld  dans  son  troisième  volume  des  Réflexions 
avait  fait  une  chose  ([ui  autorisait  le  F,  Malebranche  à 
prendre  ce  parti.  Exact  et  précis  contre  sa  coutume,  qui 

1  l'Iirasc  extraordinaire.  (P.  Leloug,} 


166  Bibliothèque  Oratorienne 

est  en  écrivant  d'être  un  peu  vague  et  ditTus,  il  avait 
dans  la  conclusion  de  son  ouvrage  réduit  à  deux  points 
capitaux  tout  ce  qu'il  trouvait  le  plus  à  redire  dans  le 
traité  de  son  adversaire  sur  la  personne  adorable  de 
Notre-SeigURur  Jésus-Christ.  Le  docteur  se  croyait  là- 
dessus  si  assuré  de  vaincre,  qu'il  n'appréhenda  point  de 
borner  à  ces  doux  articles  toute  la  dispute  qui  regardait 
la  cause  occasionnelle  de  la  grâce.  Le  P.  iMalebranche  en 
fut  ravi  et  s'y  arrêta  volontiers  à  son  exemple,  bien  sûr 
de  son  côté  que  M.  Arnauld  avait  tort;  mais  comme  l'avis 
qu'on  lui  donne  à  la  tête  du  volume  était  des  plus  pro- 
pres à  lui  fournir  un  exorde,  c'est  par  là  qu'il  entre  en 
matière.  Et  parce  que  dans  ses  réponses  il  n'avait  point 
encore  parlé  directement  à  son  terrible  critique,  il  se 
résout  ici  à  lui  adresser  la  parole  \ 

Il  paraît  que  le  P.  Malebranchc  écrivait  encore  cette 
lettre,  lorsque,  après  bien  des  recherches,  il  trouva  le  se- 
cond volume  des  Réflexions.  Nous  en  avons  donné  une 
idée  sufHsante.  Avant  que  de  le  lire  il  avait  dessein  d'y 
répondre.  Mais  l'ayant  lu  et  n'y  ayant  vu,  comme  dans 
les  autres,  que  des  méprises  grossières,  que  des  écarts 
infinis  ou  des  raisonnements  vagues,  déjà  renversés  plu- 
sieurs fois,  il  changea  de  résolution.  Il  envoya  sa  pre- 
mière lettre  toute  seule  à  l'imprimeur,  néanmoins,  parce 
que  ce  volume  n'avait  pas  été  mal  reçu  du  public  et  qu'il 
portait  en  tête  un  avis  que  M.  Arnauld  adressait  à  lui 
personnellement,  il  en  écrivit  une  seconde  fort  courte  à 
son  importun  moniteur.  Voici  en  deux  mots  ce  qu'elle 
contient  : 

1°  Le  P.  Malebranche  répond  à  l'avis  de  M.  Arnauld 
qui  lui  conseillait  de  faire  à  ses  critiques  de  plus  amples 
réponses ,  qu'il  espère  que  sans  se  donner  tant  de  peine , 

*  L'analyse  qui  suit  va  de  la  page  598  à  la  page  631. 


La   Vie  du  /?.   P.  Maiebranche  167 

ni  aux  lecteurs,  le  public  lui  rendra  justice,  que  de  sa 
part  le  procès  est  suffisamment  instruit;  que  les  mé- 
chantes causes  ont  besoin  de  grands  discours  pour  se 
soutenir  du  moins  par  l'embarras  des  paroles,  mais  qu'il 
n'en  est  pas  ainsi  de  la  vérité,  et  qu'il  suffit  de  l'expoper 
nettement  pour  la  faire  triompher. 

2"  Pour  ce  qui  est  du  livre  lui-même,  il  déclare  à 
M.  Arnauld  qu'il  croit  déjà  l'avoir  réfuté  par  avance  dans 
sa  réponse  à  la  dissertation  ;  que  si  néanmoins  il  veut  lui 
marquer  précisément  ce  qu'il  y  trouve  lui-même  de  plus 
fort,  il  tâchera  aussi  d'y  répondre  exactement;  qu'au 
reste  ce  n'est  point  par  mépris,  ni  pour  ses  critiques,  ni 
pour  sa  personne  qu'il  demeure  dans  le  silence,  après 
lui  avoir  si  longtemps  parlé;  mais  uniquement  par  la 
confiance  que  lui  donne  la  vue  de  la  vérité  et  par  quel- 
ques autres  considérations  :  par  où  il  me  semble  qu'il 
désigne  les  égards  qu'il  était  obligé  d'avoir  pour  sa  Con- 
grégation, où  M.  Arnauld  avait  des  amis  considérables 
par  leurs  mérites  et  par  leurs  emplois. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  P.  Malebrancbe  eut  tout  lieu  d'être 
content  du  succès  de  ces  deux  lettres  et  des  quatre  pré- 
cédentes qui  furent  imprimées  presque  en  même  temps  ^ 
M.  Arnauld  ne  jugea  pas  à  propos  d'y  répliquer  ni  de 
montrer  à  son  adversaire,  comme  on  l'en  avait  prié,  le 
plus  fort  endroit  de  son  second  volume,  afin  ([u'il  y  ré- 
pondit. Il  persista  toujours  à  vouloir  qu'on  le  suivît  pied 
à  pied  dans  tous  ses  écarts  et,  si  j'ose  ainsi  parler,  dans 
toutes  les  caracoles  qu'il  fait  sans  cesse  autour  de  la  ques- 
tion principale.  Le  P.  Maiebranche,  au  contraire,  crut 
qu'il  était  de  son  avantage,  ou  plutôt  de  l'avantage  de  la 
vérité  qu'il  soutenait,  de  se  tenir  ferme  dans  son  poste 
sans  prcnch'c  le  change;  de  sorte  qu'il  se  contenta  d'y 

'  RoUerdam,  Leers,  1687. 


168  Bibliothèque  Oralorienne 

attendre  l'ennemi.  M.  Arnauld  ne  l'y  vint  point  attaquer; 
et  contre  toute  espérance  on  vit  entre  ces  deux  héros  une 
espèce  de  suspension  d'armes  qui  dura  environ  dix  ans. 
Du  côté  du  P.  Malebranche  on  n'en  fut  pas  surpris,  on 
était  persuadé  qu'il  n'aimait  que  la  paix  :  on  le  sent  assez 
par  ses  défenses.  Mais  on  doute  fort  que  M.  Arnauld  fût 
demeuré  dans  le  silence,  si  ses  amis,  quoique  toujours 
triomphants  en  apparence,  ne  lui  eussent  fait  entendre 
que  dans  cette  guerre  il  n'y  avait  qu'à  perdre  pour  lui. 
En  effet,  si  les  livres  de  ce  docteur  véhément  remuaient 
d'abord  le  public  en  sa  faveur,  les  réponses  de  son  adver- 
saire apaisaient  aussitôt  l'orage  ou  le  faisaient  même  re- 
tomber sur  celui  qui  l'avait  excité.  Mais  ce  qu'on  y  trouve 
déplus  admirable,  c'était  la  justesse  avec  laquelle  il  pre- 
nait dans  les  criti(jues  de  M.  Arnauld  le  point  précis  à 
quoi  il  fallait  répondre^  ;  son  application  à  démêler  toutes 
les  équivoques  du  langage,  (|ui  sont  toujours  les  plus 
forts  arguments  qu'on  lui  propose,  son  ingénuité,  sa 
bonne  foi,  sa  candeur,  sa  piété  humble  et  modeste, 
jointes  à  la  plus  haute  élévation  d'esprit ,  et  enfin  sa  faci- 
lité extraordinaire  à  résoudre  par  un  petit  nombre  de 
principes  siruiples  les  plus  embarrassantes  difficultés  de 
la  théologie.  Ce  dernier  talent  fut  celui  qui  lui  attira  le 
plus  de  lecteurs.  On  ne  pouvait  se  lasser  d'admirer  une 
philosophie,  qui,  réunissant  l'ordre  de  la  nature  et  de  la 
grâce  dans  un  même  dessein  sous  la  conduite  d'un 
Homme-Dieu,  donnait  une  si  grande  idée  de  la  Provi- 
dence. C'est  ce  qui  fit  dire  à  un  bel  esprit  de  ce  temps-là, 
que  la  facilité  avec  laquelle  le  P.  Malebranche  répond 
par  des  principes  aux  difficultés  les  plus  désespérantes  de 
la  théologie,  n'était  pas  une  petite  preuve  de  la  vérité  de 

1  Ses  lettres  sont  vives,  serrées,  et  frappent  toujours  droit  au 
but.  (Bayle.) 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  169 

sa  doctrine.  Quand  je  considère  ce  beau  système,  ajou- 
tait-il, j'ai  de  la  peine  à  me  persuader  qu'un  monde  où 
il  paraît  tant  de  sagesse  ne  soit  pas  celui  que  le  Créateur 
a  fait. 

Ce  jugement  avantageux  devint  alors  assez  commun 
dans  Paris,  et  une  conversation  qui  se  tint  chez  M.  le 
Prince  n'aida  pas  peu  à  la  confirmer.  C'est  ce  que  nous 
apprenons  d'une  personne  qui  s'y  trouva.  Elle  raconte 
ainsi  la  chose  :  ayant  suivi  le  duc  de  Chevreuse  à  l'hôtel 
de  Condé,  alors  le  rendez-vous  de  tous  les  beaux  esprits, 
on  ne  fut  pas  longtemps  sans  tomber  sur  le  chapitre  à  la 
mode  de  la  guerre  de  M.  Arnauld  et  du  P.  Malebranche. 
On  se  partagea,  comme  il  arrive  d'ordinaire,  selon  ses 
lumières  ou  ses  inclinations.  M.  le  Prince  avait  tout  lu 
de  part  et  d'autre;  ce  qui,  joint  à  la  pénétration  extraor- 
dinaire de  son  génie  supérieur,  le  mettait  en  état  de  rai- 
sonner en  maître  sur  le  sujet  de  la  dispute,  mais  en 
même  temps  avec  une  modestie  qui  lui  seyait  d'autant 
plus  qu'il  était  plus  élevé  au-dessus  des  personnes  à  qui 
il  parlait.  On  ne  laissait  point  de  l'entendre,  lorsqu'il 
finit  en  propres  termes  (ce  sont  les  paroles  de  mon  au- 
teur), «  qu'il  fallait  avouer  que  M.  Arnauld  et  le  P.  Ma- 
lebranche avaient  tous  deux  de  l'esprit  infiniment;  qu'il 
n'y  avait  que  M.  Arnauld  qui  pût  écrire  contre  le  P.  Ma- 
lebranche et  que  le  P.  Malebranche  qui  pût  répondre  à 
M.  Arnauld;  qu'à  la  vérité  M.  Arnauld  avait  cet  avan- 
tage sur  le  P.  Malebranche,  qu'il  l'avait  fait  expliquer, 
quoique  bien  glorieusement  pour  ce  père  et  utilement 
pour  tout  le  monde;  qu'enfin  le  P.  Malebranche  était  le 
plus  grand  métaphysicien  qui  fût  sur  la  terre  et  qu'il  ne 
connaissait  pas  de  meilleur  logicien  que  M.  Arnauld, 
ajoutant  néanmoins,  toujours,  qu'il  n'était  pas  assez 
habile  pour  se  faire  le  juge  de  leurs  démêlés  théologi- 
ques. »  Cela  veut  dire  en  bon  français  que  M.  Arnauld 

6* 


170  Bibliothèque  Oralorienne 

dans  les  matières  abstraites  est  un  grand  raisonneur  et 
le  P.  Malebranche,  l'homme  du  monde  le  plus  péné- 
trant pour  saisir  les  premiers  principes  de  la  raison.  Je 
souscris  volontiers  à  ce  jugement. 

La  conversation  de  l'hôtel  de  Gondé  se  répandit  bientôt 
ailleurs  et  donna  lieu  à  une  pareille  qui  se  tint  chez 
M.  de  Meaux.  On  y  convint  de  toutes  les  qualités  que 
M.  le  prince  avait  données  au  P.  Malebranche,  en  ajoutant 
de  plus  qu'il  était  l'auteur  du  siècle  qui  écrivait  le  mieux. 
M.  de  Meaux  était  vif,  mais  naturellement  bon  comme  le 
sont  tous  les  grands  hommes.  On  ne  peut  croire  que  la 
jalousie  d'écrivain  entrât  dans  l'aversion  ([u'il  avait  prise 
pour  les  principes  du  P.  Malebranche,  car  certainement 
de  ce  côLé-là  il  n'avait  rien  à  envier  à  personne.  Il  té- 
moigna donc  à  ceux  ([ui  lui  en  parlaient  si  avantageu- 
sement, ([u'il  estimait  beaucoup  ce  philosophe,  qu'il  était 
comme  il  avait  toujours  été,  dans  la  disposition  de  lui 
rendre  justice  en  toute  rencontre;  que  pour  cela  il  avait 
souhaité  de  conférer  avec  lui  sur  son  Traité  de  la  nature 
et  de  la  grâce,  et  qu'il  le  souhaitait  encore  malgré  ses  re- 
fus ;  qu'on  n'avait  qu'à  l'en  informer. 

En  eiïet,  on  rapporta  au  P.  Malebranche  ce  qu'avait 
dit  M.  de  Meaux,  que  ce  prélat  était  bien  revenu  à  son 
égard,  qu'il  avait  relu  ses  ouvrages  plus  exactement, 
qu'il  paraissait  enlin  disposé  à  écouter  raison.  Le  P.  Ma- 
lebranche dont  un  des  principaux  talents  était  de  se  con- 
naître en  hommes,  avait  beaucoup  de  peine  à  croire  un 
changement  si  prompt  dans  un  évêque,  bel  esprit  et 
habik",  qui  se  voyait  regardé  comme  l'oracle  dans  l'E- 
glise. Néanmoins,  animé  par  la  faveur  du  public  qui  re- 
venait de  jour  en  jour  de  ses  préventions  par  la  lecture 
de  ses  défenses  contre  M.  Arnauld ,  se  sentant  d'ailleurs 
fortitié  par  les  nouvelles  méditations,  que  son  fameux 
critique  lui  avait  donné  lieu  de  faire  sur  ce  qui  parais- 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  171 

sait  le  plus  faible  dans  son  traité,  et  voulant  aussi  conten- 
ter un  prélat  dont  il  estimait  le  mérite  et  révérait  la  di- 
gnité, il  se  rendit  aux  instances  de  ses  amis.  Il  alla  voir 
M.  de  Meaux  :  grands  compliments,  quelques  petits  re- 
proches et  puis  on  entra  en  matière.  Le  prélat  réduisit  à 
deux  points  toutes  ses  ditiicultés  sur  le  Traité  de  la  nature 
et  de  la  grâce.  Le  premier  regardait  la  puissance  qu'a  Dieu 
de  faire  un  autre  ordre  de  choses.  Le  P.  Malebranche  y 
répondit  par  ses  principes,  de  manière  que  M.  de  Meaux 
n'insista  plus  sur  cet  article.  Il  passa  au  second  qui  regar- 
dait la  prédilection  de  Dieu  pour  ses  élus,  laquelle  ne  lui 
semblait  pas  compatible  avec  le  système  des  volontés  gé- 
nérales. Il  faut  convenir  que  M.  de  Meaux  prenait  le  traité 
par  son  faible  le  plus  apparent.  On  disputa  là-dessus  près 
d'une  heure  assez  vivement  de  part  et  d'autre  ;  mais  enfin 
le  P.  Malebranche,  ayant  développé  ses  principes,  qui 
démontrent  que,  dans  son  système.  Dieu  a  autant  de  pré- 
dilection pour  ses  élus  que  dans  celui  des  congruistes 
si  bien  reçu  dans  les  écoles,  M.  de  Meaux  lui  dit  qu'il 
penserait  à  ses  réponses  et  que,  s'il  y  trouvait  encore  de 
la  difficulté,  il  les  lui  proposerait.  On  se  quitta  sans  aller 
plus  loin ,  assez  contents  l'un  de  l'autre.  Mais  les  diffi- 
cultés qui  vinrent  au  prélat  après  le  départ  du  P.  Male- 
branche le  lui  rendirent  plus  contraire  que  jamais.  Bel 
esprit  et  habile,  plus  accoutumé  aux  controverses  qu'à  la 
métaphysique,  il  ne  pouvait  se  figurer  que  personne 
comprît  ce  qu'il  ne  comprenait  pas,  ou  qu'on  dût  regar- 
der comme  vrai  ce  qui  lui  semblait  faux.  Sur  ce  grand 
priniipe  il  se  résolut  d'écrire  contre  notre  auteur.  11 
écrivit  en  etlet,  mais  ayant  montré  son  ouvrage  à  un  ami 
'  sincère,  cet  ami  lui  fit  voir  qu'il  ne  prenait  pas  bien  les 
sentiments  du  P.  Malebranche;  que  cela  lui  ferait  un 
tort  infini  dans  le  monde,  et  que  M.  Arnauld  en  était  un 
exemple  qui  devait  faire  trembler  quiconque.    Il    n'en 


172  Bibliothèque  Oralorienne 

fallut  pas  davantage  pour  faire  tomber  la  plume  des 
mains  de  M.  de  Meaux,  docilité  rare  dans  un  homme  de 
son  mérite  et  de  son  caractère;  car,  en  matière  d'ou- 
vrage, qui  est-ce  qui  demande  conseil  pour  le  suivre? 


i 


CHAPITRE   VI 


Arnauld  publie  contre  Bayle  ses  Dissertations  sur  le  prétendu 
bonheur  des  sens  (1687).  —  Nouveaux  adversaires  du  Traité 
de  la  nature  et  de  la  grâce.  —  Malebranclie  compose  les  En- 
tretiens sur  la  métaphysique  et  sur  la  reliyion  (1688).  —  Dom 
Lamy  en  communique  une  copie  à  Bossuet.  —  Condamnation 
à  Rome  du  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  (1690).  —  Le 
rapporteur  du  consulteur  de  la  congrégation  de  l'inde-x. 


Cependant  M.  Arnauld  ,  au  lieu  de  faire  tête  au  P.  Ma- 
lebranclie qui  venait  de  le  mettre  encore  sur  la  défen- 
sive, tournait  ses  armes  d'un  autre  côté.  Il  faut  se 
rappeler  ici  ce  que  nous  avons  dit  ailleurs^  de  l'auteur 
des  Nouvelles  de  la  république  des  lettres,  qui  avait  osé 
prendre  contre  ce  docteur  le  parti  de  son  adversaire  sur 
la  question  du  plaisir  :  savoir  si  de  sa  nature  il  rend 
l'homme  formclKment  heureux  dans  le  temps  qu'il  en 
jouit  et  autant  qu'il  en  jouit;  que  cet  auteur  avait  fait 
entendre  que  ceux  qui  comprennent  un  peu  le  sentiment 
de  notre  philosophe,  pourront  regarder  comme  une  chi- 
cane la  querelle  que  lui  fait  là -dessus  M.  Arnauld,  s'ils 
ne  se  souviennent  du  serment  de  bonne  foi  qu'il  prèle  à 
la  tête  de  son  premier  volume  des  Réflexions;  qu'il  avait 
ajouté  que  M.  Arnauld  ne  croyait  ni  science  moyenne  ni 

1  Page  144. 


Bibliothèque  Oralorienne 


liberté   d'indifterence;  enfin  que  tout  cela  lui  en  avait 
attiré  un  avis  fort  sérieux,  en  octobre  1683.  Il  y  avait 
répondu  fort  honnêtement,  ayant  même  envoyé  sa  ré- 
ponse manuscrite  à  M.  Arnauld.  11  y  démontre  la  thèse 
du  P.  Malebranche  qui  sera   toujours  une  notion  com- 
mune. 11  y  fait  voir  au  docteur  avec  un  tour  ingénieux, 
mais  bien  à  lui,  qu'il  a  aussi  raison  sur  le  second  ar- 
ticle, quoique  pour  lui  il  ne  soit  pas  du  nombre  de  ceux 
qui  le  soupçonnent  de  chicane.  11  y  témoigne  sa  surprise 
de  ce  qu'il  trouve  mauvais  qne  l'on  dise  que  Ton  ne  tient 
point  de  science  moyenne ,  vision  espagnole,  dit-il,  s'il 
en  fut  jamais,  et  que  pour  ce  qui  regarde  la  liberté  d'in- 
différence, qu'il  n'avait  prétendu  dire  autre  chose,  sinon 
que  M.  Arnauld  était  bon  thomiste  sur  la  liberté;  mais  il 
conclut  assez  malignement  que  les  calvinistes  sont  en 
cela   aussi  catholiques  que  lui^    On  jugera  bien  que 
M.  Arnauld  ne  laissa  point  sans  réplique  cette  réponse 
de  M.  Bayle.  II  y  opposa  un  écrit  intitulé  Dissertation  sur 
le  prétendu  bonheur  des  sens  (1687),  titre  certainement  qui 
promet  plus  que  l'ouvrage  ne  donne;  on  en  sera  surpris 
si  on  veut  bien  prendre  la  peine  de  le  lire.  Mais  on  le  sera 
bien  plus  de  voir  que  M.  Arnauld,  après  avoir  prouvé  par 
mille  chicanes  qu'il  n'avait  point  chicané  le  P.  Male- 
branche sur  la  nature  du  plaisir,  témoigne  être  content 
de  l'explication  de  M.  Bayle  sur  ce  qu'il  lui  avait  attribué 
de  ne  point  tenir  de  Hberté  d'indifférence. 

«  Je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire.  Monsieur,  dit-il,  en 

1  Bayle  dit  ailleurs  qu'il  n'y  a  point  de  détour,  ni  de  faux 
fuyant  dans  le  syslème  des  thomistes  (pouvoir  prochain  qui  n'a 
jamais  d'effet)  dont  les  protestants  ne  se  puissent  servir  s'ils 
veulent;  et,  par  conséquent,  ils  se  pourront  accommoder  de  la 
décision  du  concile  de  Trente  sur  la  liberté  aussi  bien  que  les 
Jacobins  et  le  Port-Royal,  preuve  certaine  qu'il  est  quelquefois  aisé 
de  se  jouer  des  saints  canons.  —  C'est  un  protestant  qui  parle. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  175 


concluant  sa  réplique ,  sur  ce  que  vous  avez  attribué  à 
M.  Arnauld  de  ne  point  connaître  de  liberté  d'indiffé- 
rence. On  est  content  de  la  déclaration  que  vous  faites 
que  vous  n'avez  pas  là  prétendu  rien  autre  chose  que  de 
marquer  qu'il  n'était  point  du  sentiment  des  molinistos, 
mais  de  celui  des  thomistes  sur  la  nature  de  la  liberté.  » 
On  sera,  dis-je,  sans  doute  surpris  de  ce  qu'un  docteur 
catholique  et  qui  se  piquait  si  fort  de  l'être,  n'a  rien  ré- 
pondu à  l'odieuse  comparaison  que  fait  M.  Bayle  du 
thomisme  avec  le  calvinisme.  Il  devait  pour  le  moins 
dire  ce  qu'un  certain  auteur  met  à  la  bouche  d'un  tho- 
miste en  pareille  rencontre,  pour  le  tirer  d'un  si  mauvais 
pas,  que  puisque  l'Église  condamne  les  calvinistes  et 
qu'elle  ne  condamne  pas  les  thomistes,  il  faut  bien  qu'il 
y  ait  entre  eux  de  la  différence;  mais  cela  n'eût  point 
accommodé  son  jansénisme,  qui  se  trouvait  alors  en 
France,  dans  l'esprit  de  bien  des  gens,  dans  le  même 
cas  que  le  calvinisme. 

Nonobstant  son  embarras,  qui  n'est  que  trop  visible 
dans  sa  prétendue  dissertation,  M.  Arnauld  ne  laisse  pas 
de  se  vanter  en  passant  que  le  P.  Malebranche  n'avait 
rien  répondu  à  ce  qu'il  lui  avait  objecté  sur  la  nature  des 
plaisirs  sensibles  et  sur  bien  d'autres  articles.  Mais  les 
moins  éclairés  s'aperçurent  bien  que  c'est  là  une  ruse  de 
guerre,  pour  faire  sortir  l'ennemi  hors  de  ses  retranche- 
ments. Le  P.  Malebranche  avait  l'esprit  trop  fin  pour  s'y 
laisser  prendre.  Il  crut  avec  bien  d'autres  qu'il  ne  fallait 
point  suivre  son  adversaire  dans  toutes  ses  caracoles, 
qu'il  suftisait  de  le  combattre  dans  le  champ  de  bataille 
que  lui-même  avait  choisi,  et  qu'il  valait  mieux  s'en  tenir 
là  que  de  s'égarer  avec  lui  dans  des  questions  étran- 
gères. 

M.  Arnauld  ne  fut  pourtant  point  sans  consolation 
dans  sa  déroute.  Car  cuire  que  son  parti  criait  toujours 


176  Bibli'jlliéque  Oratorienne 

victoire,  il  lui  vint  un  nouveau  renfort  des  deux  partis 
contraires  de  la  chrétienté;  M.  de  Villemandi%  du  côté 
des  hérétiques,  et  M.  de  Fontenelle,  du  côté  des  ortho- 
doxes, se  déclarèrent  contre  le  P.  Malebranche  :  le  pre- 
mier dans  son  livre  de  ÏEfficace  des  causes  secondes,  et 
l'autre  dans  ses  Doutes  sur  le  système  des  causes  occasion- 
nelles. 

C'était  attaquer  par  les  fondements  le  Traité  de  la 
nature  et  de  la  grâce;  car  si  Dieu  n'est  point  la  seule  cause 
véritable  qui  agisse  d'elle-même  par  une  efficace  propre, 
tout  le  système  tombe.  Mais  la  difficulté  est  de  prouver 
aux  cartésiens  que  les  démonstrations  de  M.  Descartes 
sont  des  paralogismes;  c'est  néanmoins  ce  qu'avaient  en- 
trepris ces  deux  messieurs  :  l'hérétique  par  la  foi  et  le 
catholique  par  la  raison.  Je  renvoie  aux  livres  mêmes 
ceux  qui  douteraient  du  paradoxe  que  j'avance.  Car  si 
peu  qu'on  ait  d'esprit  pour  ces  matières,  on  trouvera 
qu'ils  ne  peuvent  rien  ni  l'un  ni  l'autre  par  rapport  à 
leur  fin  principale,  qui  est  de  montrer  que  les  êtres  créés 
peuvent  agir  hors  d'eux-mêmes  par  une  force  véritable- 
ment efficace  ou  qui  réellement  influe  quelque  chose 
dans  son  effet.  Le  P.  dom  François  Lamy,  bénédictin, 
dont  nous  parlerons  dans  la  suite,  en  démontra  le  faible 
dès  ce  temps-là  par  divers  écrits  qui  ont  été  depuis  im- 
primés *  sous  le  nom  de  Lettres  philosophiques .  Je  ne  sais 
pourquoi  ils  ne  le  furent  pas  alors,  car  ils  sont  très 
solides ,  assez  bien  écrits  et  d'une  clarté  qui  fait  plaisir. 

Mais  quoique  ni  M.  de  Villemandi ,  par  ses  vieux  pré- 
jugés qu'il  prenait  pour  autant  d'articles  de  foi,  ni  M.  de 
Fontenelle  %  par  son  style  badin,  dont  l'agrément  sen- 


1  Réfugié  français. 

î  A  Trévoux,  chez  Ganeau,  en  1703. 

3  Le  li\Te  de  M.  Fontenelle  parut  peu  solide  à  Bayle.  «  L'au- 


j 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  177 

sible  fait  toute  la  force ,  ne  prouvassent  rien  contre  le 
P.  Malebranche,  ils  ne  laissèrent  pas  de  faire  quelque 
impression  dans  le  monde  chacun  de  son  côté  :  l'un  sur 
les  vieux  professeurs  de  collège,  qui  reconnaissaient  les 
sens  pour  leurs  maîtres;  et  l'autre  sur  certains  beaux 
esprits ,  qui  vont  à  la  vérité  un  peu  au  delà ,  mais  qui 
n'approfondissent  rien. 

De  plus,  les  jansénistes,  accoutumés  à  crier  victoire, 
affectaient  toujours  de  donner  un  mauvais  sens  au  si- 
lence que  l'auteur  avait  gardé  sur  les  objections  de 
M.  Arnauld  qui  lui  avaient  paru  hors-d'œuvre ,  ou  d'une 
telle  faiblesse  qu'il  était  plus  à  propos  de  les  mépriser 
que  de  les  relever  par  une  réponse.  D'un  autre  côté, 
M.  de  Meaux  no  se  taisait  pas;  la  préoccupation  est  un 
malheur  dans  un  bel  esprit.  Elle  lui  rappelait  conti- 
nuellement ses  anciennes  difficultés  et  lui  en  fournissait, 
disait-on,  de  nouvelles.  Il  les  proposait  vivement  dans 
les  compagnies;  il  les  écrivait  même  à  ses  amis  soit  en 
cour,  soit  en  province.  Le  P.  Malebranche  en  fut  informé, 
et  il  y  eut  même  une  personne  assez  généreuse  pour  lui 
envoyer  des  extraits  de  plusieurs  lettres  du  prélat ,  pour 
lui  donner  lieu  de  se  défendre.  Il  y  avait  plus  :  les  car- 


teur,  dit-il,  est  un  bel  esprit,  si  honnête  homme,  que  je  suis 
assuré  qu'il  ne  trouverait  pas  mauvais  que  je  dise  mon  sentiment 
sur  son  chapitre  quatrième ,  comme  je  l'ai  dit  sur  le  troisième, 
mais  je  suis  contraint  de  finir.  Je  dirai  pourtant  qu'il  me  semble 
qu'on  ne  saurait  donner  à  un  auteur  une  plus  grande  marque 
d'estime  que  quand  on  dit  franchement  sa  pensée  sur  ce  qu'il 
écrit:  c'est  être  persuadé  qu'il  ne  s'entête  pas  de  ses  productions, 
maladie  si  ordinaire  parmi  les  faiseurs  de  livres  que  ceux  qui  ne 
l'ont  pas  méritinit  les  premiers  honneurs  de  la  République  des 
lettres.  Ce  n'est  donc  pas  par  respect  ou  par  amitié  pour  eux  qu'on 
s'abstient  de  dire  tout  ce  que  l'on  juge  de  leurs  ouvrages.  C'est 
bien  souvent  que  l'on  a  trop  mauvaise  opinion  de  leur  esprit 
pour  croire  qu'ils  fassent  ce  qu'un  honnête  homme  doit  faire  en 
cette  rencontre.  »  (Mars  KiSfi.) 


178  Bibliothèque  Oratorienne 

tésiens  étaient  partagés  à  son  occasion.  Les  uns  se  décla- 
rèrent ouvertement  pour  lui ,  mais  il  y  en  avait  d'autres 
qui  ne  pouvaient  soullrir  qu'il  eût  attaqué  le  sentiment 
de  M.  Descartes  sur  la  nature  des  idées  et  sa  démonstra- 
tion de  l'existence  des  corps.  Tout  cela,  joint  au  désir 
d'éclaircir  les  matières,  lui  fournit  l'idée  d'un  nouvel  ou- 
vrage qui  est ,  si  je  ne  me  trompe ,  un  des  plus  beaux  qui 
soit  jamais  sorti  de  sa  plume.  Ce  sont  ses  Entretiens  sur 
la  métaphysique  et  sur  la  religion,  dont  il  faut  maintenant 
que  je  raconte  la  naissance.  La  voici  en  peu  de  mots. 

Il  y  avait  longtemps  que  ses  amis  lui  demandaient 
une  métaphysique  où  ses  principes  fussent  liés  d'une 
manière  plus  sensible  que  dans  sa  Recherche  et  dans  ses 
Méditations  chrétiennes;  c'était  lui  demander  un  grand 
service  pour  le  public,  car  cette  admirable  science  est  la 
clef  de  toutes  les  autres,  celle  qui  donne  à  l'esprit  sa 
véritable  beauté ,  l'élévation ,  la  pénétration ,  la  préci- 
sion, la  justesse.  Mais  il  fallait  autre  chose  que  des 
prières  souvent  équivoques  pour  vaincre  sa  paresse  na- 
turelle, à  laquelle  il  trouvait  toujours  une  excuse  toute 
prête  dans  la  faiblesse  de  sa  santé.  Ses  amis  le  prirent 
donc  par  un  autre  endroit.  Ils  lui  firent  concevoir  qu'il 
était  nécessaire  d'opposer  une  réponse  générale  à  tout  ce 
qu'on  lui  avait  jamais  objecté,  pour  achever  la  défaite  de 
ses  injustes  critiques'.  Le  P.  iMalebranche  entra  dans 
cette  raison,  mais  il  ne  voulut  point  entreprendre  une 
réponse  directe  et  en  forme  de  réplique,  tant  à  cause  que 
cette  méthode  a  je  ne  sais  quel  air  de  dispute ,  qui ,  hors 
le  cas  d'une  absolue  nécessité  ,  déplaît  fort  aux  honnêtes 
gens,  qu'à  cause  que  lorsqu'on  adresse  la  parole  à  des 
adversaires  manifestement  injustes,  l'indignation  prend 

*  Le  P.  Malebranche  prit  sa  résolution  et  son  plan  de  lui- 
même,  assure  le  P.  Lelong. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  179 


quelquefois  aux  écrivains  les  plus  modérés,  de  sorte 
qu'il  leur  échappe  malgré  eux  des  termes  qui  blessent  et 
la  charité  qu'on  doit  à  ses  ennemis  mêmes  et  le  respect 
qu'on  doit  au  public  devant  qui  l'on  parle. 

Quoiqu'il  eût  toujours  été  en  garde  contre  ce  défaut, 
en  répondant  à  ses  plus  cruels  adversaires,  il  avait  néan- 
moins lâché  contre  eux  de  temps  en  temps  quelques 
traits  un  peu  vifs  que  sa  religion  attaquée  semblait  lui 
demander,  mais  que  la  délicatesse  de  sa  conscience  avait 
peine  à  lui  pardonner.  Car  il  n'était  nullement  de  l'opi- 
nion de  nos  écrivains  de  controverse  qui  se  croient  tout 
permis  contre  un  fâcheux  antagoniste.  Bien  loin  de  re- 
garder la  représaille  comme  une  action  licite,  en  matière 
de  calomnie,  il  ne  la  pouvait  mettre  en  usage;  et  ce 
n'était  même  qu'à  regret  que  ses  adversaires  lui  arra- 
chaient des  vérités  un  peu  tristes.  Les  jansénistes  et  les 
jésuites  s'en  sont  quebiuefois  bien  trouvés.  Ce  n'est  pas 
(}u'il  s'attendit  à  leur  reconnaissance,  il  connaissait  trop 
bien  les  hommes  pour  ne  point  savoir  que  les  gens  de 
parti  ou  de  communauté  ne  se  fléchissent  guère  par  la 
modération.  Mais  il  craignait  d'offenser  Dieu;  c'était 
assez  pour  le  retenir.  Ne  voulant  donc  rien  faire  qui  pût 
exciter  ni  les  passions  de  ses  ennemis,  ni  les  siennes, 
qu'il  appréhendait  encore  davantage,  il  se  résolut,  en 
traitant  les  matières,  de  se  renfermer  scrupuleusement 
dans  la  pure  défense  de  la  vérité.  C'est  pounjuoi  il  pré- 
féra la  forme  de  dialogue  à  toutes  les  autres  manières 
d'écrire.  Car  tel  est  l'avantage  de  cette  méthode  :  on  en 
bannit  aisément  toutes  les  contentions  personnelles,  en 
ne  faisant  paraître  sur  la  scène  que  des  personnages 
inconnus.  On  y  peut  exposer  le  pour  et  le  contre  avec 
plus  d'agréments  et  moins  de  contrainte;  on  y  parle,  on 
y  agit;  on  attaque,  on  se  défend,  on  cède  enfin  lorsqu'il  le 
faut  sans  perdre  la  bataille.  Ce  (jui,  joint  à  la  diversité  des 


180  Bibliothèque  Oratorienne 

caractères  des  combattants,  produit  une  variété  qui, 
pourvu  qu'on  sache  manier  les  matières,  va  au-devant 
du  dégoût  des  critiques  les  plus  difficiles.  Témoin  Cicéron 
parmi  les  anciens,  et  parmi  nous  le  fameux  Pascal  ',  qui 
serait  peut-être  au-dessus  de  toute  l'antiquité  en  ce 
genre,  si  un  zèle  un  peu  trop  vif  lui  eût  permis  de  garder 
les  règles  de  la  charité  chrétienne.  En  un  mot,  le  dialogue 
est  une  espèce  de  poème  dramatique,  où  le  lecteur  a  le 
plaisir  d'être  en  même  temps  auditeur  et  spectateur,  et, 
s'il  le  veut,  acteur  même. 

Ce  furent  ces  raisons  qui  déterminèrent  le  choix  du 
P.  Malebranche.  Mais,  pour  exécuter  son  dessein,  il  avait 
besoin  de  solitude.  Il  alla  donc  à  Karoy,  sa  retraite  ordi- 
naire, où  il  composa  quatorze  entretiens  sur  toutes  les 
matières  qui  lui  avaient  été  contestées,  principalement 
par  M.  Arnauld.  Il  y  joignit  une  préface  dans  laquelle  il 
fait  trois  choses  : 


^  071  sei-a  peut-être  curieux  de  lire  ici  un  portrait  de  Pascal 
que  j'ai  trouvé  dans  un  maîiuscrit  du  P.  André.  (Recueil  Jé- 
suites, liibl.  deCaen,  n°  207,  page  22.)  «  En  géiiéral,  voilà  ce 
que  je  pense  de  l'auteur  des  Lettres  :  il  a  toute  la  véhémence  de 
Démosthène,  tout  l'agrément  de  Cicéron,  toute  la  pénétration 
de  saint  Augustin,  toute  la  sublimité  de  saint  Chrysostome ,  la 
solidité  de  M.  Arnauld,  la  délicatesse  de  M.  Nicole.  En  un  mot 
(je  suis  facile  de  le  dire,  mais  la  vérité  l'emporte) ,  je  ne  vois 
rien,  ni  parmi  les  anciens,  ni  pariui  les  modernes ,  qui  le  sur- 
passe ;  j'en  vois  peu  qui  en  approchent  ;  mais  qui  est-ce  qui  l'é- 
gale, à  tout  prendre?  Quel  style,  quelle  douceur,  quelle  force, 
quelle  profondeur,  quelle  précision,  quelle  fiiiesse  dans  ses  tours 
et  dans  ses  railleries;  que  deviennent  ici  les  Coimeilles ,  les  Ra- 
cines, les  Boileaux ,  les  Matières,  etc.  Il  a  une  naïveté  vive ,  en- 
gageante,  ingénieuse ,  qui  passe  tout  ce  qu'on  peut  dire.  »  D'a- 
près M.  de  Quens  (Ibid.,  33) ,  le  P.  André,  vérifiant  l'exactitude 
des  citations  de  Pascal,  aurait  été  «  surpris  de  voir  non  pas 
les  paroles  mêmes  des  auteurs  cités,  mais  tout  le  sens  de  pages 
entières  réduit  en  peu  de  mots.  »  Un  autre  jésuite,  le  P.  Au- 
hert,  aurait  dit  égalonent  :  «  Il  ne  faut  point  crier  à  la  ca- 
lomnie contre  Pascal,  j'ai  vérifié  les  citations.  » 


1 


La   Vie  du  R.  P.  Malebrancho  181 

1°  Pour  arrêter  certaines  gens  qui  se  piquent  d'être 
augustiniens ,  il  y  démontre  encore  une  fois  que  saint 
Augustin  a  toujours  cru  que  nos  idées  sont  réellement 
distinguées  de  nos  perceptions,  c'est-à-dire  que  c'est  Dieu 
même  qui  nous  éclaire  immédiatement  par  la  présence 
intime  de  ses  idées  divines  qui  deviennent  les  nôtres , 
lorsqu'il  nous  les  manifeste.  J'ai  fait  remarquer  ailleurs 
qu'en  ellet  ce  grand  saint  a  composé  des  ouvrages 
exprès  pour  prouver  cette  vérité,  qu'il  la  suppose  dans 
tous  ses  livres,  et  qu'il  la  démontre  en  plusieurs  par  les 
mêmes  raisons  que  le  P.  Malebranche.  Apparemment 
cette  vérité,  qui  a  révolté  tant  d'esprits  contre  notre  phi- 
losophe, ne  choquait  personne  du  temps  de  saint  Augus- 
tin ,  soit  qu'on  eût  alors  plus  de  pénétration  ou  moins  de 
malice  que  maintenant ,  soit  qu'on  y  fût  plus  accoutumé. 
Car  saint  Justin,  Clément  d'Alexandrie,  et  plusieurs  au- 
teurs ecclésiastiques  avaient  rendu  cette  opinion  fort 
commune  parmi  les  chrétiens.  On  sait  même  que  les 
Juifs  accusaient  Platon  de  l'avoir  dérobée  à  leurs  sages 
et  principalement  aux  livres  de  la  Sagesse,  des  Proverbes 
de  Salomon ,  de  l'Ecclésiastique ,  etc. 

2°  Le  P.  Malebranche  raconte  la  manière  dont  elle  lui 
vint  dans  l'esprit  en  lisant  saint  Augustin,  et  pourquoi  il 
ne  craignit  point  de  l'exposer  en  public,  tout  persuadé 
qu'il  était  qu'elle  ne  lui  ferait  pas  honneur  dans  l'esprit 
de  bien  des  gens.  «  C'est,  dit-il,  qu'elle  me  paraît  très 
propre  pour  faire  comprendre  aux  esprits  attentifs  que 
notre  âme  ne  peut  être  directement  et  indirectement 
unie  qu'à  son  Créateur  ;  que  Dieu  seul  est  notre  bien  et 
notre  lumière;  que  toutes  les  créatures  ne  sont  par  elles- 
mêmes  (jue  ténèbres  et  que  faiblesse;  qu'elles  ne  sont  rien 
par  rapport  à  nous;  qu'elles  ne  peuvent  rien  sur  nous. 
En  un  mot  cette  vérité  me  parut  de  si  grande  consé- 
quence par  rapport  à  la  religion  et  à  la  morale,  que  je 
BiBL.  ou.  —  VllI  6 


182  Bibliothèque  Oratorienne 


crus  alors  la  devoir  publier  et  que  j'ai  cru  depuis  la  de- 
voir soutenir.  » 

3°  Quoique  souvent  ailleurs  il  eût  prié  le  public  de  ne 
pas  toujours   regarder  connue  ses  véritables  sentiments 
ceux  qu'on  lui  attribue,  il  renouvelle  ici  la  même  prière. 
Voici  à  quelle  occasion.   Une  espèce  de  fou^  que  je  ne 
nomme  point,  parce  que  je  n'en  puis  dire  que  du  mal, 
venait  depuis  peu  de  faire  imprimer  un  livre,  où,  entre 
autres  impertinences,  il  assure  que  le  P.  Malebranche 
prouve  par  des  preuves  de  métaphysique  que  Jésus-Christ 
était  beau  de  corps  sur  la  terre  ;  c'est-à-dire  que  ce  bon 
Père  a  recours  aux  idées  platoniciennes  pour  décider  quelle 
a  été  la  taille ,  la  figure ,  la  couleur  de  cette  portion  de 
matière  que  le  Verbe  s'est  uni  dans  son  Incarnation.  Il 
cite  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  liv.  I,  n°*  28, 
29.  Voilà  une  citation  bien  marquée.  Cependant,  qu'on 
le  lise  tant  qu'on  voudra,  on  n'y  trouvera  pas  un  seul 
mot,  ni  là  ni  autre  part,  sur  la  question  de  la  beauté 
extérieure   de  Jésus-Christ.  En   vérité  les  auteurs   sont 
bien  à  plaindre  d'avoir  quelquefois  à  répondre  à  tous  ces 
petits  écrivains,  que  leur  inclination  basse  à  médire,  à 
critiquer,  à  mordre  les  grands  hommes  devrait  faire  mé- 
priser comme  la  canaille  de  la  république  des  lettres. 
Celui  dont  je  parle  fut  traité  encore  plus  mal;  il  fut  mis 
à  Saint- Lazare  pour  expier,  dit-on,  les  impiétés  de  son 
livre  et  son   style  de  malhonnête  homme.  Le  P.  Male- 
branche le  relève  encore  sur  une  autre  infidélité.  Mais 
peut-être  c'en  est  trop  pour  la  préface,  venons  au  corps 
de  l'ouvrage  '. 

1  Faydit,  Remarques  sur  Homère,  p.  499.  L'abbé  Faydit,  né  à 
Riom,  entra  à  l'Oratoire  en  1662,  en  sortit  en  4671;  publia  en 
1696  un  Traité  sur  la  Trinité,  pour  lequel  il  fut  enfermé  à 
Saint-Lazare  à  Paris.  Dans  la  suite ,  il  reçut  ordre  de  se  retirer 
en  son  pays,  où  il  est  mort  en  1709. 

2  André  :  l'analyse  de  la  page  641  à  la  page  712. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  183 

On  trouve  dans  les  Entretiens  du  P.  Malebranche  des 
beautés  sans  nombre,  mais  d'un  caractère  qu'on  avoue 
n'être  pas  toujours  à  la  portée  des  lecteurs.  Tout  y  est 
plein  d'idées  sublimes,  de  réflexions  fines,  de  raisonne- 
ments profonds,  de  sentiments  chrétiens.  On  y  voit  entre 
autres  choses  un  tour  d'esprit  si  noble  ,  une  abondance 
de  pensées  toutes  neuves,  quoique  naturelles,  une  étendue 
de  pénétration ,  une  force  de  génie  si  frappante,  qu'on 
se  trouve  comme  anéanti  en  sa  présence.  Mais  rien  ne 
s'y  fait  plus  admirer  que  ce  talent  inimitable  qu'a  l'au- 
teur, de  rendre  les  matières  les  plus  abstraites  non  seule- 
ment sensibles,  mais  agréables  et  touchantes.  On  ne 
s'accoutume  point  à  cette  merveille. 

Le  P.  Malebranche  acheva  ses  Entretiens  à  Raroy,  au 
mois  de  février  1688.  Ce  livre  tini,  avant  que  de  le  faire 
imprimer,  il  le  mit  entre  les  mains  de  quelques-uns  de 
ses  amis  ^  pour  le  mettre  à  l'épreuve  de  la  critique.  Il  en 
lavait  promis  une  copie  manuscrite  au  marquis  d'Alle- 
mans,  esprit  fort  étendu,  fort  pénétrant  et  même  plus 
théologien  qu'il  ne  sied  dans  le  monde  à  un  homme  de 
qualité;  il  la  lui  envoya;  il  en  donna  une  autre  au  P.  dom 
François  Lamy,  bénédictin ,  bon  connaisseur  en  ces  ma- 
tières ,  et  qui ,  malgré  son  génie  naturellement  critique , 
difficile,  pointilleux,  était  un  de  ses  plus  grands  admi- 
rateurs. 

Ce  Père,  qui  demeurait  alors  au  diocèse  de  Meaux, 

Avait  une  liaison  particulière  avec  le  grand  Bossuet,  qui 

;n  était  évoque.  Ils  s'accordaient  fort  bien  ensemble;  ils 

limaient  tous  deux  la  dispute,  ce  qui  n'est  pas  rare  dans 

es  beaux  esprits;  mais,  ce  qui  l'est  infiniment,  ils  étaient 

ssez  honnêtes  gens  pour  se  pardonner,  la  dispute  linie, 


*  Lesquels  manquèrent  le  perdre.  (Lettre  de  Malebranche,  du 
janvier  1688,  Corresp.  inéd.,  ji.  6.) 


184  Bibliothèque  Oratorienne 

tous  les  termes  durs  ou  peu  mesurés  qu'elle  pouvait 
leur  avoir  inspirés  dans  la  chaleur  de  la  contestation.  Le 
P.  Malebranche  en  était  le  sujet  le  plus  ordinaire;  M.  de 
Meaux  l'estimait  toujours  beaucoup ,  surtout  depuis  qu'il 
l'avait  vu  sortir  avec  tant  d'avantage  de  sa  guerre  contre 
M.  Arnauld.  Comme  il  sentait  bien  au  fond  de  sa  con- 
science que  le  P.  Malebranche  avait  sujet  d'être  mécon- 
tent de  lui,  cela  lui  donnait  par  contre-coup  cette  espèce 
d'aversion  que  l'on  a  d'ordinaire  pour  ceux  que  l'on  a 
offensés.  Il  n'était  pas  diflicile  de  s'en  apercevoir.  La 
vertu  ne  peut  pas  cacher  tous  les  défauts,  principalement 
dans  un  homme  aussi  franc  que  ce  prélat.  Cependant 
cette  aversion  diminuait  tous  les  jours.  La  modération 
du  P.  iMalebranche ,  qui  ne  s'en  était  jamais  plaint  qu'en 
termes  fort  respectueux,  y  contribua  plus  que  tout  le 
reste.  En  un  mot,  on  voyait  bien  que  iM.  de  Meaux  com- 
mençait à  se  reconnaître.  Le  P.  dom  Lamy,  qui  s'en 
aperçut,  prit  ce  temps  favorable  pour  lui  montrer  les 
Entretiens  sur  la  métaphysique ,  mais  sous  le  secret,  parce 
que  l'auteur  les  lui  avait  communiqués  sous  le  même 
sceau.  Cela  même  piqua  la  curiosité  du  prélat.  Appa- 
remment que  ses  vieux  préjugés  lui  faisaient  espérer  qu'il 
y  trouverait  bien  des  mystères.  Il  se  désabusa  par  la 
lecture  qu'il  en  lit;  il  n'y  trouva  que  des  questions  fort 
simples.  Il  comprit  enfin  la  nature  des  idées,  l'étendue 
intelligible,  etc.,  il  témoigna  beaucoup  d'estime  pour 
l'ouvrage,  déclarant  au  P.  Lamy  qu'il  en  avait  été  fort 
content,  à  quelque  chose  près  qui  avait  rapport  à  son 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Car  son  thomisme  reve- 
nait toujours  à  la  charge  sur  cet  article.  Le  P.  Lamy  en 
écrivit  au  P.  Malebranche.  Le  marquis  d'Allemans,  qui 
venait  de  lire  les  mêmes  Entretiens,  mit  la  dernière  main 
à  la  conversion  de  M.  de  Meaux.  Il  le  fît  convenir  qu'il 
était  allé  un  peu  trop  vite  dans  le  jugement  qu'il  avait 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  185 

autrefois  porté  de  l'auteur.  Le  P.  Malebranche,  qui  était 
informé  de  tout  par  ses  amis,  rendit  ensuite  au  prélat 
une  visite  qui  le  lui  gagna  pour  toujours.  M.  de  Meaux, 
qui  avait  le  plus  beau  naturel  du  monde,  eut  même  la 
générosité  de  confesser  hautement  qu'il  ne  trouvait  plus 
rien  à  condamner  dans  le  sentiment  du  P.  Malebranche 
sur  la  grâce.  Générosité  rare  dans  un  homme  de  son 
mérite  et  de  son  rang,  surtout  après  les  déclamations 
qu'il  avait  faites  contre  ce  philosophe;  ce  qui,  dans  ces 
sortes  d'occasions,  devient  pour  les  petits  esprits  et  pour 
les  âmes  basses  un  engagement  funeste  à  soutenir  tou- 
jours leurs  préventions,  dans  la  crainte  de  se  déshonorer 
par  un  humble  aveu  de  leur  faute. 

Ce  prélat  ne  fut  pas  le  seul  que  les  Entretiens  métaphy- 
siques désabusèrent.  Dès  qu'ils  eurent  paru  dans  le  pu- 
blic, on  les  regarda  comme  une  réfutation  complète  et 
démonstrative  de  toutes  les  calomnies  que  les  jansénistes 
et  quelques  jésuites  ignorants  avaient  lâchées  contre  l'au- 
teur. Il  n'y  avait  donc  plus  moyen  de  réussir  en  France 
à  décrier  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  :  M.  de  Paris 
l'approuvait,  M.  de  Meaux  ne  le  condamnait  plus.  Les 
autres  prélats  du  royaume  gardaient  un  silence  qui  fai- 
sait assez  voir  qu'ils  n'en  pensaient  point  désavantageu- 
sement.  Le  public,  qui  l'avait  tant  de  fois  condamné  et 
tant  de  fois  justifié  selon  ce  qui  avait  paru  pour  et  contre, 
commençait  à  rougir  de  l'instabilité  de  ses  arrêts  et  à 
s'en  tenir  à  la  justification  du  P.  Malebranche.  M.  Ar- 
nauld  était  depuis  deux  ans  réduit  à  se  taire  malgré  les 
instances  que  lui  avait  faites  le  P.  Malebranche,  de  mon- 
trer, dans  le  deuxième  volume  de  ses  Réflexions,  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  fort,  promettant  de  le  confondre  là-des- 
sus, comme  sur  tout  le  reste. 

Mais  si  M.  Arnauld  se  taisait  en  France,  ses  amis  par- 
laient pour  lui  à  Home  où,  sur  la  lin  de  1687,  ils  avaient 


186  Bibliothèque  Oratorienne 

déféré  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce.  La  manière 
dont  cette  affaire  y  fut  traitée  mérite  bien  d'être  connue , 
la  voici. 

Depuis  longtemps  les  amis  de  M.  Arnauld  menaçaient 
le  P.  Malebranche  de  le  faire  condamner  à  Rome  :  ils  en 
vinrent  enfin  aux  effets  :  ils  employèrent  pour  l'obtenir 
deux  hommes  d'intrigues,  M.  Dirois',  docteur  de  Sor- 
bonne  et  un  docteur  de  Louvain,  nommé  le  P.  Le  Drou, 
Flamand,  de  l'ordre-...  Ils  étaient  tout  deux  à  Rome  :  le 
premier  à  la  suite  du  cardinal  d'Estrées,  alors  notre  am- 
bassadeur en  cette  cour;  le  second  pour  des  affaires 
qu'on  ne  dit  pas  ;  peut-être  uniquement  pour  celle  dont 
je  parle;  car  en  ce  temps-là  il  était  ami  de  M.  Arnauld. 
Le  P.  Le  Drou  est  un  des  approbateurs  de  la  dissertation 
de  M.  Arnauld  sur  les  miracles  de  l'ancienne  loi,  et  en 
cette  qualité-là  fort  opposé  au  P.  Malebranche.  M.  Dirois 
avait  un  frère  pour  qui  les  jansénistes  venaient  d'obtenir 
un  bénéfice  3  par  le  crédit  de  M"°  la  princesse  de  Longue- 
ville*,  qui,  de  notoriété  publique,  était  toute  à  eux.  Cela, 
joint  à  quelques  vieux  préjugés ,  ne  lui  fournissait  que 
trop  de  raisons  de  les  servir  à  son  tour  dans  une  affaire 
qui  leur  paraissait  capitale.  Ces  deux  docteurs  s'unirent 


*  Ap7'ès  avoir  été  lié  avec  Port-Royal,  ce  docteicr  s'en  sépara 
publiquement.  Mais  à  ce  momeiit  il  avait,  comme  on  va  le  voir, 
des  raisons  de  témoigner  sa  reconnaissance  au  parti.  «  Pour 
moi,  écrivait  le  P.  Mal»branche ,  je  ne  peux  faire  à  perso7ine 
ni  bien  ni  mal,  ainsi  je  ne  puis  avoir  beaucoup  de  raison  en 
ce  monde;  nous  verrons  dans  l'autre  ce  qui  en  sera.  »  (Corresp. 
inéd.,p.  6.) 

2  Dominicain ,  dit  Adry ,  plus  croyable  que  M.  Blampignon , 
qui  en  fait  un  augustin.  «Ce  religieux  a  sollicité  ma  condam- 
nation, écrivait  Malebranche ,  apparemment  parce  qu'il  m'a 
cru  tel  que  M.  Arnauld  me  représente  dans  ses  livres.  »  (Adry.) 

5  La  cure  de  Broches.  (Corresp.  inéd.,  p.  6.) 

''  La  princesse  de  Longueville  étant  morte  en  1G79,  ce  fait, 
s'il  est  exact,  remonterait  à  quelques  années  plus  haut. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  187 

donc  ensemble  pour  dénoncer  le  Traité  de  la  nature  et  de 
grâce  au  tribunal  de  l'inquisition.  Mais,  afin  de  n'être 
point  tracassés  par  des  apologies  hors  de  saison ,  ils  tin- 
rent la  chose  fort  secrète.  Le  tribunal,  où  ils  paraissaient 
en  qualité  d'accusateurs,  leur  était  en  cela  favorable,  car 
ceux  qui  le  composent  ont  une  loi  de  s'obliger  par  ser- 
ment à  garder  le  silence  inviolable  sur  tout  ce  qui  s'y 
passe.  Il  est  vrai  que  Rome  païenne  en  avait  une  autre 
différente  :   c'était  de  ne  condamner  personne  sans  lui 
confronter  ses  accusateurs  et  sans  donner  lieu  à  une  juste 
défense  ^  Mais  je  ne  sais  par  quelle  bizarrerie  de  l'esprit 
humain  Rome  chrétienne   est  devenue  moins  scrupu- 
leuse sur  cet  article.  Quoiqu'il  en  soit  de  cette  horrible 
coutume  de  l'inquisition,  le  P.  Malebranche  y  fut  très 
longtemps  accusé  sans  le  savoir  ;  et  il  l'eût  encore  plus 
longtemps  ignoré,  si  un  ami  inconnu  qui  avait  lu  ses  ou- 
vrages n'eût  eu  l'adresse  de  pénétrer  le  secret  du  Saint- 
Office.  C'était  un  certain  M.  Lupé,  qui  demeurait  au  palais 
Farnèse,  bel  esprit  et  fort  honnête  homme.  Il  en  écrivit 
au  P.  Malebranche,  qui  songea  incontinent  aux  moyens 
de  se  défendre.  Mais,  pour  le  faire  avec  succès,  il  avait 
besoin  de  protection  ;  car,  à  Rome,  comme  ailleurs,  l'in- 
nocence est  un  faible  appui,  lorsqu'on  a  de  puissants 
adversaires.  De  plus,  les  lettres  d'Italie  lui  faisaient  des 
Romains  une  peinture  qui  eût  effrayé  les  auteurs  les  plus 
intrépides  :  que  c'était  tous  gens  incapables  de  l'atten- 
tion nécessaire  pour  entendre  ses  ouvrages;  qu'ils  étaient 
fort  entêtés  d'Aristote  et  prévenus  contre  M.  Descartes; 
qu'ils  étaient  d'une  ignorance  grossière,  excepté  dans  les 
formules  du  droit  canonique  nouveau,  qui  était  presque 


1  Ponr  condamner  des  personnes,  remarque  ici  avec  raison 
M.  flemey  d'Auherive,  il  fatit  des  pm/vfs  rlu  dàlit ,  mois  un 
livre  les  porte  avec  lui. 


188  Bibliothèque  Oralorienne 

leur  seule  étude;  que  néanmoins  ils  aimaient  à  décider  et 
surtout  à  condamner  ;  qu'ils  en  avaient  donné  des  preuves 
en  mettant  dans  leur  Index  tant  d'ouvrages  fort  catho- 
liques et  qui  n'avaient  d'autre  défaut  que  le  malheur  de 
n'être  pas  dans  les  principes  ou  de  leur  philosophie  ari- 
stotélicienne ou  de  leur  théologie  ultramontaine,  ou  même 
seulement  d'avoir  été  déférés  à  leur  tribunal  par  quelque 
hardi  calomniateur;  qu'ainsi  on  devait  s'attendre  que  le 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  y  étant  accusé,  ne 
manquerait  point  d'y  être  censuré.  D'autres  ajoutaient 
qu'au  reste  le  P.  Malebranche  ne  devait  pas  s'alarmer 
de  pareilles  censures;  que  ses  ouvrages  n'en  seraient  que 
mieux  débités,  même  en  Italie,  où  ils  avaient  déjà  grand 
cours,  principalement  à  Rome  et  à  Naples;  et  enfin  que 
s'il  avait  besoin  d'artitice  pour  se  mettre  en  vogue,  il  de- 
vait plutôt  solliciter  une  condamnation  de  telles  gens  que 
de  s'y  opposer. 

Il  y  avait   toutes  les  apparences  du  monde   que  ces 
lettres  ne  disaient  que  la  pure  vérité  :  car  au  premier 
rapport  qu'on    avait  fait  aux  consulteurs  du  traité   en 
question,  ils  avaient  pris  parti  contre  sans  autre  examen. 
Mais  le  P.  Malebranche  s'était  fait  une  habitude  de  ne  se 
rendre  qu'à  l'évidence;  il  n'en  voulut  rien  croire,  jusqu'à 
ce   que   son   expérience  l'en   eût  convaincu.    D'ailleurs 
comme  il  respectait  avec  raison  tout  ce  qui  vient  de  la 
cour  de  Rome  et  de  ses  tribunaux ,  il  jugea  plus  conve- 
nable de  les  mettre  dans  leur  tort  en  parlant  ou  du  moins 
en  promettant  déparier,  si  on  voulait  l'entendre,  que  de 
leur  donner  lieu  de  se  justifier  par  son  silence.  11  tit  donp 
écrire  à  M.  le  cardinal  d'Estrées  qu'il  était  prêt  de  ré- 
pondre à  toutes  les  difficultés  que  l'on  trouverait  dans  . 
son  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  le  priant  sur  toute 
chose  de  faire  en  sorte  que  l'on  ne  substituât  point  à  sa 
place  le  fantôme  que  M.  Arnauld  avait  combattu  dans  ses 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  189 

critiques.  Il  écrivit  lui-même  à  Rome  à  diverses  per- 
sonnes :  à  M.  Lupé  qui  l'avait  averti  de  la  dénonciation 
de  son  livre,  au  P.  Leblanc',  prêtre  de  l'Oratoire  et  à 
M^''  le  cardinal  de  Bouillon  dont  on  lui  avait  promis  que 
sa  lettre  serait  bien  reçues  Elle  le  fut  en  effet,  comme 

1  Le  P.  Honoré  Leblanc  [de  Marseille),  le  second  des  trois 
frères  oratoriens  de  ce  nom  (  leSV-niâ).  Il  passa  quarante  ans 
à  Rome  à  servir  la  congrégation,  dit  Batterel  (II,  p.  267),  avec 
bien  du  zèle  et  utilement,  par  la  considération  qu'il  s'était  ac- 
quise dans  cette  cour  et  la  sagesse  de  sa  conduite. 

2  Voici  cette  lettre,  que  le  manuscrit  nous  donne  en  marge 

Monseigneur  , 

L'amour  que  Votre  Altesse  a  pour  les  lettres  et  pour  ceux  qui 
tâchent  de  les  cultiver  m'a  fait  penser  que  je  pourrais  peut  -  être 
m'adresser  à  elle,  quoique  je  n'aie  point  l'iionneur  d'en  être  connu. 
Le  P.  le  Vassor,  que  Votre  Altesse  honore  de  sa  hienveillance , 
m'a  persuadé  que  je  le  pouvais  faire  sans  manquer  de  respect.  En 
effet,  plus  on  est  élevé  au-dessus  du  commun  des  homnies  et 
qu'on  a  le  cœur  aussi  généreux  que  vous  l'avez,  plus  se  fait-on 
de  plaisir  de  s'abaisser  jusqu'à  des  personnes  qui  me  ressemblent. 

11  y  a  environ  dix  ans  que  j'ai  composé  uu  petit  livre  qui  a 
pour  titre  :  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Mon  dessein  est 
de  justifier  la  sasesse  et  la  bonté  de  Dieu  dans  la  construction  de 
sou  ouvrage ,  nonobstant  les  désordres  de  la  nature  et  le  dérè- 
glement des  mœurs.  J'avais  lîrincipalement  en  vue  certains  phi- 
losophes qui  outrent  la  métaphysique  et  qui  prétendent  que  Dieu 
fait  le  mal  comme  le  bien;  en  un  mot,  qu'il  est  auteiu-  du  péché 
et  qu'il  ne  veut  point  le  salut  de  tous  ceux  qui  périssent.  J'ai 
combattu  ces  philosophes  en  me  servant  de  leurs  principes  et  leur 
pariant  un  langage  qui  parait  nouveau;  mais  c'est  celui  qu'ils 
entendent.  Si  je  les  eusse  combattus  par  les  principes  et  par  le 
langage  de  l'école,  mon  ouvrage  n'aurait  point  eu  l'effet  qu'il  a 
eu  et  que  je  voulais  qu'il  eût...  Dans  l'avertissement  qui  est  à  la 
tête  du  traité  je  marque  précisément  que  c'est  pour  eux  que  je 
l'ai  composé,  et  nullement  pour  ceux  qui  ne  sont  point  dans  les 
principes  que  j'y  suppose.  Car,  enfin ,  il  faut  parler  aux  hommes 
selon  leurs  idées ,  et  il  est  bon  de  procurer  la  religion  à  tout  le. 
monde.  .  Cependant  ^L  Arnauld  s'est  élevé  contre  moi,  apparem- 
ment parce  qu'il  trouvait  (luc  je  réfutais  les  sentiments  que  l'E- 
glise a  condamnés  dans  Jansénius,  quoique  je  ne  dise  pas  un  seul 
mol  dans  mou  traité  qui  marque,  ni  directement,  ni  indirecte- 


190  Bibliothèque  Oralorienne 


celles  qu'il  avait  adressées  aux  autres;  mais  au  reste,  le 
succès  n'en  fut  pas  plus  grand.  On  ne  sait  pas  ce  que  fit 
le  cardinal  d'Estrées;  le  cardinal  de  Bouillon  fit  d'abord 
arrêter  les  procédures  du  Saint-Office,  mais,  s'étant 
absenté  de  Rome,  on  les  recommença.  On  ne  doute  pas 
que  M.  Lupé  ne  s'employât  généreusement  pour  un  au- 
teur dont  il  connaissait  la  catholicité  mieux  que  per- 
sonne; mais  il  n'obtint  rien  :  le  Saint -Office  ne  voulant 
point  s'engager,  ni  à  recevoir  les  explications  du  P.  Ma- 
lebranche,  ni  à  lui  déclarer  précisément  ce  qu'il  trouvait 
à  redire  dans  son  traité.  Cela  les  eût  menés  trop  loin;  il 
s'agissait  de  faire  une  censure  et  non  pas  un  si  scrupu- 
leux examen. 

Le  P.  Leblanc  fut  plus  heureux.  Il  demanda  au  secré- 
taire de  la  congrégation  qu'on  lui  apprît  du  moins  les 
motifs  qui  animaient  si  fort  les  consulteurs  contre  un 
traité  fait  exprès  pour  défendre ,  contre  les  partisans  de 
Jansénius,  les  décisions  du  Saint-Siège.  On  lui  répondit, 
mais  avec  un  déchaînement  furieux  contre  l'auteur,  qu'il 
ne  fallait  point  s'en  étonner;  que  le  traité  en  question 
avait  été  imprimé  en  Hollande,  qu'on  y  voyait  les  prin- 
cipes de  la  philosophie  de  M.  D'escartes  qui  avait  été  con- 
damnée à  Rome;  que  lui,  secrétaire,  y  avait  trouvé  des 
choses  qui  jusque-là  lui  avaient  été  inconnues;  que  le 


ment  que  je  pense  à  lui ,  ni  même  qu'il  y  ait  de  contestations  au 
monde  sur  la  matière  de  la  grâce.  11  m'attribue  à  tout  moment 
des  opinions  extravagantes  et  même  des  impiétés  auxquelles  je 
ne  pensais  jamais;  après  quoi  il  les  réfute  avec  un  appareil  de 
passages  qui  persuaderait  aisément  que  je  dois  faire  horreur  h 
toutes  les  personnes  qui  ont  quelque  sentiment  de  religion;  car 
on  ne  peut  pas  naturellement  imaginer  que  M.  Arnauld,  ni  qui 
que  ce  soit,  se  batte  si  longtemps  avec  des  fantômes,  ni  qu'il 
puisse  m'exhorter  dans  ses  livres  d'une  manière  si  vive  et  si  pa- 
thétique à  renoncer  à  des  erreurs,  si  je  ne  les  avais  pas  avan- 
cées ,  etc. 


La   Vie  du  B.  P.  Malebranche  191 

décret  d'Urbain  VIII,  porté  il  y  avait  plus  de  quarante 
ans,  défendait  de  parler  et  d'écrire  sur  la  grâce;  que  le 
P.  Malebranche,  non  seulement  en  parlait,  mais,  sous  pré- 
texte de  combattre  le  jansénisme ,  il  tombait  tout  à  cru 
dans  le  molinisme  et  dans  la  science  moyenne  :  à  quoi, 
dit  le  P.  Leblanc,  il  joignait  une  infinité  d'invectives, 
qu'il  est  inutile  de  rapporter. 

On  eut  beau  dire  à  ce  fougueux  secrétaire  qu'il  ne  fal- 
lait pas  aller  si  vite  dans  la  censure  d'un  livre  tel  que 
celui  du  P.  Malebranche;  que  pour  le  bien  entendre  il 
était  nécessaire  de  savoir  à  fond  les  principes  sur  lesquels 
il  roulait;  que  pour  cela  on  le  devait  lire  avec  une  ex- 
trême attention,  et,  si  on  y  trouvait  quelques  difficultés, 
demander  à  l'auteur  des  éclaircissements  ;  que,  si  on  lui 
accordait  cette  grâce ,  il  en  recevrait  toute  sorte  de  satis- 
faction. Remontrances  inutiles;  on  ne  put  jamais  obtenir 
audience  pour  l'accusé.  C'était  beaucoup  d'avoir  pu  dé- 
couvrir les  raisons  qui  révoltaient  le  Saint-Oftice  contre  le 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Elles  sont  toutes  si  fri- 
voles, qu'on  n'appréhende  pas  qu'elles  nuisent  à  l'auteur. 
La  difficulté  est  de  croire  qu'il  y  ait  eu  des  hommes  ca- 
pables de  s'y  rendre.  Mais,  outre  le  témoignage  du  P.  Le- 
blanc, nous  avons  le  discours  ou  mémoire  du  consulteur, 
qui  était  chargé  du  rapport  de  l'affaire.  C'est  à  l'illustre 
M.  Pighini  que  nous  sommes  redevables  de  cette  pièce 
curieuse ,  qui  nous  apprend  bien  des  choses  qu'on  ne  se 
persuaderait  pas  aisément  sans  une  pareille  autorité.  Ce 
bel  esprit  italien  était  partisan  déclaré  du  P.  Malebranche 
et  ami  intime  du  consulteur.  Après  beaucoup  d'instances 
il  en  obtint  ce  mémoire,  qu'il  envoya  au  P.  Malebranche 
et  dont  je  donne  ici  l'extrait,  car  il  serait  ennuyeux  de  le 
traduire  tout  entier. 

La  première  chose  qu'on  y  remarque,  c'est   que   le 
P.  Malebranche  a  fait  imprimer  son  livre  en  Hollande  et 


192  Bibliothèque  Oratorienne 


sans  la  permission  de  ses  supérieurs;  que  ce  livre  a  causé 
du  trouble  parmi  les  théologiens  do  Paris;  que  M.  Ar- 
nauld  l'avait  fortement  combattu  et  qu'il  y  avait  fait 
deux  réponses ^ 

20  Le  consulteur  trouve  à  redire  que  l'auteur  ait 
entrepris  de  parler  de  toutes  les  choses  divines  avec 
trop  de  liberté  et  de  hardiesse,  en  ayant  écrit  d'un  style 
court,  d'une  manière  peu  suivie  et  en  langue  vulgaire  : 
breii  scribendi  génère,  interrupta  série ,  vernaculo  lingua; 
ce  qui  est  suffisant,  dit-il,  pour  faire  proscrire  ledit 
traité,  selon  que  l'a  déclaré  autrefois  la  sacrée  Congréga- 
tion. 

3°  Il  ajoute  que  le  P.  Malebranche  avance  des  opinions 
nouvelles  et  pernicieuses  tant  sur  les  attributs  divins, 
nommément  sur  la  toute-puissance,  la  providence,  la  vo- 
lonté de  Dieu,  que  sur  le  mystère  de  l'Incarnation,  sur 
toute  la  matière  de  la  grâce  et  sur  la  liberté  de  l'homme 
dans  les  deux  états.  Après  cela  il  entre  dans  un  détail  de 
critique  fort  curieux.  Il  dit  aux  cardinaux  du  Saint-Ofiice 
que,  par  une  entreprise  téméraire,  l'auteur  du  traité  pro- 
pose sur  la  Providence  et  sur  la  conduite  divine  plusieurs 
questions  que  l'Écriture  et  les  saints  Pères  disent  être 
inexplicables,  et  sur  lesquelles,  pour  cette  raison,  ou  ils 
affectent  de  garder  le  silence,  ou  ils  ont  recours  à  la  pro- 
fondeur incompréhensible  des  jugements  de  Dieu,  lors- 
qu'ils en  parlent;  —  qu'il  suppose,  comme  un  principe 
que  l'on  ne  peut  nier,  qu'il  arrive  dans  le  monde  et  dans 
le  gouvernement  des  créatures  quantités  d'effets  bizarres, 


1  Raisons  dp  condamnation ,  dit  le  P.  Malebranche ,  aux- 
quelles la  réponse  est  évidente.  Il  me  semble,  ajoute -t- il ,  que 
les  théologiens  de  Rome  doivent  être  théologiens  catholiques  tout 
court;  et  laisser  aux  universités  particulières  le  platonistne  et 
le péripatétisme .  (Adry.)  Voir  cette  lettre  dans  la  Corresp.  inéd., 
p.  1  et  B. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  193 

injustes,  irréguliers,  pervers  :  inepta,  injusta,  perversa; 

—  qu'il  tient  pour  certain  que  Dieu  veut  que  tous  les 
hommes  soient  sauvés,  non  seulement  d'une  volonté 
antécédente,  mais  d'une  volonté  absolue  et  autant  qu'il 
est  en  lui  :  ahsolute  et  quantum  in  se  est.  Ce  qu'en  effet  il 
eût  exécuté,  s'il  avait  formé  des  décrets  particuliers  pour 
la  dispensation  de  sa  grâce,  puisqu'il  opère  tout  ce  qu'il 
veut  ainsi  avec  une  extrême  facilité.  On  prie  le  lecteur  de 
suspendre  son  jugement  avant  que  d'attribuer  au  P.  Ma- 
lebranche ce  qu'en  dit  le  rapporteur  ici  et  dans  la  suite. 

—  Qu'il  entreprend  de  rendre  raison  pourquoi  il  arrive 
que,  nonobstant  cette  volonté  de  Dieu,  le  don  de  la  foi 
n'est  point  donné  à  tout  le  monde  ;  pourquoi  le  nombre 
des  réprouvés  est  plus  grand  que  celui  des  prédestinés; 
pourquoi  Dieu  donne  si  souvent  aux  hommes  des  grâces 
inefficaces;  pourquoi  il  répand  cette  pluie  céleste,  comme 
la  pluie  naturelle,  dans  des  terres  stériles:  pourquoi  il 
permet  qu'on  y  résiste,  et,  qu'y  ayant  été  fidèle  pendant 
la  vie,  on  se  laisse  quelquefois  vaincre  par  le  péché  ;  d'où 
il  semble  que  Dieu  veut  et  ne  veut  pas  le  salut  des 
hommes,  etc. 

4°  Que  le  P.  Malebranche  prétend  concilier  tout  cela 
par  le  seul  secours  de  sa  raison  particulière  :  uno  privatœ 
rationis  lumine;  par  ce  principe,  qui  est,  dit  le  consul- 
teur,  le  principal  fondement  de  sa  doctrine  :  c'est  que 
Dieu  s'est  imposé  deux  sortes  de  lois  dans  sa  conduite, 
l'une  ordinaire,  que  le  P.  Malebranche  appelle  Vordre, 
et  l'autre  qu'il  nomme  arbitraire;  loi  ordinaire,  c'est- 
à-dire  les  lois  de  la  nature,  lesquelles  Dieu  s'est  pres- 
crites et  qu'il  observe  dans  le  gouvernement  du  monde; 
loi  qui  est  en  Dieu  très  simple,  naturelle,  uniforme  et 
constante;  loi  arbitraire ,  c'est-à-dire  celle  que  Dieu  suit 
lorsqu'il  agit  cxtraordinairement  et  par  des  volontés  par- 
ticulières. Qu'on  ne  s'y  méprenne  pus;  c'est  toujours  le 


194  Bibliothèque  Oratorienne 

rapporteur  du  Saint -Office  qui  parle  sur  le  compte  du 
P.  Malebranche. 

5°  Que ,  ce  principe  supposé ,  il  distingue  en  Dieu  des 
décrets  de  deux  sortes  :  décrets  généraux,  universels  et 
simples,  comme  il  les  appelle,  selon  lesquels  Dieu  gou- 
verne presque  toujours  les  affaires  du  monde  ;  décrets 
extraordinaires,  singuliers  et  très  rares  qui,  dans  le  sen- 
timent du  P.  Malebranche,  sont,  dit- il,  proprement  les 
miracles,  et  que  Dieu  ne  suit  que  rarement  et  quand 
l'ordre  le  demande  absolument  :  Décréta,  quœ  juxta  ejus 
sententiam  proprie  miracula  sunt,  etc.  Que  l'on  tâche,  si 
l'on  peut,  de  bien  comprendre  ce  discours. 

6"  Qu'afm  que  Dieu  agisse  selon  cette  loi  (le  consul- 
teur  ne  dit  pas  laquelle  des  deux  ) ,  l'auteur  suppose  qu'il 
est  absolument  nécessaire  qu'il  y  ait  une  cause  particu- 
lière, qu'il  appelle  aussi  physique,  occasionnelle,  natu- 
relle, qui  détermine  Dieu  à  produire  chaque  effet  en  par- 
ticulier. J'apporte,  continue-t-il,  l'exemple  dont  se  sert 
l'auteur  même.  Dieu  a  porté  une  loi  que  le  bras  soit  mu 
au  gré  de  la  volonté,  que  les  épines  me  piquent,  etc. 
Exemplum  adducam  quo  ipsemet  auctor  utitur  :  Deus  de- 
crevit  brachiiim  moveri  ad  nutum  voluntatis,  vêpres  pun- 
gere,  etc.  Ainsi,  lorsqu'un  homme  est  piqué  par  les 
épines,  le  P.  Malebranche  dit  que  Dieu  est  la  cause  de  la 
douleur  en  vertu  de  cette  loi  générale  qu'il  a  portée,  que 
le  corps  souffrît  de  la  douleur  en  conséquence  de  la  pi- 
qûre :  Cum  igitur  aliquis  a  vepribus  pungitur,  dicit  Male- 
branchius  Deum  esse  causam  doloris  ex  illa  lege  générait 
quam  statuit  :  ut  caro  a  punctione  doleat,  etc. 

7°  Que  l'auteur  du  traité,  venant  à  la  matière  de  la 
grâce,  dit  aussi  que  Dieu  la  distribue  aux  hommes  par 
la  loi  générale,  en  vertu  de  la-^juelle  il  veut  qu'elle  soit 
donnée  à  tous  ceux  qui  la  reçoivent  et  que  tous  nos  mé- 
rites soient  dignement  récompensés;  car  c'est  là,  poursuit 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  195 

le  consul teur,  ce  qu'entend  indûment  le  P.  Malebranche 
lorsqu'il  assure  que  Dieu  n'agit  point  pour  ses  volontés  par- 
ticulières ;  ce  qu'il  a  plus  nettement  expliqué  dans  sa  ré- 
ponse à  M.  Arnauld,  savoir  :  que  Dieu  ne  veut  pas  direc- 
tement et  positivement  les  elfets  particuliers  qui  arrivent, 
mais  seulement  d'une  manière  indirecte  ;  c'est-à-dire  par 
une  certaine  volonté  générale,  dont  ces  effets  sont  les 
suites. 

8°  Qu'il  avance  que,  Dieu  aimant  la  sagesse  plus  que 
son  ouvrage ,  il  est  obligé  de  suivre  dans  sa  conduite  les 
voies  les  plus  simples  ;  mais  que  de  là  on  peut  conclure 
que  Dieu  n'a  pu  gouverner  le  monde  autrement  qu'il  le 
gouverne  ;  de  sorte  qu'il  a  fallu  que  ce  qui  est  arrivé 
arrivât,  que  le  péché  d'Adam  a  été  absokiment  néces- 
saire. 

9°  Que  de  ce  principe  erroné  il  tire  des  conséquences 
aussi  erronées  :  par  exemple,  qu'encore  qu'Adam  eût  le 
pouvoir  de  persévérer,  que  néanmoins  il  n'a  point  eu  de 
grâce  prévenante  ;  que  la  grâce  est  refusée  à  l'homme 
dans  quelques  circonstances,  afin  qu'il  n'arrive  dans  le 
monde  que  certains  effets  limités.  On  ne  sait  où  le  rap- 
porteur va  chercher  ce  qu'il  dit.  Néanmoins  il  conclut  que 
cette  invention  du  P.  Malebranche,  que  Dieu  agit  dans 
l'ordre  de  la  grâce,  comme  dans  l'ordre  de  la  nature,  par 
des  lois  générales,  mérite  la  censure  de  la  Congrégation, 
étant  contraire  non  seulement  à  l'opinion,  jusqu'ici  com- 
munément reçue  de  tous  les  Pères  et  de  tous  les  théolo- 
giens, mais  encore  au  principe  fondamental  de  la  doc- 
trine chrétienne,  qui  est,  que  toutes  choses  et  chacune 
en  particulier  sont  gouvernées  par  la  Providence  de  Dieu 
et  par  sa  toute-puissance;  que  principalement  toutes  les 
grâces  spirituelles,  que  la  volonté  même  de  faire  le  bien, 
que  chacun  de  nos  actes  qui  sont  méritoires  du  salut,  nous 
sont  donnés  de  Dieu  en  vertu  de  ses  décrets  éternels. 


196  Bibliothèque  Oratorienne 


Il  ajoute  que  le  P.  Malebranche  mérite  encore  à  cet 
égard  une  rigoureuse  censure ,  pour  deux  raisons  : 

l"  Parce  qu'il  a  répondu  à  ceux  qui  lui  objectaient 
certains  passages  de  l'Écriture  (qui  selon  l'explication 
qu'en  donnent  les  pères  et  les  théologiens  démontrent, 
dit  le  consulteur,  que  Dieu  agit  par  des  volontés  particu- 
lières), qu'il  y  a  dans  les  Livres  saints  plusieurs  manières 
de  parler  humaines,  qu'on  ne  doit  point  prendre  à  la 
rigueur  de  la  lettre,  ce  qui  le  fait  tomber,  continue-t-il, 
dans  la  condamnation  que  le  concile  de  Trente  prononce 
contre  ceux  qui  expliquent  l'Ecriture  ou  contre  le  consen- 
tement unanime  des  Pères  ou  contre  la  doctrine  reçue 
dans  l'Église.  La  disjonctive  est  remarquable. 

2°  Parce  qu'il  semble  avouer  que  si  l'on  admettait  en 
Dieu  des  volontés  particulières,  son  gouvernement  por- 
terait un  caractère  de  folie,  d'impiété,  d'injustice,  propo- 
sition dangereuse ,  s'écrie  le  zélé  consulteur,  puisque  les 
saints  Pères  attribuent  à  Dieu  de  ces  volontés,  et  par  con- 
séquent il  faudrait  dire,  selon  l'auteur,  ce  qui  est  hor- 
rible, que  dans  leur  hypothèse  Dieu  ne  pouvait  éviter  la 
note  infâme  d'impiété  et  d'injustice  :  Acproinde  in  illorum 
hypothesi,  impietatis  et  injustitiœ ,  qnod  horrendum  dictu 
est,  infamiom  Deus  non  posset  effagcre.  Il  faut  avoir  la 
patience  d'écouter  le  curieux  rapport  de  notre  habile  con- 
sulteur. 

De  là  il  vient  à  la  matière  de  la  grâce  et  du  libre  ar- 
bitre. Il  prétend  (jue  le  P.  Malebranche  a  plusieurs  senti- 
ments diarnes  d'être  livrés  à  la  censure  de  Leurs  Émi- 
nences.  Voici  les  articles  en  question;  il  dit  : 

[0  Que  la  différence  que  met  le  P.  Malebranche  entre 
la  grâce  du  Créateur,  qu'il  appelle  une  grâce  de  lumière 
ou  de  connaissance,  et  la  grâce  du  Uéparateur,  qu'il 
appelle  délectation,  c'est  que  la  première,  étant  hors  de 
nous,  ne  modilie  point  notre  âme,   ne  la  meut  point, 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  197 


mais  la  laisse  dans  une  parfaite  liberté;  et  que  la  deuxième, 
au  contraire,  la  grâce  du  Réparateur  ou  la  délectation 
prévenante,  est  efficace  par  elle-même;  qu'elle  détermine 
efficacement  notre  volonté,  quoiqu'elle  n'opère  pas  tou- 
jours notre  conversion ,  à  cause  de  la  concupiscence  qui 
a  souvent  plus  de  force  qu'elle  ;  et  enfin  que  cette  grâce 
de  délectation  est  dans  notre  âme,  qu'elle  la  meut  et  la 
modifie,  de  sorte  qu'elle  diminue  notre  liberté  et  nous 
porte  à  aimer  Dieu,  plutôt  d'un  amour  d'instinct  et  d'im- 
pétuosité de  nature  que  d'un  amour  de  choix. 

2°  Que  l'auteur,  après  avoir  marqué  cette  différence , 
entre  la  grâce  du  Créateur  ou  de  lumière  et  la  grâce  du 
Réparateur  ou  de  délectation,  veut  et  assure  que  la 
grâce  du  Créateur  ne  présuppose  point  la  concupiscence, 
comme  la  grâce  du  Réparateur,  qui  est  donnée  pour 
contrebalancer  la  délectation  de  la  concupiscence,  et  qui 
depuis  le  péché  nous  est  nécessaire  avec  la  grâce  d'il- 
lumination pour  pouvoir  résister  à  cette  même  concupis- 
cence. 

3°  Qu'il  soutient  que  si  Adam  eût  été  porté  à  aimer 
Dieu  d'un  amour  d'instinct,  il  eût  été  impeccable;  que 
par  conséquent  la  grâce  de  délectation,  considérée  en 
elle-même,  sans  avoir  égard  aux  attraits  de  la  concupis- 
cence, est  toujours  invincible,  et  que  l'amour  qu'elle 
produit  n'est  point  méritoire,  s'il  n'est  plus  grand  qu'elle 
et  s'il  n'avance  plus  loin  que  ne  le  porte  le  mouvement 
qui  lui  est  imprimé  :  Amorem  vero,  etc.  non  esse  meri- 
torium  nisi  longius  quam  pro  indito  sibi  impetu  progre- 
diatur. 

4°  Que  c'est  faussement  qu'il  établit  la  grâce  du  Créa- 
teur dans  la  seule  ilkimination  ;  ce  qui  est  notamment 
contraire  à  saint  Augustin,  qui  parle  ainsi  d'Adam  :  lUu- 
mibatur,  utvideret;  accendebatur,  ut  amaret;  et  aux  con- 
ciles deCarthage,  d'Orange  et  de  Trente,  où  il  est  dit 


198  Bibliothèque  Oratorienne 

que  le  Sauveur  nous  a  rendu  la  même  grâce  que  le  péché 
nous  avait  fait  perdre. 

5°  Que  ce  qui  mérite  une  censure  plus  sévère,  princi- 
palement en  ce  temps -ci,  ajoute  le  consulteur,  c'est  que 
le  P.  Malebranche  semble  favoriser  les  dogmes  de  Molina 
et  des  quiétistes  :  Molinœ  et  Quietistarum.  Le  docte  rap- 
porteur prouve  l'un  et  l'autre;  la  conformité  du  P.  Male- 
branche avec  Molina ,  parce  qu'il  lui  fait  soutenir  que  la 
détermination  de  la  grâce  suffisante  dépend  de  l'homme 
seul ,  et  que  c'est  le  libre  arbitre  qui  d'inefficace  la  rend 
efficace  :  opinion  si  contraire  à  la  doctrine  de  saint  Au- 
gustin ,  comme  on  le  peut  voir  dans  ses  admirables  opu- 
scules sur  la  grâce  et  sur  la  prédestination ,  dont  M°'  l'é- 
minentissime  cardinal  de  Laurea  vient  d'enrichir  la  ré- 
publique chrétienne;  sa  conformité  avec  les  Quiétistes, 
parmi  lesquels  on  range  aussi  Molina,  si  ce  n'est  qu'en 
cet  endroit  on  doive  lire  Molinos,  parce  que,  selon  le 
P.  Malebranche,  toutes  les  fois  que  la  délectation  du 
péché  se  trouve  dans  l'âme,  ou  seule,  ou  plus  grande 
que  la  délectation  spirituelle,  on  n'est  point  libre,  et  par 
conséquent  on  viole  innocemment,  innoxiè,  les  comman- 
dements de  Dieu. 

Pour  peu  qu'on  ait  lu  les  ouvrages  du  P.  Malebranche 
ou  seulement  son  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  on 
est  dans  une  surprise  extrême  en  lisant  ce  discours  d'un 
consulteur  romain  ;  car  si  on  y  trouve  par-ci  par-là  quel- 
que terme  de  l'auteur,  on  peut  dire  que  pour  le  sens  il 
ne  l'a  jamais  tout  à  fait  bien  pris ,  ce  ne  sont  que  brouil- 
lerics  perpétuelles,  que  fausses  imputations,  que  mé- 
prises grossières,  que  manifestes  calomnies;  en  un  mot 
il  semble  qu'il  n'ait  lu  le  P.  Malebranche  qu'avec  les 
yeux  de  M.  Arnauld.  Mais  ce  qui  est  d'une  hardiesse  plus 
quo  romaine,  c'est  qu'il  ose  coter  à  la  marge  de  son 
mémoire  les  endroits  du  traité  d'où  il  prétend  avoir  tiré 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  199 

ce  qu'il  attribue  au  P.  Malebranche,  et  où  souvent  on 
trouve  le  contraire,  par  exemple,  etc..,''.  Cependant  voilà 
sur  quel  rapport  les  cardinaux  du  Saint-Office  décidèrent 
hardiment  que  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  devait 
être  mis  dans  l'index  ou  dans  le  catalogue  des  livres  dé- 
fendus. 

Le  décret  en  fut  porté  le  29  mai  1690,  deux  ans  après 
la  dénonciation  du  P.  Le  Drou  et  de  M.  Dirois,  mais  il 
ne  fut  pas  sitôt  publié;  car,  sur  ces  entrefaites,  M.  le  car- 
dinal de  Bouillon'  étant  revenu  à  Rome,  en  appela  au 
Pape  et  on  en  suspendit  la  publication.  C'est  tout  ce  que 
j'ai  pu  apprendre  de  cette  afifairc  qui  ne  réussit  pas  entiè- 
rement au  gré  de  M.  Arnauld^  ;  aussi  n'en  fit-il  point  tro- 
phée; marque  évidente  qu'il  n'en  était  pas  trop  satisfait, 
car  on  sait  assez  que  sa  coutume  était  de  faire  valoir  les 
censures  de  Piome  qui  lui  étaient  favorables ,  autant  que 
ses  amis  méprisaient  celles  qui  lui  étaient  contraires. 

Le  P.  Malebranche  avait  d'autres  maximes  :  il  respec- 
tait avec  raison  tout  ce  qui  avait  l'apparence  du  Saint- 
Siège  et  la  criante  injustice  qu'on  venait  de  lui  faire  ne 
put  lui  arracher  aucun  murmure.  Outre  que  je  puis  en 
attester  toutes  les  personnes  qui  ont  eu  le  bonheur  de 
le  connaître,  j'en  ai  une  preuve  authentique  dans  une  de 
ses  lettres  dans  laquelle,  écrivant  en  réponse  à  un  de  ses 
amis  qui  lui  avait  marqué  son  chagrin  sur  la  nouvelle 


1  Lacune  pareille  dam  le  Manuscrit  de  Troyes. 

2  Voir,  dans  la  Corresp.  inéd.,  /).  70,  une  lettre  écrite  à  Ma- 
lebranche de  la  part  de  ce  cardinal. 

3  //  faut  dire  quArnauld,  dans  une  lettre  (citée  par  Adry) 
du  17  avril  1600,  prétend  n'avoir  fait  aucune  démarche  pour 
obtenir  la  condamnation  de  son  adversaire.  Mais  est-il  croyable 
en  cela?  Il  me  semble  qu'il  ne  faut  pas  plus  accorder  de  valeur 
à  ce  témoignage  qu'à  celui  dont  nous  avons  parlé  plus  haut , 
relativpni"nt  à  nne  prétendue  rétractation  de  signature  du  For- 
mulaire. 


200  Bibliothèque  Oratorienne 

répandue  de  sa  condamnation  à  Rome,  il  lui  parle  en  ces 
termes  : 

a  Je  vous  assure,  Monsieur,  que  la  seule  peine  que  j'ai 
de  cette  nouvelle,  c'est  qu'il  y  aura  peut-être  quelque 
personne  à  qui  mes  livres  auraient  pu  être  utiles  qui  ne 
les  liront  pas,  quoique  la  défense  qu'on  a  faite  à  Rome 
soit  une  raison  pour  bien  des  gens,  même  en  Italie,  pour 
les  rechercher.  Ce  n'est  pas,  au  reste,  que  j'approuve  cette 
conduite.  Si  j'étais  en  Italie,  où  ces  sortes  de  condamna- 
tions ont  lieu,  je  ne  voudrais  pas  lire  un  livre  condamné 
par  l'Inquisition  ;  car  il  faut  obéir  à  une  autorité  reçue , 
mais  ce  tribunal  n'en  ayant  point  en  France,  on  y  lira  le 
traité.  Cela  même  sera  cause  qu'on  l'examinera  avec  plus 
de  soin;  et,  si  j'ai  raison,  comme  je  le  crois,  la  vérité 
s'établira  plus  promptement.  Aimons -la  toujours,  Mon- 
sieur, cette  vérité,  et  tâchons  de  la  faire  connaître  per  in- 
famiam  et  bonam  famam  de  toutes  nos  forces .  Je  suis  avec 
respect,  etc.  » 


CHAPITRE  Vil 


Les  ouvrages  du  P.  Malebranche  se  répandent  dans  tous  les 
pays.  —  T]  reçoit  la  visite  de  personnages  illustres.  —  Jacques  II, 
roi  d'Angleterre.  —  Voyage  en  Saintonge  (1688\  —  Discus- 
sion avec  Leihnitz.  —  Le  Traité  des  lois  de  la  communication 
des  mouvements  (1692).  —  Objections  de  Leibnitz.  —  Male- 
branche refond  son  traité  d'après  ces  objections.  —  Il  est  at- 
taqué par  M.  Régis.  —  On  le  défend  contre  lui.  —  Il  publie 
lui-même  une  réponse  à  M.  Régis  (1693).  —  Réplique  de  cet 
auteur  et  nouvelle  réponse  de  Malebranche.  —  Arnauld  rentre 
en  lutte  (1694).  —  Réponse  de  Malebranche.  —  Le  Tj^aité 
conh-e  la  prévention.  —  Sa  maladie. 


Pendant  que  l'Inquisition  romaine  faisait  le  procès  au 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  sans  entendre  l'ouvrage 
et  sans  vouloir  écouter  l'auteur,  le  P.  Malebranche  avait 
d'autre  part  de  quoi  se  consoler.  Si  on  lui  refusait  justice 
à  Rome,  on  la  lui  faisait  ailleurs.  Un  savant  d'Italie  lui 
écrivit  que  ses  livres  y  avaient  grand  cours,  surtout  dans 
le  royaume  de  iNaples  %  où  l'illustre  comte  de  Saint- 
Etienne  s'en  était  déclaré  le  protecteur.  On  lui  mandait 
d'Espagne  qu'ils  y  avaient  aussi  pénétré,  qu'ils  y  étaient 
lus  avec  admiration,  et  qu'il  y  en  avait  même  qu'on  avait 
traduits  en  espagnol ,   pour  les  rendre  utiles  à  plus  de 


1  La  philosophie  nouvelle  a  toujours  eu  beaucoup  de  partisans 
parmi  les  beaux  esprits  de  la  ville  de  Naples. 


202  Bibliothèque  Oraiorienne 

personnes.  L'Allemagne  et  l'Angleterre,  qu'on  sait  être 
fort  curieuses  de  livres  français,  se  distinguaient  entre 
ses  admirateurs.   Mais  ,  comme  les   savants  à  langues 
mortes  ne  pouvaient  en  être ,  on  leur  donna  cette  satis- 
faction par  une  traduction  latine  de  la  Recheixhe  de  la  vé- 
riti''^.  En  un  mot,  le  nom  du  P.  Malebranche  retentissait 
dans  toute  l'Europe  ,  et  on  ne  s'en  tenait  point  à  une  ad- 
miration stérile;  on  la  lui  témoignait  en  plusieurs  ma- 
nières :  les  uns  par  lettres,  les  autres  par  des  éloges  im- 
primés. Quelques-uns   môme  ,   en  venant  du  fond  du 
Nord,  pour  voir  l'auteur  de  ces  chefs-d'œuvre,  dont  la 
lecture  les  avait  enlevés.  C'est  ce   que  plusieurs  per- 
sonnes, dignes  de  foi,  m'ont  assuré  de  quelques  princes 
d'Allemagne  et  de  Danemark.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  la  plupart  des  grands  seigneurs  étrangers  qui  ve- 
naient alors  à  Paris,  le  regardaient  comme  une  des  mer- 
veilles de  cette  ville  qui  devait  piquer  davantage  leur  cu- 
riosité'. On  a  lieu  de  croire  qu'ils  furent  aussi  contents 
de  sa  personne  que  de  ses  ouvrages.  Sans  parler  de  quel- 
ques autres,  milord  Wadrington%  bel  esprit  anglais  et 
fort  homme  de  bien,  en  est  un  illustre  exemple;  car,  se 
trouvant  en  France  environ  le  même  temps,  pour  je  ne 
sais  quelle  affaire,  il  goûta  tellement  sa  conversation,  que, 
durant  deux  années  de  séjour  qu'il  fit  à  Paris,  il  lui  ren- 
dait visite  presque  tous  les  matins,  ne  se  pouvant  ras- 
sasier  de   ses    entretiens ,   toujours    saints   et   philoso- 
phiques. 

Le  roi  d'Angleterre  Jacques  II,  si  connu  par  ses  mal- 


1  Elle  fut  faite  pur  le  célèbre  Lenfant.  Voir  page  25. 

2  Je  sais,  dit  M.  Fontenelle,  que  dans  la  guerre  du  roi  Guil- 
laume un  officier  anglais  prisonnier  se  consolait  de  venir  ici, 
parce  qu'il  avait  toujours  eu  envie  de  voir  le  roi  Louis  XIV  et 
M.  Malebranche. 

3  II  est  mort  vice-roi  de  la  Jamaïque. 


1 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  203 


heurs  et  plus  encore  par  la  grandeur  de  son  âme ,  supé- 
rieure aux  plus  grands  revers  de  la  fortune,  avait  pour  le 
P.  Malebranche  une  estime  particulière.  Il  lui  en  donna 
un  témoignage    signalé,  lorsqu'on  1689  il  se  vit  con- 
traint de  chercher  un  asile  en  France  contre  des  sujets 
rebelles.  Car  ce  prince,  qui  venait  d'acquérir  une  gloire 
immortelle  en  sacrifiant  trois  couronnes  à  sa  religion,  lui 
fit  l'honneur  de  le  venir  voir  à  l'Oratoire  :  honneur  d'au- 
tant   plus   considérable,   qu'il    partait   d'un   saint  roi, 
homme  d'esprit,  habile  même  et  bon  connaisseur  dans 
les  matières   que  le  P.   Malebranche  avait  traitées.  La 
France  ne  lui  était  guère  moins  favorable;  car,  si  on  en 
excepte  MM.  les  jansénistes,  qui  ne  pouvaient  lui  pardon- 
ner d'avoir  combattu  la  dureté  de  leur  théologie,  et  les 
jésuites,  qui  supportaient  fort  impatiemment  à  leur  ordi- 
naire le  ridicule  qu'il  avait  répandu  sur  leur  philosophie 
grossière,  qu'ils  soutiennent  encore  avec  autant  de  zèle 
que  la  morale  de  leurs  casuistes,  il  avait  pour  lui  tous  les 
esprits   capables   de   méditation.    Il   n'y   avait   dans  le 
royaume  ni  mathématicien  ni  philosophe  un  peu  distin- 
gué qui  ne  le  consultât  comme  un  oracle.  Il  tit  en  1688 
un  voyage  à  Rochefort  ^  avec  son  grand  ami ,  le  P.  Sal- 
mon%  aussi  de  l'Oratoire.  Les  officiers  de  la  marine,  dont 


1  Le  P.  Malebranche  était  invité  depuis  longtemps  par  M.  d'Aï- 
lemans,  son  ami,  à  venir  passe]-  quelque  temps  dans  une  tei-re 
qu'il  avait  en  Saintonge  {à  Montardy ,  Corresp.  inéd.,  p.  85). 
//  y  vint,  en  effet,  avec  le  P.  Salnion,  qu'il  eut  le  chagrin  de 
perdre  à  Niort ,  à  son  retour  de  La  Rochelle  à  Paris.  Ils  y  avaient 
passé  une  grande  partie  de  l'été  et  de  l'automne  de  1688.  Sur 
son  passage,  le  P.  Malebranche  reçut  dans  plusieurs  villes  des 
honiieurs  extraordinaires ,  qui  firent  beaucoup  souffrir  sa  mo- 
destie, coinme  le  dit  M.  d'Allemans.  Mais  on  ne  lui  témoigna 
nulle  part  plus  d'estime  et  plus  d'admiration  qu'à  Rochefort. 
(Adry.) 

2  Le  P.  Julien  Sal/non.  Il  était  conseiller  au  Parlement  de 
Metz  avant  d'entrer  à  l'Oratoire,  oit  il  prit  l'habit  le  20  août 


204  Bibliothèque  Oratorienne 

plusieurs  avaient  lu  ses  livres,  lui  fireflt  une  réception 
fort  honorable ,  lui  deraandèrenl  avis  sur  la  construction 
de  leurs  vaisseaux,  en  reçurent  beaucoup  de  lumières,  et 
demeurèrent  surpris  de  voir  un  philosophe  aussi  habile 
qu'eux  dans  l'architecture  navale.  31.  de  Rancé,  ce  fa- 
meux abbé  de  la  Trappe,  chez  qui  le  P.  Malebranche  alla 
quelquefois  faire  retraite,  que  Rome  n'avait  pas  beaucoup 
mieux  traité  que  lui,  continuait  à  lui  donner  de  temps  en 
temps  des  marques  de  sa  vénération.  Le  célèbre  marquis 
de  l'Hôpital  entretenait  avec  lui  un  commerce  d'amitié 
fort  tendre;  des  savants  religieux  de  plusieurs  ordres, 
principalement  de  Saint-Benoît,  rendaient  hommage  à 
son  mérite.  Il  y  eut  même  quelques  jésuites,  et  des  plus 
illustres,  les  uns  par  estime  pour  lui,  d'autres,  peut-être 
par  aversion  pour  M.  Arnauld,  qui  le  comblaient  d'hon- 
nêtetés. Nous  en  avons  encore  des  preuves  subsistantes 
dans  les  lettres  du  P.  Lelellier%  cet  amiral  de  leur 
société  contre  le  jansénisme;  du  P.  Daniel,  auteur  de  la 
JSouvelle  histoire  de  France;  du  P.  Nicolas',  grand  mathé- 


1666.  Après  avoir  terminé  son  Institution ,  il  alla  étudier  en 
théologie  à  Saurnur,  puis  vint  e7i  1669  à  Saint-Honoré,  où  il 
fut  ordonné  prêtre  en  septembre  1670,  et  oii  il  résida  long- 
temps. C'est  là  qu'il  se  lia  avec  le  P.  Malebranche.  Nommé  {par 
le  P.  de  Sainte  -  Marthe ,  qu'on  le  remarque.  Est-ce  là  ce  que 
M.  Blampignon  appelle  (page  76)  une  humiliante  disgrâce?) 
supérieur  de  Rouen,  le  26  octobre  1684,  il  occupait  encore  cette 
charge  importarite  quand  il  accomj)agna  le  P.  Malebranche  en 
Saintonge.  C'est  le  10  septembre  1688  qu'il  mourut  à  Niort. 
(Archives  nationales,  .MM  580  et  581.  —  Nécrologe.) 

1  11  fournissait,  dit-on,  au  P.  Malebranche  des  passages  contre 
M.  Arnauld. 

2  Le  P.  Malebranche  dit  un  jour  au  P.  André  qu'il  était  étonné 
qu'on  ne  fit  pas  venir  à  Paris  le  P.  Nicolas.  Ce  P.  Nicolas  était 
aussi  en  relation  avec  Ozanam,  dont  il  estimait  le  dictionnaire, 
qui  pourtant  n'est  pas  trop  beau ,  disait  le  P.  André  :  il  est  fa- 
trassé ,  fourré  de  problèmes  que  l'auteur  avait  résolus ,  ce  qui  ne 
convient  guère  à  un  dictionnaire.  Il  y  a  un  bon  ouvrage  du  P.  Ni-  ■ 


La  Vie  du  R.  P.  Malebr anche  205 

maticien  de  la  province  de  Toulouse  ;  du  P.  Guergariou  , 
bel  esprit,  savant  et  fort  honnête  homme,  mort  à  Caen; 
du  P.  de  Trevau,  aujourd'hui  confesseur  de  Son  Altesse 
Royale,  le  duc  régent;  du  P.  de  Tournemine,  fameux 
journaliste  ^ 

C'est  ainsi  que  Dieu  tempérait  la  disgrâce  qu'on  lui 
ménageait  à  Rome,  en  lui  procurant  en  France  des  hon- 
neurs de  toutes  parts;  mais,  tout  cela  ne  l'entlait  point. 
La  môme  main  qui  l'environnait  de  gloire ,  avait  soin 
d'entretenir  dans  son  cœur  un  fond  d'humilité  qui  n'en 
sortit  jamais.  En  voici  un  exemple  entre  autres,  qui 
vient  se  placer  ici  tout  naturellement  :  c'est  la  rétracta- 
tion publi(|ue  qu'il  fit  en  1692,  d'une  erreur  qu'il  avait 
avancée  dans  le  dernier  chapitre  de  la  Recherche  de  la  vé- 
rité. Mais,  pour  mettre  le  lecteur  au  fait  sur  la  matière 
dont  il  était  question,  il  faut  reprendre  les  choses  dans 
leur  origine. 

Avant  M.  Descartes,  les  philosophes  ne  s'étaient  point 
encore  avisés  de  donner  des  lois  à  la  nature,  ni  des  règles 
au  mouvement;  bien  moins  d'appliquer  la  géométrie  à  la 
physique,  pour  la  représenter  telle  qu'elle  doit  être,  toute 
géométrique,  ils  ne  s'amusaient,  dans  presque  toute  l'é- 
tendue de  cette  admirable  science,  qu'à  des  questions 
frivoles,  qu'on  ne  peut  lire  dans  leurs  pitoyables  écrits, 
sans  rougir  pour  eux  et  pour  tout  le  genre  humain,  qu'ils 
rdéshonoraient  parleurs  grossières  imaginations.  M.  Des- 
cartes, que  Dieu  suscita,  au  commencement  du  dernier 
siècle,  pour  apprendre  aux  hommes  à  raisonner  en  philo- 
sophie aussi  juste  qu'en  mathématiques,  s'aperçut  de  ce 

colas  sur  les  mathématiques,  mais  très  mal  imprimé,  cela  a  fait 
tort  à  son  livre. 

1  Le  P.  Toubeau,  dil  encore  une  noie ,  fut  aussi  l'ami  de  Ma- 
lebranchc.  Sur  tous  ces  jésuites,  voir  la  Bibliothèque  des  PP.  de 
Baker  et  ^■^ommervoffel. 

6* 


206  Bibliothèque  Oralorienyie  ; 

défaut  dès  le  temps  luénie  de  ses  premières  études  phi- 
losophiques qu'il  faisait  à  la  Flèche ,  sous  les  Pères  jé- 
suites. 11  s'en  plaignit  inutilement  à  ses  maîtres;  mais, 
ayant  commencé  à  philosopher  tout  seul,  sans  autre 
livre  que  la  raison  aidée  du  secours  de  la  géométrie, 
il  entreprit  d'y  remédier;  et  on  peut  dire  qu'il  y  a  réussi 
autant  bien  qu'il  était  possible,  en  travaillant  de  pur 
génie  et  sans  modèle  sur  un  sujet  si  difficile.  Il  établit 
trois  lois  de  la  nature  et  sept  règles  du  mouvement, 
fondées  sur  ces  deux  principes  :  qu'on  y  fasse  une  atten- 
tion sérieuse. 

1°  Que  la  volonté  de  Dieu  étant  la  force  qui  tient  les 
corps  en  repos ,  aussi  bien  que  celle  qui  les  met  en  mou- 
vement ,  ces  deux  manières  d'être  sont  de  leur  nature 
aussi  positives;  que,  toutes  choses  égales,  elles  ont  autant 
de  force  l'une  que  l'autre  ;  que  le  repos  en  a  pour  résister 
au  mouvement,  comme  le  mouvement  pour  résister  au 
repos;  qu'ainsi,  pour  déterminer  lequel  des  deux  sera  le 
vainqueur,  lorsqu'un  corps  vient  à  choquer  un  corps  en 
repos,  il  faut  décider  de  leur  sort  par  la  grandeur  de 
leurs  masses,  et  par  conséquent,  disait-il,  si  ou  suppose 
les  corps  dans  le  vide ,  un  corps  en  repos,  pour  peu  qu'il 
soit  plus  grand  que  le  mobile  T|ui  le  frappe,  ne  peut  jamais 
en  être  ébranlé.  Que  l'on  prenne  garde  à  la  supposition  , 
car  tout  dépend  de  là. 

2°  Que  Dieu  étant  aussi  constant  dans  sa  conduite, 
qu'immuable  dans  son  essence,  il  conserve  toujours  dans 
l'univers  une  égale  quantité  absolue  de  mouvement.  D'où 
il  conclut  que  le  mouvement  ne  se  perd  point,  et  qu'il 
n'augmente  ni  ne  diminue  sans  tout  l'assemblage  des 
corps;  mais  qu'il  ne  fait,  pour  ainsi  dire,  que  passer  de 
l'un  à  l'autre  par  une  communication  perpétuelle.  La  rai- 
son qu'il  en  rapporte  est  que  la  force  mouvante,  ou  la 
cause  motrice  de  la  nature,  qui  est  la  volonté  divine,  de-j 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  207 

meurant  toujours  la  même,  doit  toujours  produire  le 
même  effet. 

Ces  deux  principes ,  de  la  manière  dont  les  envisage 
M.  Descartes,  ont  sans  doute  quelque  chose  de  fort  spé- 
cieux, pour  ne  rien  dire  de  plus.  Le  P.  Malebranche  en 
fut  d'abord  ébloui;  mais,  après  avoir  bien  pensé,  il  se 
désabusa  du  premier.  C'est  pourquoi,  dans  le  dernier 
chapitre  de  sa  fameuse  'Recherche,  il  prouve  que  le  repos 
n'est  rien  de  réel  ;  que  ce  n'est  qu'une  pure  privation  ; 
que  Dieu  n'a  pas  besoin  d'une  volonté  positive  pour  le 
produire,  et  par  conséquent  que  le  repos  n'a  aucime  force 
pour  résister  à  celle  du  mouvement.  On  voit  assez  que  par 
là  il  ruinait  par  les  fondements  plusieurs  des  règles  de 
M.  Descartes  :  la  quatrième,  la  sixième,  la  septième. 
Mais,  parce  qu'il  retenait  encore  le  second  principe  de 
l'égalité  invariable  de  la  quantité  absolue  du  mouvement 
dans  la  nature,  il  crut  devoir  retenir  aussi  la  première, 
la  deuxième,  la  troisième,  la  cinquième;  qui  lui  parais- 
saient une  suite  nécessaire.  Il  se  contenta  donc  alors  de 
mettre  à  la  place  des  trois  règles  qu'il  avait  abolies,  quel- 
ques autres  de  sa  façon ,  qui  se  réduisent  toutes  à  celles- 
ci;  que  le  mobile,  quoique  plus  petit,  doit  chasser  devant 
lui  le  plus  grand ,  quoique  dans  un  parfait  repos ,  et  lui 
communiquer  de  son  mouvement  à  proportion  de  la  gran- 
deur, pour  aller  tous  deux  de  compagnie,  après  le  choc, 
vers  le  même  point.  Car  on  suppose  que  la  percussion  est 
directe.  On  peut  voir  le  reste  dans  les  premières  éditions 
de  la  Recherche  de  la  vérité,  livre  VI^,  chapitre  dernier. 

Il  y  avait  dix  ans  que  cet  ouvrage  était  entre  les  mains 
de  tout  le  monde,  sans  que  personne  eût  rien  écrit  contre 
les  nouvelles  règles  du  P.  Malebranche.  M.  de  Leibnitz , 
savant  de  qualité  d'Allemagne,  fort  célèbre  par  l'étendue 
de  son  esprit  et  de  son  érudition  presque  universelle,  fut 
le  premier  qui  les  attaqua  dans  les  journaux  de  Hollande, 


208  Bibliothèque  Oralorienne 

en  1686  ^  Il  commença  par  le  principe.  Il  prétend  que 
c'est  une  erreur  de  soutenir,  avec  M.  Descartes,  que  Dieu 
conserve  toujours  la  même  quantité  de  mouvement, 
quoiqu'il  avoue  que  Dieu  conserve  dans  la  nature  la 
même  force  motrice.  Car  il  faut  bien  que  la  conduite  de 
l'Etre  inliniment  parfait  porte  un  caractère  de  constance, 
de  régularité,  d'uniformité.  M.  Leibnitz,  qui  malgré  le 
poids  de  sa  vaste  érudition  se  piquait  d'être  méditatif, 
n'avait  garde  de  nier  une  vérité  si  claire  à  tout  homme 
qui  pense.  Mais,  en  distinguant  la  force  des  corps  de  la 
quantité  ou  grandeur  de  leurs  mouvements,  il  prétendait 
renverser  le  principe  de  M.  Descartes,  sans  ôter  à  Dieu 
la  gloire  d'une  conduite  uniforme  et  constante.  Après 
avoir  apporté  sa  démonstration  ,  il  conclut  en  accusant  ce 
grand  philosophe  d'avoir  trop  présumé  de  ses  lumières , 
et  les  cartésiens,  d'avoir  trop  déféré  à  celles  d'autrui. 
L'accusation  n'était  guère  bien  fondée.  Car  il  est  certain 
que  les  cartésiens ,  qui  méritent  ce  nom ,  ne  reconnais- 
sent point  d'autre  maître  que  la  raison,  ainsi  que  M.  Des- 
cartes le  leur  a  lui-même  recommandé.  M.  l'abbé  Cate- 
lan  prit  en  main  la  défense  des  accusés.  Il  entreprit  de 
faire  voira  M.  Leibnitz,  que  sa  prétendue  démonstration 
n'était  qu'un  vrai  paralogisme.  Celui-ci  réplicjua',  et  dans 
sa  réplique  il  attaqua  de  front  le  P.  Malebranche,  ce  qu'il 
n'avait  fait  encore  qu'indirectement  dans  son  premier 
écrit.  11  le  combat  sur  deux  points  :  sur  les  règles  de 
M.  Descartes,  qu'il  avait  jugées  bonnes,  excepté  sur  la 

1  Cette  objection  de  ^I.  Leibnitz  parut  en  latin  dans  le  mois  de 
mars  1686  au  Journal  de  Leipzig ,  autrement  Acta  eruditorum, 
et  reparut  une  seconde  fois ,  traduite  en  français ,  avec  la  réponse 
de  M.  l'abbé  Catelan  dans  les  Nouvelles  de  la  République  des 
lettres,  au  mois  de  septembre  même  année. 

2  La  réplique  de  M.  Leibnitz  à  M.  l'abbé  Catelan  est  contenue 
dans  une  lettre  écrite  à  l'auteur  des  Nouvelles  de  la  République 
des  lettres,  9  janvier  1687,  et  publiée  en  février,  article  3. 


I 


La   Vie  du  B.  P.  Maiebranchc  209 


première,  qui  est  incontestable,  et  pour  le  toucher  de 
plus  près ,  sur  celles  qu'il  avait  substituées  de  son  chef  à 
la  place  des  mauvaises;  mais,  en  le  combattant,  il  se 
trouve  réduit  à  d'étranges  extrémités  :  à  dire,  par  exemple, 
que  la  force  des  corps  est  distinguée  de  leur  mouvement; 
que  cette  force  doit  être  estimée  non  par  la  grandeur  ou 
par  la  vitesse  des  mobiles,  mais  par  l'effet  futur;  que 
puisqu'il  semble  que  cette  force  ou  puissance  est  quelque 
chose  de  réel  avant  la  production  de  son  effet,  il  s'ensuit 
qu'il  faut  admettre  dans  les  corps  quelque  chose  de  réel 
différent  de  la  grandeur  et  de  la  vitesse,  à  moins  qu'on 
ne  veuille  refuser  au  corps  toute  la  puissance  d'agir; 
enfin  à  soutenir  que  nous  ne  concevons  pas  encore  par- 
faitement la  matière,  ni  même  l'étendue;  c'est-à-dire, 
ainsi  qu'il  s'en  explique ,  que  nous  n'en  avons  pas  une 
idée  claire  et  distincte. 

Assurément,  M.  Leibnitz  donnait  ici  tout  droit  dans  le 
pyrrhonisme,  après  avoir  donné  d'abord  dans  les  ténè- 
bres surannées  des  qualités  occultes.  Car,  si  on  n'a  point 
d'idée  claire  de  l'étendue,  on  n'en  a  de  rien  du  tout.  Cela 
est  manifeste;  et,  s'il  est  permis  d'admettre  dans  les 
corps  une  force  motrice  interne,  distinguée  du  mouve- 
ment, nous  voilà  dans  une  obscurité  inaccessible  à  tous 
les  efforts  de  la  raison. 

Le  P.  Malebranche  avait  la  plus  belle  occasion  du 
monde  de  se  défendre  avec  succès.  La  matière  du  mou- 
vement est  susceptible  de  vraisemblances  pour  et  contre. 
Les  règles  de  M.  Descartes,  qu'il  avait  adoptées,  et  celles 
qu'il  avait  ajoutées,  sont  plausibles,  et  son  adversaire  lui 
donnait  prise  sur  la  métaphysique ,  où  il  excellait. 
M.  l'abbé  Catelan  lui  offrait  sa  plume  pour  renfort;  mais 
le  P.  Malebranche  était  encore  plus  honnête  hjmme  que 
bon  philosophe.  Il  abandonna  tous  ses  avantages.  11  ne 
considéra,  dans  l'écrit  de  iM.  Leibnitz,  que  la  force  des 


210  Bibliothèque  Oratorienne 


I 


objections,  sans  avoir  égard  aux  endroits  faibles,  et  il 
avoua  généreusement  dans  une  lettre  qu'il  rendit  pu- 
blique, que  son  illustre  adversaire  pouvait  bien  avoir  rai- 
son, puisque  les  règles  dont  il  était  question  dépendaient 
d'une  volonté  arbitraire  du  Créateur,  ajoutant  qu'il  était 
bien  convaincu  que  les  règles  de  M.  Descartes,  qu'il  avait 
jugées  fausses,  l'étaient  effectivement,  mais  qu'il  n'était 
pas  aussi  assuré ,  que  les  autres  qu'il  avait  approuvées , 
fussent  tout  à  fait  bonnes. 

Le  savant  d'Allemagne  n'était  pas  homme  à  se  conten- 
ter d'une  demi- victoire,  quoiqu'on  eût  bien  voulu  la  lui 
céder  sans  combat  et  de  si  bonne  grâce.  11  insista ,  non 
plus  sur  le  principe  de  l'égalité  invariable  de  la  quantité 
du  mouvement  dans  la  nature,  mais  particulièrement 
sur  ce  qu'avait  dit  le  P.  Malebranche  :  que  les  choses 
dont  il  était  question  dépendaient  d'une  volonté  arbi- 
traire du  Créateur.  Le  grand  homme  qui  nie,  en  dépit 
du  bon  sens,  que  nous  ayons  de  la  matière  une  idée  assez 
parfaite  pour  décider,  que  la  force  des  corps  consiste 
dans  leur  mouvement,  prétend,  lui,  en  avoir  une  assez 
claire  de  Dieu,  pour  décider  que  les  règles  de  M.  Des- 
cartes sont  absolument  contraires  à  la  sagesse  divine. 
Mais,  après  tout,  il  faut  convenir  que  M.  Leibnitz  pense 
beaucoup  plus,  et  beaucoup  mieux,  que  les  gens  d'érudi- 
tion n'ont  coutume  de  le  faire.  11  dit,  entre  autres  belles 
choses,  que  plus  on  connaît  la  nature,  et  plus  on  la 
trouve  géométrique;  que  la  véritable  physique  se  doit 
puiser  dans  la  source  des  attributs  divins;  que  la  con- 
naissance de  Dieu  n'est  pas  moins  le  principe  des  sciences 
que  son  essence  et  sa  volonté  sont  le  principe  des  êtres  ; 
que  bien  loin  d'exclure  de  la  physique  les  causes  finales, 
ou  la  considération  d'un  être  sage  qui  agit  avec  dessein, 
c'est  de  là  qu'il  faut  tout  déduire;  qu'à  la  vérité,  les 
effets  particuliers  de  la  nature  se  doivent  expliquer  mé- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranchc  211 

caniquement,  mais  que  les  principes  généraux  de  la  phy- 
sique et  de  la  mécanique  même,  dépendent  tellement  de 
l'idée  d'une  intelligence  souveraine,  qu'on  ne  les  saurait 
bien  expliquer,  sans  la  faire  entrer  en  considération  ; 
que  c'est  ainsi  qu'il  faut  allier  la  piété  avec  la  raison,  et 
qu'on  pourra  satisfaire  les  gens  de  bien ,  qui  appréhen- 
dent les  suites  de  la  philosophie  mécanique  ou  corpuscu- 
laire; comme  si  elle  pouvait  éloigner  de  Dieu  et  des  sub- 
stances immatérielles,  au  lieu  que,  tout  bien  entendu,  elle 
nous  y  doit  conduire. 

Le  P.  Malebranche  fut  si  content  de  ce  dernier  écrit  de 
M.  Leibnitz,  que  dès  lors  il  abandonna  absolument  ses 
règles,  mais  en  retenant  toujours  le  fameux  principe  de 
la  conservation  invariable  de  la  même  quantité  de  mou- 
vement dans  l'univers,  car  il  ne  croyait  pas  que  son  ad- 
versaire y  eût  donné  la  moindre  atteinte.  L'abbé  Catelan 
voulait  encore  faire  tète  à  l'ennemi.  Mais,  quand  les  gé- 
néraux se  rendent,  il  faut  bien  que  les  officiers  subal- 
ternes mettent  bas  les  armes.  Notre  abbé  demeura  donc 
en  repos;  il  pria  seulement  le  P.  Malebranche,  avec  plu- 
sieurs autres  de  ses  amis ,  que  puisqu'il  abandonnait  ses 
premières  règles  du  mouvement,  il  en  donnât  de  secondes 
qui  fussent  meilleures.  Après  quelques  années  de  refus , 
sa  prière  fut  écoutée.  Le  P.  Malebranche  médita  de  nou- 
veau la  matière,  ce  qui  produisit,  en  1691,  un  Traité  des 
lois  de  la  communication  des  mouvements  \  Nous  n'en  di- 
rons qu'un  seul  mot  en  général,  parce  que  le  détail,  en 
cette  matière  fort  difficile,  n'est  ni  à  la  portée,  ni  du 
goût  de  la  plupart  des  lecteurs. 

1  Paris,  Pralard,  1G02.  la- 11  de  44  pages.  —  3/.  Blampignon 
s'est  trompé  (page  10)  en  écrivant  que  Malebranche  donna  ce 
Traité  à  l'occasion  de  sa  nomination  n  l'Académie  des  sciences. 
C'est  sept  ans  plus  tôt ,  nomme  on  le  voit,  que  parut  cette  pre 
mière  édition. 


212  Bibliothèque  Oratorienne 

Le  traité ,  outre  un  avertissement  qui  est  à  la  tête , 
contient  trois  parties ,  à  cause  que  l'auteur  donne  trois 
sortes  de  règles  du  mouvement. 

Dans  son  avertissement ,  le  P.  Malebranche  fait  à 
M.  Leibnitz  l'honneur  qu'il  mérite,  en  reconnaissant  que 
c'est  à  lui  qu'il  a  l'obligation  d'avoir  corrigé  quelques 
erreurs  qu'il  avait  avancées  dans  le  dernier  chapitre  de 
sa  Recherche.  Il  serait  à  souhaiter  que  les  savants  fussent 
tous,  et  aussi  dociles  et  aussi  généreux,  à  l'égard  de  leurs 
critiques. 

Dans  la  première  partie,  il  donne  les  règles  du  mouve- 
ment pour  les  corps  parfaitement  durs,  selon  l'hypothèse 
de  M.  Descartes,  mais  suivant  toujours  son  propre  prin- 
cipe, que  le  repos  n'a  point  de  force  pour  résister  au 
mouvement. 

Dans  la  seconde,  il  donne  des  lois  pour  le  mouvement 
des  corps  durs  à  ressort,  tels  que  sont,  en  effet,  tous  les 
corps  durs  sensibles. 

On  juge  bien  que  ces  deux  sortes  de  lois  ou  de  règles 
doivent  être  fort  différentes ,  selon  la  dilTérence  de  leurs 
objets.  Mais  il  faut  remarquer  que  dans  les  deux  pre- 
mières parties  de  ce  traité,  le  P.  Malebranche  relient 
constamment  le  principe  dont  nous  avons  tant  parlé  :  que 
le  mouvement  ne  se  perd  point,  et  que  Dieu  en  conserve 
toujours  dans  le  monde  une  égale  quantité  absolue.  Tout 
ce  qu'il  peut  accorder  à  M.  Leibnitz,  ou  plutôt  à  la  vé- 
rité, c'est  de  reconnaître  qu'au  lieu  de  la  communication 
proportionnelle  qu'il  avait  auparavant  admise  avec 
M.  Descartes,  il  se  fait  entre  les  corps  qui  se  choquent 
une  permutation  réciproque  de  leurs  vitesses  dans  leur 
rejaillissement. 

Dans  la  troisième  partie  ,  il  a  plus  de  complaisance 
pour  son  critique.  Il  y  raisonne  dans  la  supposition  que 
les  mouvements  contraires  se  détruisent ,  et  que  la  quan- 


La  Vie  du  B.  P.  Malebranche  213 

tité  de  mouvement  augmente  et  diminue  sans  cesse  dans 
l'univers.  Mais  il  déclare  qu'il  n'adopte  pas  les  règles 
qu'il  donne  dans  cette  hypothèse.  11  en  prescrit  d'abord 
pour  les  corps  mous  ,  et  ensuite  pour  les  corps  élas- 
tiques. 

Le  P.  Malebranche  conclut  en  disant  qu'il  n'est  pas 
impossible  d'établir  en  physique  des  règles  du  mouvement 
si  justes  que  les  opérations  du  calcul  mathématique  sui- 
vraient pied  à  pied  les  effets  de  la  nature,  et  y  répon- 
draient à  peu  près;  ce  qui  montre  assez  qu'il  n'était  pas 
tout  à  fait  content  de  son  traité.  Si  le  public  le  fut  da- 
vantage lorsqu'il  parut  en  1692,  c'est  ce  que  je  n'ai  pu 
apprendre.  Mais  nous  savons  que  M.  Leibnitz  ne  le  fut 
pas.  Nous  savons  même  que  dès  lors  il  y  lit  des  notes 
critiques,  je  les  ai  entre  les  mains.  Voici  les  premières. 

1°  Il  trouve  à  redire  que  le  P.  Malebranche  eût  assuré 
que  les  lois  du  mouvement  dépendaient  d'une  volonté  ar- 
bitraire du  Créateur.  Il  avoue  que  Dieu  en  pouvait  établir 
d'autres;  mais  il  lui  semble  qu'il  se  serait  éloigné  des 
règles  de  sa  sagesse. 

2°  Il  revient  à  la  charge  contre  le  principe  de  la  con- 
servation invariable  de  la  mè  ne  quantité  de  mouvement 
dans  la  matière;  il  veut  seulement  qu'il  se  conserve 
dans  le  monde  la  même  quantité  de  l'action  motrice 
absolue. 

3°  Il  ajoute  que  la  supposition  des  corps  durs  sans  res 
sorts,  que  le  P.  Malebranche  avait  faite  après  M.  Des- 
cartes, lui  paraît  éloignée  de  l'ordre  de  la  nature,  parce 
que  le  ressort  est  essentiel  aux  corps,  non  pas,  dit-il, 
d'une  manière  primitive,  mais  par  la  disposition  du  sys- 
tème que  Dieu  a  choisi,  c'est-à-dire  par  le  moyen  d'un 
fluide  plus  subtil  qui  pénètre  les  corps;  que  même  la 
moindre  partie  de  ce  fluide  est  encore  un  corps  élastique 
par  le  moyen  d'un  autre  fluide  enc.oïc  plus  siil)tii ,  que 


'îli  Bibliothèque  Oratoricnne 

par  conséquent  on  doit  admettre,  pour  ainsi  dire,  un 
monde  entier  dans  la  moindre  partie  de  la  matière. 

4°  Il  convient  avec  le  P.  Malebranche  que  le  repos  n'a 
point  de  force  pour  résister  au  mouvement,  mais  il  pré- 
tend que  la  matière  a  une  certaine  inertie  naturelle;  que 
cette  inertie  dans  nos  corps  sensibles  est  proportionnelle 
à  sa  pesanteur;  que  c'est  elle  qui  est  la  cause  qu'un  ais 
suspendu  est  plutôt  percé  que  mû  par  une  balle  de  mous- 
quet, etc. 

5°  Il  dit  contre  le  principe  de  l'indifierence  de  la  ma- 
tière au  mouvement  et  au  repos,  que  si  cela  était,  le 
moindre  corps  pourrait  mouvoir  le  plus  grand  sans  rien 
perdre  de  sa  force  et  qu'il  n'y  aurait  point  de  choc  ni  de 
résistance  quand  deux  corps  vont  d'un  même  côté. 

Je  laisse  au  lecteur  attentif  à  juger  de  ces  remarques 
et  principalement  de  l'inertie  de  M.  Leibnitz;  qu'il  la 
distingue,  s'il  peut,  ou  de  la  pesanteur  des  corps,  ou  de 
la  force  que  M.  Descartes  attribue  au  repos,  pour  résister 
au  mouvement.  Je  reprends  mon  récit. 

M.  Leibnitz  ne  publia  point  ses  notes  critiques.  Il  nous 
assure  même,  dans  une  de  ses  lettres,  qu'il  ne  voulut  s'en 
ouvrir  à  personne.  Le  motif  de  son  silence  est  remar- 
quable :  ce  fut,  dit-il,  la  crainte  de  passer  pour  un 
homme  qui  affectait  de  contredire  le  P.  Malebranche.  Les 
autres  donneront  à  son  respect  humain  tel  nom  qu'il 
leur  plaira.  Je  crois,  pour  moi,  qu'on  lui  en  doit  savoir 
d'autant  plus  de  gré  que  la  mauvaise  honte  ne  fut  jamais 
le  défaut  des  savants.  Mais  pendant  que ,  par  un  motif  de 
pudeur,  il  cachait  ainsi  ses  nouvelles  difficultés  contre  le 
traité  du  P.  Malebranche,  ce  grand  philosophe  qui  était 
lui-même  son  plus  rigoureux  critique,  s'en  proposa  de  si 
fortes,  qu'il  fut  obligé  de  se  rendre  à  ses  propres  at- 
taques. Il  reconnut  enfin  ce  qui  était  le  point  capital  de 
sa  dispute  avec  M.  Leibnitz,  la  fausseté  ou  plutôt  l'équi- 


La  Vie  du  R.  P.  Makbranche  215 

voque  du  principe  carlésieu  de  lu  conservation  invariable 
de  la  même  quantité  de  mouvement  dans  l'univers.  Il  lit 
plus  :  il  avoua  son  erreur  avec  autant  de  joie  que  s'il 
eût  publié  une  découverte;  et  comme  c'était  M.  Leibnitz 
qui,  par  ses  objections,  avait  donné  lieu  à  cette  conver- 
sion philosophique,  un  de  ses  premiers  soins  fut  de  cher- 
cher l'occasion  de  lui  en  marquer  sa  reconnaissance. 
M.  le  marquis  de  l'Hôpital'  la  lui  fit  naître  tout  à 
propos.  11  venait  de  (inir  son  excellent  livre  Des  infiniment 
petits,  lorsqu'il  apprit  que  M.  Leibnitz  avait  dessein  de 
travailler  sur  cette  même  matière.  Aussitôt  il  résolut  de 
sacrifier  son  ouvrage  à  sa  politesse.  Ilécrività  M.  Leibnitz 
pour  lui  demander  s'il  trouverait  bon  que  son  écrit  parût 
avant  le  sien,  lui  témoignant  au  reste  qu'il  était  prêt 
pour  lui  faire  plaisir,  non  seulement  à  en  diflerer  l'im- 
pression, mais  à  le  supprimer  entièrement.  Voilà  de  ces 
galanteries  dont  on  ne  voit  guère  d'exemples  parmi  les 
savants.  M.  Leibnitz  répondit  au  marquis  sur  le  même 
ton  :  qu'il  n'avait  garde  pour  son  intérêt  particulier  de 
vouloir  priver  le  public  d'un  livre  qui  était  sans  doute 
excellent,  qu'il  espérait  lui-même  profiter  de  ses  grandes 
lumières;  et  que  si  la  permission  de  l'imprimer  n'était 
pas  encore  donnée,  ilsejoindraitauP.  Malebranche  pour 
l'obtenir.  En  elîèt,  il  en  écrivit  à  ce  Père,  qui  prit  de  là 
occasion  de  lui  apprendre  son  changement  et  le  dessein 
où  il  était  de  réformer  son  traité  sur  des  principes  con- 
formes aux  siens  ,  l'obligation  qu'if  lui  en  avait  et  tout  ce 
qu'on  peut  dire  d'obligeant.  C'est  avoir  de  la  reconnais- 
sance pour  des  services  bien  équivoques  que  d'en  avoir 

1  Guillaume -François -Antoine,  d'une  famille  ancienne  et  il- 
lustre (différente  de  celle  du  chancelier),  naquit  en  1661.  Il  avait 
quitté  le  service  à  cause  de  sa  courte  vue.  Jlembre  de  l'Académie 
des  sciences,  il  mourut  à  Paris  le  2  février  1704,  à  quarante- 
trois  ans. 


216  Bibliolhèque  Oratorienne 


pour  des  critiques  imprimées  et  publiques  par  toute  la 
terre.  Mais  le  P.  Malebranche  aimait  la  vérité  de  quelque 
manière  qu'on  la  lui  fit  connaître.  M.  Leibnitz,  charmé 
de  sa  vertu,  lui  rendit  une  réponse  telle  qu'il  la  méritait. 
Il  loue  principalement  sa  grande  pénétration  et  sa  rare 
générosité  :  la  pénétration,  pour  avoir  découvert  par 
lui-même  les  défauts  de  son  propre  ouvrage ,  ce  qui  est 
plus  difficile  qu'on  ne  le  saurait  croire,  et  sa  générosité 
pour  avouer  si  humblement  qu'il  s'est  trompé.  11  lui 
envoie  en  même  temps  ses  nouvelles  critiques  sur  le 
traité,  par  où  il  me  paraît  qu'il  lui  témoigne  plus  d'es- 
time que  par  toutes  les  louanges  qu'il  lui  donne.  C'est 
beaucoup  dire ,  car  je  lis  ces  paroles  dans  une  de  ses 
lettres  au  P.  Malebranche  : 

«  Au  reste,  mon  révérend  Père,  j'ai  toujours  estimé  et 
admiré  ce  que  vous  nous  avez  donné  sur  la  métaphy- 
sique dans  les  endroits  même  où  je  ne  suis  pas  entière- 
ment d'accord  avec  vous.  Vous  avez  trouvé  le  secret  de 
rendre  les  choses  les  plus  abstraites  non  seulement  sen- 
sibles, mais  agréables  et  touchantes.  Vous  en  avez  fort 
bien  montré  l'influence  dans  la  morale,  qui,  effective- 
ment, doit  être  toute  fondée  sur  la  véritable  métaphy- 
sique. Je  soidiaiterais,  mon  révérend  Père,  que  vous  vou- 
lussiez bien  prendre  la  peine  de  nous  proposer  un  jour 
vos  belles  et  importantes  pensées  en  forme  de  démons- 
tration ,  sauf  à  vous  donner  un  peu  plus  l'essor  dans  les 
scolies  ,  c'est-à-dire,  dans  vos  remarques  sur  les  vérités 
démontrées  où  vous  pourriez  encore  dire  mille  belles 
choses,  etc..  » 

Le  P.  Malebranche  eût  bien  suivi  ce  conseil,  s'il  n'eût 
écrit  que  pour  des  mathématiciens  ou  pour  des  anges; 
mais  écrivant  pour  des  hommes  habitués  aux  idées  sen- 
sibles, il  a  fallu  ordinairement  prendre  une  autre  mé- 
thode. Ainsi,  au  lieu  de  suivre  le  conseil  de  M.  Leibnitz, 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  217 

il  songea  à  exécuter  son  propre  dessein  ;  il  réforma  son 
traité,  ou  plutôt  il  le  retondit  presque  entièrement  et  le 
mit  dans  l'étal  où  nous  le  voyons  à  la  lin  de  la  Recherche 
de  la  vérité  ^  Ni  M.  Leibnitz,  ni  aucun  autre  auteur  n'y 
a  trouvé  rien  à  redire ,  que  Tou  sache. 

Le  P.  Malebranche  le  divise  en  deux  parties,  dont  il 
emploie  la  première  à  examiner  quelles  devraient  être 
les  lois  de  la  communication  du  mouvement,  si  les  corps 
se  choquaient  dans  le  vide  et  s'ils  étaient  durs  par  eux- 
mêmes;  examen  qu'il  ajuste  à  deux  suppositions  :  1°  à 
celle  qui  admet  dans  le  monde  une  égale  (|uanlité  absolue 
de  mouvement;  2"*  à  celle  qui  veut  au  contraire  qu'il  y 
arrive  sans  ce^se  quelque  changement  à  l'occasion  du 
choc  des  corps. 

Comme  la  deuxième  supposition  est  la  véritable,  il  em- 
ploie toute  l'autre  partie  à  expliquer  les  principes  néces- 
saires pour  rendre  la  raison  physique  et  naturelle  des  lois 
du  mouvement,  qui  sont  conlirmées  par  l'expérience;  à 
marquer  ces  lois  et  à  prouver  que  les  opérations  pres- 
crites pour  découvrir  le  résultat  des  mouvements  qui 
suivent  le   choc  des  corps,  représentent  exactement  à 
l'esprit  les  effets  naturels  que  le  même  choc  y  produit. 
C'est  toute  l'analyse  (ju'on  donnera  de  ce  traité;  on 
en  a  dit  la  raison  et  on  ne  s'est  peut-être  déjà  que  trop 
arrêté  sur  l'histoire  de  sa  naissance  et  de  sa  réformation. 
Mais,  après  en  avoir  cons^idéré  toutes  les  circonstances, 
on  a  cru  qu'elle  fournirait  aux  savants  le  modèle  d'une 
guerre  d'esprit  honnête  et  civile;  un  modèle  d'attaque 
dans  M.  Leibnitz,  ([ui  parle  toujours  ferme,  sans  dureté, 
sans  impolitesse;  et  un  modèle  de  délensc  dans  le  P.  Ma- 
lebranche ([ui,  sans  donner  ni  prendre  le  change,  en  se 
jetant  à  l'écart  sur  les  endroits  faibles  de  son  adversaire, 

1  A  partir  de  l'édition  de  17uo. 
BlBL.  OK.  —  VIll  7 


218  Bibliothèque  Oraforienne 

dont  il  n'était  pas  question,  se  rend  de  bonne  foi  à  la 
lumière,  à  mesure  qu'elle  vient  à  paraître.  Aussi arriva- 
t-il,  ce  qui  est  rare,  que  la  guerre  ne  servit  qu'à  les  unir 
ensemble  par  une  estime  plus  particulière  ;  car  le  P.  Male- 
brancbe  regarda  toujours  depuis  M.  Leibnitz  comme 
l'adversaire  le  plus  équitable  qu'il  eût  jamais  eu  à  com- 
battre ,  et  M.  Leibnitz,  de  son  côté,  admira  le  P.  Male- 
branche  comme  l'auteur  le  plus  raisonnable  qu'il  eût 
encore  trouvé.  Ainsi  la  vérité  remporta  la  victoire  à  l'a- 
vantage des  deux  combattants. 

Le  P.  Malebranche  eut  presque  en  môme  temps  une 
autre  guerre  à  soutenir  contre  un  ennemi  en  toute  ma- 
iKère  moins  illustre  ((ue  M.  Leibnitz,  mais  incompara- 
blement plus  fier.  C'était  M.  Régis  %  bomme  d'un  esprit 
facile,  d'une  mémoire  beureuse,  d'une  imagination  assez 
nette,  mais  d'une  pénétration  fort  médiocre.  Cependant, 
comme  il  savait  par  cœur  son  Descartes  et  que  d'ailleurs 
il  avait  le  talent  de  la  parole,  ce  qui  tient  dans  le  monde 

1  Gentilhomme  de  Languedoc,  de  la  famille  de  Saint-Régis.  II 
fit  des  livres  de  physique  pour  l'abbé  de  Louvois.  Louvois,  mi- 
nistre ,  lui  faisait  une  pension. 

Pierre -Silvain  liégis,  né  à  la  Salvétat-de-Blanquefort  dans  le 
comté  d'Agenais  en  1632,  célèbre  philosophe  cartésien,  disciple 
de  Rohaut,  lit  ses  études  à  Paris,  établit  à  Toulouse  des  confé- 
rences publiques  sur  la  nouvelle  philosophie  en  1680,  ce  qui  lui 
mérita  une  pension  de  la  ville  ;  membre  de  l'Académie  des 
sciences  en  1699;  mort  à  Paris,  le  7  jan\ier  1707;  auteur  d'un  Cout\s 
de  philosophie  en  trois  volumes  in -4»;  De  l'usage  de  la  raison 
et  de  la  foi  ou  l'Accord  de  la  foi  et  de  la  raison,  in-4",  1704,  dé- 
dié à  M.  l'abbé  Bignon,  à  qui  M.  Régis  dit  dans  son  Épître  qu'il 
ne  pouvait  citer  les  ennemis  ou  de  la  raison  ou  de  la  foi  devant 
un  juge  à  qui  les  droits  de  l'un  et  de  l'autre  fussent  mieux  connus, 
et  que  si  on  le  recevait  ce  ne  serait  que  parce  qu'il  serait  trop 
déclaré  pour  toutes  les  deux.  (Voir  Éloge  de  M.  Régis.) 

M.  Régis  donne  pour  conclusion  un  Traité  de  l'amour  de  Dieu, 
parce  que  cette  matière ,  dit  M.  de  Fontenelle,  qui,  si  l'on  voulait, 
serait  fort  simple ,  venait  d'être  agitée  par  des  grands  hommes 
avec  beaucoup  de  subtilité. 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  219 

lieu  de  bel  esprit,  il  avait  autrefois  brillé  dans  les  cé- 
lèbres conférences  que  M.  Rohaut  faisait  à  Paris  sur  la 
physique.  Après  la  mort  de  ce  fameux  cartésien,  il  eut 
la  hardiesse  de  s'offrir  pour  les  continuer;  ce  qu'en  effet 
il  fit  longtemps  avec  honneur.  Le  succès  lui  enfla  le 
courage;  de  telle  manière  ({ue,  consultant  sa  réputation 
plutôt  que  ses  forces,  il  projeta  un  dessein,  dont  l'exé- 
cution ne  paraît  aisée  qu'aux  gens  vulgaires:  c'était  de 
donner  au  public  un  système  complet  de  philosophie, 
comprenant  une  logique,  une  métaphysique,  une  phy- 
sique, une  morale,  non  pas  telles  qu'on  les  donne  dans 
les  écoles,  sans  principes,  sans  méthode,  sans  goût,  mais 
bien  approfondies,  bien  liées  entre  elles  et  bien  déve- 
loppées, et  par  là  capables  de  former  l'esprit  à  ce  juste 
discernement  du  solide  et  du  vrai  qui  vaut  mieux  que 
toute  l'érudition  du  monde.  Le  projet  est  sans  doute  fort 
beau.  Voici  de  quelle  manière  M.  Régis  l'exécuta  :  il 
choisit  d'abord  les  principes  de  M.  Descartes  pour  le  fond 
de  son  ouvrage;  et,  pour  le  conduire  à  sa  perfection,  il 
copia  sans  façon  d'excellents  livres  cartésiens,  entre  autres 
la  Logique  de  Port- Royal  et  la  Physique  de  M.  Rohaut. 
Mais  l'envie  de  passer  pour  original  l'ayant  saisi  tout  à 
coup ,  il  y  ajouta  tant  du  sien  qu'il  réussit  mal  dans  son 
dessein.  Car  il  soutient  par  exemple  que  les  corps  sont 
les  exemplaires  des  idées  qui  les  représentent,  et  non  les 
idées  les  exemplaires  des  corps,  quoique  évidemment 
formées  sur  elles  ;  que  l'on  peut  démontrer  l'existence  de 
la  matière  par  son  idée  toute  seule,  avant  que  d'avoir 
démontré  l'existence  de  Dieu  :  cette  idée,  dit-il,  ne  pou- 
vant être  en  nous,  sans  qu'il  y  ait  des  corps  véritables 
hors  de  nous;  qu'encore  que  les  créatures  n'aient  point 
de  causalité  propre,  elles  ne  sont  pas  des  causes  occa- 
sionnelles, mais,  connue  il  les  appelle,  des  causes  effi- 
cientes secondes;  que  les  vérités  éternelles  consistent  dans 


;220  Bibliothèque  Oratorienne 

les  substances  que  Dieu  a  créées ,  en  tant  qu'on  les  con- 
sidère d'une  certaine  façon  en  les  comparant  ensemble, 
suivant  les  dilTérents  rapports  qu'elles  ont  les  unes  avec 
les  autres;  que  l'élat  de  la  nutuie  est  un  état  de  guerre , 
où  la  force  est  la  loi  naturelle,  etc..  H  y  a  tout  lieu  de 
croire  que  ces  principes  dont  on  ne  voit  que  trop  bien  les 
pernicieuses  conséquences,  ou  d'autres  semblables,  dont 
M.  Régis  est  plein ,  furent  la  source  desmortiiicationsqui 
lui  arrivèrent  dans  la  suite,  et,  par  contre-coup,  à  tous  les 
cartésiens.  Un  en  murmurait  dans  Paris  si  bautement 
que  la  chose  alla  jusqu'aux  oreilles  du  roi.  Ce  prince 
n'avait  jamais  rien  appris;  il  n'avait  à  sa  cour  que  des 
gens  fort  peu  éclairés  sur  ces  matières.  Aussi  au  lieu  de 
s'en  prendre  au  seul  auteur  de  ces  mauvaises  maximes , 
il  se  laissa  prévenir  généralement  contre  tout  le  carté- 
sianisme. On  ne  l'en  blâme  pas,  car  ses  confesseurs,  tous 
bons  disciples  d'Aristote,  lui  en  avaient  toujours  fait  les 
plus  bideuses  peintures.  Ayant  mandé  donc  M.  de  Harlay, 
arcbevéque  de  Paris,  il  lui  donna  ordre  de  faire  défense 
à  M.  Régis  de  continuer  ses  conférences  et  à  l'université | 
d'enseigner  la  philosophie  de  M.  Descartes.  Le  prélat' 
était  trop  bon  courtisan  pour  dire  la  vérité  à  un  roi  dont! 
on  sait  que  les  préventions  étaient  ineffaçables.  Il  exécuta 
son  ordre,  M.  Régis  obéit,  et  les  vieux  docteurs  furent 
charmés  de  voir  l'autorité  d'Aristote  contirmée  par  celle 
du  roi.  On  dit  même  qu'à  cette  occasion  ils  entreprirent] 
la  censure  de  M.  Descartes,  mais  que  M.  Boileau  fitj 
échouer  le  projet  par  sa  fameuse  requête  en  faveurj 
d'Aristote*. 


1  M.  de  Harlay  otMt  l'archevêché  à  M.  Régis  pour  s'entretenir 
ensemble  sur  ses  principes.  M.  Régis  y  alla  pendant  quelque  temps. 

2  Dès  1641,  M.  Descartes  ayant  envoyé  un  de  ses  livres  à  la 
Sorbonne  pour  l'examiner,  M.  Arnauld  fut  choisi  pour  y  faire  des/ 
objections.  M.  Descaries  loua  le  jeune  docteur.  Une  autre  lois 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  221 

La  philosophie  de  M.  Régis  ne  laissa  point  de  paraître 
imprimée  avec  privilège  du  roi.  On  se  croit  obligé  ici  d'en 
faire  le  juste  portrait,  afin  de  précautionner  les  esprits 
trop  faciles  contre  son  faux  cartésianisme. 

La  lo^fique  est  toute  vide  et  superficielle;  elle  a  plus 
de  surface  que  de  solidité,  sous  prétexte  que  celle  de 
Port-Royal,  où  il  renvoie,  a  épuisé  la  matière;  sa  méta- 
physique est  remplie  de  maximes  erronées  qui  ruinent 
par  les  fondements  toutes  les  sciences,  en  supposant  que 
Dieu  est  le  créateur  des  vérités  éternelles ,  aussi  bien  que 
des  êtres  qu'il  a  bien  voulu  produire  hors  de  lui-même. 
Sa  physique  est  assez  bonne  dans  la  plupart  des  endroits 
où  il  a  copié  M.  Descartes,  M.  Rohaut,  etc.,  mais  sa  mo- 
rale est  horrible  dans  toutes  ses  parties,  car  il  y  renverse 
les  lois  éternelles,  toutes  les  règles  immuables  de  sagesse 
et  de  justice,  qu'il  fait  dépendre  dans  la  société  de  certains 
contacts  arbitraires  soit  de  Dieu  avec  l'homme,  soit  des 
hommes  entre  eux.  En  un  mot,  il  n'y  a  point  d'Escobar 
ni  de  Banni  qui  ait  porté  le  relâchemont  si  loin,  et  je  ne 
vois  pas  que  la  politique  impie  ou  inhumaine  de  Ma- 
chiavel soit  beaucoup  plus  mauvaise.  On  n'a  qu'à  lire 
pour  s'en  convaincre. 
■  Il  n'est  pas  étonnant  qu'un  philosophe  ennemi  des 
vérités  et  des  lois  éternelles  en  attaquât  les  défenseurs. 
Aussi  M.  Hégis  ne  manqua-t-il  point  dans  son  système  de 
philosophie  (car  c'est  le  titre  qu'il  donne  à  son  livre)  de 
combattre  de  toute  sa  force  le  P.  Malebranche.  On  en 


Ips  vieux  docteurs  de  Sorbonne,  voyant  le  progrès  du  cartésia- 
.nisrae,  résolurent  d'en  faire  une  censure;  un  prêtre  de  l'Ora- 
toire..., homme  d'esprit,  leur  représenta  que  pour  se  mettre  en 
état  de  faire  quelque  chose  de  bon, il  fallait  qu'ils  s'appliquassent 
pendant  six  mois  à  bien  étudier  la  géométrie,  etc.,  les  vieux  doc- 
teurs se  récrièrent  beaucoup  et  abandonnèrent  le  projet.  Le  P.  An- 
dré le  savait  de  M.  l'abbé  de  Cordemoi. 


222  Bibliothèque  Oratorienne 

rapporte  encore  un  autre  motif:  c'est  qu'il  était,  dit-on, 
fort  lié  avec  les  amis  de  M.  Arnauld.  Mais  le  relâche- 
ment de  ses  maximes  en  matière  de  mœurs  nous  em- 
pêche de  le  croire.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  attaque  le 
P.  Malebranche  surtout  par  trois  endroits  :  le  premier, 
de  métaphysique,  sur  la  nature  des  idées;  le  second,  qui 
a  rapport  à  la  morale,  sur  les  plaisirs  des  sens;  le  troi- 
sième, de  physique,  sur  les  diverses  apparences  de 
grandeur  sous  lesquelles  on  voit  le  soleil  et  la  lune  dans 
l'horizon  et  dans  le  méridien. 

L  Pe  .  Malebranche  n'avait  garde  de  trouver  mauvais 
que  l'on  combattît  ses  opinions:  cela  eût  été  injuste;  mais 
il  fut  un  peu  indigné  de  la  manière  dont  on  s'y  était  pris: 
négligence  à  s'instruire  et  des  sentiments  qu'il  attaquait 
et  des  raisons  dont  on  les  appuyait;  affectation  de  ren- 
voyer son  lecteur  aux  livres  de  M.  Arnauld  sur  les  idées, 
sans  faire  mention  des  réponses  qu'on  leur  avait  opposées  ; 
hardiesse  à  décider  sur  les  matières  qu'il  ignorait  le  plus 
parfaitement;  infidélité  en  rapportant  la  doctrine  de  son 
adversaire  ;  quelquefois  une  ignorance  qui  surprend  ;  et 
presque  toujours  un  air  de  suffisance  qui  révolte  dans  un 
auteur  si  médiocre.  Tout  cela  ne  méritait  que  du  mépris. 
Néanmoins,  comme  la  philosophie  de  M.  Régis  avait  eu 
succès  dans  le  monde  à  cause  de  sa  physique,  le  P.  Male- 
branche, qui  d'ailleurs  avait  pour  maxime  de  ne  mépriser 
personne,  crut  d'abord  lui  devoir  répondre  par  respect 
pour  le  jugement  de  ceux  qui  l'estimaient.  Mais  ayant 
appris  presque  en  même  temps  qu'une  autre  main  s'ar- 
mait pour  sa  querelle,  il  jugea  plus  à  propos  de  suivre 
son  humeur  pacifique  en  ne  lui  répondant  pas. 

En  effet,  un  jeune  homme  fort  vif  et  de  beaucoup  d'es- 
prit, nommé  Lelevel  %  avait  à  son  insu  entrepris  de  le 

'  Henri  Lelevel,  d'Alençon ,  fut  un  moment  confrère  de  l'Ora- 
toire, d'oii  il  sortit  pour  deve7iir  précepteur  du  duc  de  Saint- 


La  Vie  du  H.  P.  Malebranvhe  523 

défendre  en  réfutant  les  opinions  particulières  de  M.  Ré- 
gis sur  la  métaphysique  principalement  et  sur  la  morale; 
ce  qu'il  exécute  avec  une  force  qui  ne  lui  conviendrait 
pas  dans  sa  propre  cause  et  qu'on  a  même  peine  à  lui 
pardonner  dans  celle  d'aulrui;  car  il  pousse  à  outrance 
le  faux  cartésien,  l'attaquant  toujours  à  bout  portant, 
si  on  peut  ainsi  dire,  faisant  un  feu  continuel  sur  toutes 
les  batteries  qu'il  avait  dressées  contre  le  P.  Malebranche, 
contre  la  raison  et  contre  la  foi  ;  en  un  mot  il  l'assomme 
sans  quartier;  et,  comme  pour  montrer  que  c'était  peu 
pour  lui  qu'un  tel  adversaire,  il  emploie  en  même  temps 
une  partie  de  ses  forces  à  repousser  deux  autres  enne- 
mis de  la  philosophie  cartésienne,  qui  avaient  attaqué 
M.  Piégis,  mais  ordinairement  fort  mal,  ne  s'étant  servi 
pour  le  combattre  que  des  armes  faibles  et  usées  d'Aris- 
tote.  Ces  deux  ennemis  étaient  l'ancien  évêque  d'Avran- 
ches,  le  fameux  polymathe,  M.  Huet,  et  le  licencié 
M.  Duhamel  %  ancien  professeur  de  philosophie  de  l'Uni- 
versité de  Paris,  qui  n'est  guère  connu  que  dans  les  col- 
li'ges  où  le  mauvais  goût  règne  encore.  M.  Lelevel  les 
combat  tous  trois  tour  à  tour  avec  les  armes  du  P.  Male- 
branche :  le  prélat,  avec  respect;  le  licencié,  cavalière- 
ment; le  philosophe,  rudement;  ce  qui  donne  à  son  ou- 
vrage un  caractère  fort  singulier.  Il  a  pour  titré  :  La 
vraie  et  la  fausse  métaphysique ,  où  l'on  réfute  les  sentiments 
dii  M.  Réfjis  et  de  ses  adversaires  sur  cette  matière. 

Ce   ne  fut   point  seulement  à  Paris  que  le  P.  Male- 
branche trouva  des  défenseurs  ;  il  en  trouva  aussi  en 


Simon.  Il  fit ,  comme  on  va  le  voir,  plusieurs  ouvrages  pour  la 
défense  de  Maleltranche. 

1  II  n'est  pas  question  ici  de  Jean-  Baptiste  Duluonel ,  l'ora- 
torien  (liibliograpliit!  oratoricnne,  p.  41),  mais  de  Jean  Duha- 
mel,auteur  d'un  cours  de  philosophie  a  extrêmement  médiotre  », 
dit  Cousin.  (Op.  dt..  \>.  41  1.1 


254  Bibliothèque  Oratorienne 

province.  M,  de  Guigues%  savant  ecclésiastique  de  Lyon, 
qui  entra  depuis  dans  l'Oratoire,  composa  une  défense 
de  la  Recherche  de  la  vérité  contre  les  attaques  de  M.  Hé- 
gis.  C'est  un  petit  ouvrage  fort  net,  fort  solide,  fort 
pressant.  L'auteur  y  fait  !iriller  un  feu  moins  npre  que 
M.  Lelevel ,  mais  dont  la  douceur  ne  diminue  rien  de  la 
vigueur  avec  laquelle  on  doit  combattre  les  partisans  de 
l'erreur. 

Le  malheur  du  P.  Malebranche  fut  d'ignorer  ce  qu'on 
faisait  à  Lyon  pour  sa  défense  et  de  ne  point  voir  paraître 
l'ouvrage  de  son  défensmir  de  Paris.  On  ne  sait  point  trop 
la  cause  de  ce  retardement,  car  le  livre  est  bon.  Mais  il 
est  certain  que  le  P.  Malebranche  ayant  appris  qu'on  y 
maltraitait  un  peu  M.  Hégis,  ne  le  voulut  point  lire  qu'il 
ne  fût  imprimé.  Voyant  donc  que  l'impression  en  était 
différée,  et  ne  sachant  pas  même  si  elle  se  ferait  jamais, 
il  prit  enfin  la  résolution  de  ne  pas  laisser  plus  longtemps 
la  vérité  indéfendue.  Deux  raisons  entre  autres  le  por- 
tèrent encore  une  fois  à  vaincre  son  humeur  ennemie  des 
combats  :  ce  fut  la  juste  crainte  premièrement  qu'on  ne 
regardât  son  silence  comme  une  espèce  de  mépris  pour 
son  adversaire,  et  en  second  lieu  comme  un  aveu  de  son 
impuissance  à  défendre  des  sentiments  qui  lui  avaient 
toujours  paru  véritables.  Mais  aussi  afin  de  ne  pas  s'en- 
gager à  un  travail  long  et  inutile,  il  ne  s'attache  qu'aux 
trois  endroits  déjà  marqués,  où  M.  Régis  le  réfute  avec 
une  application  particulière,  en  le  citant  en  marge,  pour 
lui  montrer  à  l'œil  que  c'est  à  lui  qu'il  parle,  (f  Car  enfin, 
dit  le  P.  Malebranche  dans  l'avertissement  qui  précède 


'  Le  P.  Jean  de  Guigue  (et  non  Guigne,  croyons-nous,  comme 
écrit  M.  blampignon,  p.  13),  entra  à  l'Oratoire  vers  le  com- 
mencement du  xvm^  siècle,  et  g  mourut  le  28  mars  1703.  à 
Vienne  en  Dauphiné. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  225 

sa  réponse,  puisque  pour  le  combattre  je  ne  fais  point 
choix  de  ce  qui  paraît  de  plus  faible  dans  son  système, 
et  que  je  m'oblige  à  renversi^r  tout  ce  qu'il  y  trouve 
lui-même  de  plus  fort  contre  moi ,  si  on  reconnaît  claire- 
ment, comme  je  l'espère,  que  la  vérité  est  de  mon  côté, 
on  aura  un  préjugé  légitime  contre  tout  son  ouvrage,  je 
veux  dire,  ajoute-t-il  agréablement,  contro  ses  opinions 
particulières;  car  je  ne  prétends  pas  qu'il  n'y  ait  rien  de 
solide  dans  sa  philosophie;  je  condamnerais  d'excellents 
auteurs  et  que  je  regarde  comme  mes  maîtres.  » 

Après  cette  fine  raillerie,  le  P.  Malebranche  entre  en 
lice  contre  son  adversaire  avec  un  air  de  résolution  et  de 
politesse  chrétienne  qu'il  soutient  pArfaitementd'un  bout 
à  l'autre.  C'est  ce  qu'on  peut  voir  dans  toute  sa  réponse, 
dont  voici  l'analyse  ^. 

Le  P.  Malebranche,  après  avoir  ainsi  montré  à  son 
adversaire  la  faiblesse  de  ses  attaques,  finit  par  ce  trait 
de  christianisme  :  «  J'ai  tâché ,  Monsieur,  qu'il  n'y  eût 
rien  dans  ma  réponse  qui  vous  pût  fâcher,  et  j'espère  y 
avoir  réussi  ;  car  il  me  semble  que  je  n'ai  point  eu  d'autre 
vue  que  de  bien  défendre  mes  sentiments,  à  cause  que  je 
les  crois  véritable-;  mais,  si  dans  la  chaleur  de  la  dis- 
pute, il  s'y  est  glissé  quelque  expression  trop  dure,  ce 
que  vous  pouvez  sentir  mieux  que  moi,  voyez  si  vous  n'y 
auriez  point  donné  vous-même  un  légitime  sujet.  En 
tout  cas,  je  vous  prie  de  me  le  pardonner  d'aussi  bon 
cœur  que  j'oublie,  comme  je  le  dois,  certaines  manières 
qui  me  blessent  dans  votre  ouvrage.  » 

Cette  réponse  parut  en  1693,  sur  la  fin  de  l'année; 

1  C'est  de  la  page  738  à  la  page  754  qu'Anh-é  donne  l'ana- 
lyse de  cette  réponse  intitulée  :  Des  diverses  apparences  de  gran- 
deur du  soleil  et  de  la  lune  dans  l'horizon  et  dans  le  méridien, 
réponse  à  M.  Ré,?is,  1603,  in -4".  Réimprimé,  à  partir  de  1700, 
//  la  suite  de  la  Recherclie. 


226  Bibliothèque  Oratorienne 

voyons  quelle  en  fut  la  suite.  Assurément,  M.  Régis  de- 
vait être  fort  obligé  au  P.  Malebranche ,  d'avoir  bien 
voulu  l'honorer  d'une  réponse  si  modeste.  Le  peu  de  va- 
leur de  ce  qui  est  à  lui  dans  ses  livres ,  jointe  à  sa  fierté 
révoltante,  méritait  sans  doute  un  autre  sort.  Mais,  c'est 
de  quoi  il  n'avait  garde  de  convenir.  Au  lieu  de  recon- 
naître l'honneur  qu'on  lui  faisait,  le  succès  de  la  réponse, 
dont  il  y  eut  deux  éditions  presque  en  même  temps,  le 
mit  de  mauvaise  humeur.  Bien  des  raisons  y  contribuè- 
rent. Outre  qu'elle  mettait  au  jour  la  médiocrité  de  son 
savoir,  de  sa  pénétration,  de  son  goût,  il  lui  revenait  de 
plusieurs  endroits  qu'elle  serait  bientôt  accompagnée  : 
que  l'ouvrage  de  M.  Lelevel  allait  enfin  paraître;  que  cet 
ouvrage  maltraitait  cruellement  sa  métaphysique  et  sa 
morale;  que  sa  personne  même  n'y  était  pas  épargnée,  y 
étant  représenté  comme  un  auteur  dont  les  maximes  im- 
pies et  inhumaines  tendaient  à  la  ruine  de  la  religion  et 
de  la  société;  qu'un  certain  M.  de  Guignes,  bel  esprit 
lyonnais,  grand  admirateur  du  P.  Malebranche,  songeait 
en  même  temps  à  opposer  à  ses  attaques  une  défense  vi- 
goureuse de  la  Recherche  de  la  vérité.  D'ailleurs,  il  ne 
pouvait  douter  ni  des  murmures  du  public  contre  lui ,  ni 
que  ses  anciens  ennemis,  M.  Huet  et  M.  Duhamel,  ne 
triomphassent  un  peu  de  le  voir  en  si  mauvaise  posture. 
Tout  cela  était  chagrinant  pour  un  auteur  entêté  de  son 
mérite. 

Cependant  M.  Régis,  qui  ne  laissait  pas  d'avoir  quel- 
ques partisans  pour  le  soutenir  au  défaut  de  raison  ,  prit 
la  résolution  de  faire  bonne  contenance.  l\  composa  trois 
répliques,  pour  répondre  aux  trois  parties  delà  réponse 
du  P.  Malebranche.  Mais,  soit  que  le  chagrin  l'eût  trou- 
blé, soit  que  la  précipitation  l'emportât,  ou  parce  qu'en 
effet  il  n'avait  pas  trop  approfondi  les  matières,  il  y 
réussit  assez  mal.  Il  y  avance  les  principes  les  plus  faux. 


La   Vie  du  H.  P.  Malebranche  227 

comme  des  vérités  incontestables  ;  par  exemple ,  dans  la 
première,  que  si  un  objet  est  vu  seul  et  par  le  même  mi- 
lieu ,  il  ne  peut  jamais  paraître  de  même  grandeur  que 
lorsqu'il  est  à  une  même  distance.  Il  y  assure  comme 
certains  les  faits  les  plus  douteux  ;  par  exemple,  dans  la 
seconde,  que  M.  Arnauld  a  pleinement  satisfait  aux  rai- 
sons que  le  P.  Malebranche  apporte  contre  lui  dans  le 
chapitre  de  sa  réponse  qui  regarde  les  idées.  Il  y  sou- 
tient même,  avec  une  hardiesse  étonnante,  les  faits  les 
plus  visiblement  faux;  par  exemple,  dans  sa  troisième 
réplique,  que  le  P.  Malebranche,  en  parlant  des  plaisirs 
des  sens  dans  sa  'Recherche  de  la  vérité  (liv.  IV,  chap.  x), 
n'a  point  écrit  qu'ils  sont  capables  de  nous  rendre  en 
quelque  manière  heureux,  mais  simplement  nous  rendre 
heureux,  sans  modification.  Or  cette  modification,  en 
quelque  manière,  se  trouve  dans  la  page  même  où  l'auteur 
l'avait  renvoyée,  et  on  n'avait  oublié  que  de  lui  marquer 
la  ligne.  Mais  ce  qu'on  aura  peut-être  plus  de  peine 
à  croire,  c'est  que  M.  Régis  est  assez  chagrin  pour  ne 
pas  goûter  le  style  du  P.  Malebranche.  Ce  qui  paraîtra 
sans  doute  aux  connaisseurs  une  délicatesse  de  goût  ex- 
cessive. 

Il  faut  néanmoins  avouer  qu'il  emploie  deux  artifices 
qui  ne  sont  pas  mal  imaginés,  pour  mettre  dans  son 
parti  une  infinité  de  personnes.  Le  premier  est  de  ren- 
voyer le  P.  Malebranche  à  M.  Arnauld,  sur  la  matière 
des  idées:  ce  qui  valait  autant  que  d'appeler  ce  doctour  à 
son  aide  avec  tous  les  jansénistes;  le  second  est  une  pro- 
testation cavalière  de  ne  jamais  répondre  ni  au  P.  Male- 
branche ni  à  ses  défenseurs.  «  Car  je  crois,  dit-il,  que 
ma  morale  et  ma  métaphysique  sont  maintenant  si  à 
couvert  de  ses  insultes,  que  je  proteste  publiquement 
que,  quoique  lui  et  ses  disciples  puissent  écrire  contre 
elles,  je  ne  leur  répondrai  jamais;  tant  parce  que  nos 


228  Bibliothèque  Oratorienne 

principes  sont  trop  éloignés  pour  pouvoir  disputer  en- 
semble, qu'à  cause  que  je  suis  persuadé  que  le  public 
connaîtra  bien  par  ces  répliques  ce  que  je  serais  capable 
de  faire  dans  de  pareilles  rencontres.  » 

Ainsi  M.  Régis  prenait  de  loin  ses  mesures,  en  cas 
d'attaque:  d'une  part,  il  se  ménageait  un  puissant  se- 
cours dans  les  ennemis  déclarés  du  P.  Malebranche;  et 
de  l'autre,  il  se  préparait  à  lui-même  une  raison  plau- 
sible pour  demeurer  dans  l'inaction ,  pendant  qu'éloigné 
des  coups,  il  verrait  combattre  ses  troupes  auxiliaires.  Il 
ne  restait  plus  qu'à  rendre  son  manifQste  fort  commun  , 
afin  que  personne  n'en  prétendît  cause  d'ignorance.  Le 
moyen  dont  il  s'avisa  est  singulier.  Il  fit  imprimer  ses 
répliques  sous  le  faux  nom  de  Journal  de  Paris,  pour  les 
faire  distribuer  dans  toute  l'Europe  à  la  faveur  d'un  titre 
qui  fait  tout  vendre.  Il  était  temps  qu'elles  parussent.  Le 
livre  de  M.  Lelevel  était  actuellement  sous  la  presse,  et 
ne  tarda  point  à  être  publié.  Il  fit  dans  le  public  tout 
l'efTet  que  l'auteur  s'en  était  promis.  La  morale  et  la  mé- 
taphysique de  M.  Régis  tombèrent  dans  un  décri  presque 
général,  surtout  la  morale,  qui,  en  effet,  est  un  ouvrage 
abominable.  Ses  répliques  au  P.  Malebranche  ne  lais- 
saient pas,  de  leur  côté,  d'avoir  leur  succès.  Elles  réveil- 
lèrent M.  Arnauld  au  bruit  de  ses  louanges;  elles  justi- 
fiaient le  silence  de  M.  Régis  à  l'égard  de  ses  nouveaux 
adversaires;  elles  les  tentaient  eux-mêmes  de  s'y  réduire 
par  la  protestation  qu'y  fait  l'auteur.  Car  le  moyen  de 
vouloir  parler  à  un  homme  que  l'on  sait  résolu  à  ne 
point  répondre  ? 

Cet  artitice  ne  lui  réussit  pas  pourtant  entièrement. 
Le  P.  Malebranche,  ayant  vu  les  répliques  de  M.  Régis, 
crut  devoir  lui  parler  encore  une  fois;  mais  il  attendit 
qu'elles  fussent  dans  le  véritable  Journal  de  Paris,  pour 
y  répondre  par  la  même  voie;  alors,  il  en  fit  une  courte 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  229 

réfutation ,  que  l'on  voit  tout  entière  dans  un  'Recueil  de 
pièces  justificatives  des  sentiments  du  P.  Malebranche ,  par 
rapport  à  M.  Régis,  imprimé  à  Lyon  par  les  soins  de 
M.  de  Guignes,  sans  néanmoins  qu'il  y  soit  nommé,  ni 
lui  ni  la  ville.  Comme  cette  réfutation  est  fort  rare, 
quoique  fort  belle  en  plusieurs  endroits,  on  croit  obliger 
le  public  de  lui  en  donner  une  espèce  d'analyse  ^ 

Le  titre  de  ce  petit  ouvrage  est  :  Hêponse  du  P.  Male- 
branche à  quelques  endroits  des  répliques  de  M.  Bégis.  Car 
l'auteur  ne  crut  pas  devoir  relever  toutes  les  erreurs  ni 
tous  les  défauts  des  trois  répliques;  il  ne  s'attacbe  qu'aux 
plus  faciles  à  reconnaître  et  à  vérifier. 

Après  avoir  fait  ressouvenir  le  public  de  ce  qu'il  avait 
dit  0  la  tin  de  l'avertissement  de  sa  première  réponse , 
que  ceux  qui  lisent  les  ouvrages  de  M.  Régis,  devaient 
être  extrêmement  sur  leurs  gardes  ,  aussi  bien  qu'en 
lisant  les  siens;  il  en  apporta  plusieurs  preuves,  tirées 
des  réplitiues. 

1°  Il  commence  par  la  dernière  page,  parce  qu'elle 
traite  des  plaisirs  des  sens:  matière  qui,  ne  supposant 
dans  les  lecteurs  ni  géométrie  ni  métaphysique,  est  à  la 
portée  de  tout  le  monde.  Sans  parler  de  la  faute  énorme 
que  nous  avons  rapportée,  il  y  en  trouve  p]u<ïieurs  au- 
tres contre  le  bon  sens  et  contre  la  bonne  foi  dans 
M.  Régis. 

Faute  contre  le  bon  sens  dans  ce  qu'il  dit,  qu'à  la  vé- 
rité il  n'y  a  point  de  contradiction  dans  cette  proposition 
du  P.  IMalebranche ,  que  le  plaisir  est  toujours  un  bien, 
mais  qu'il  n'est  pas  toujours  avantageux  d'en  jouir.  On 
demande  au  lecteur  comment  cela  se  peut  faire  ?  etc.  — 
Faute  contre  la  bonne  foi  dans  ce  que  prétend  M.  lîégis, 
que  la  vraie  proposition  dont  il   s'agit  entre  lui  et   le 

1  Pour  la  même  raison  nous  la  reproduisons  ici. 


230  Bibliothèque  Oraloriennc 


P.  Malebranche  est  la  seconde,  quoiqu'il  eût  évidemment 
cité  la  première,  pour  l'accuser  de  contradiction  mani- 
feste, comme  il  sera  visible  à  tous  ceux  qui  voudront 
bien  prendre  la  peine  de  consulter  sa  Métaphysique, 
page  245. 

2°  De  là,  le  P.  Malebranche  venant  à  la  première  page 
des  répliques,  où  il  s'agit  de  la  question  des  diverses  ap- 
parences du  soleil  et  de  la  lune  dans  l'horizon  et  dans  le 
méridien ,  il  y  remarque  encore  plus  de  fautes  que  dans 
la  dernière.  J'en  ai  marqué  une  ci-dessus,  je  passe  les 
autres,  parce  qu'elles  seraient  ou  moins  intelligibles  au 
commun  des  lecteurs,  ou  fort  peu  intéressantes.  Mais, 
voici  quelque  cbose  que  tout  le  monde  comprendra  aisé- 
ment et  avec  plaisir. 

3°  Sur  C8  que  M.  Régis,  pour  l'exempter  de  répondre 
aux  quatorze  premiers  articles  de  la  réponse  du  P.  Male- 
branche, qui  attaquait  son  opinion  touchant  la  nature 
des  idées ,  l'avait  renvoyé  dans  sa  deuxième  réplique 
à  M.  Arnauld,  disant  que  ce  docteur  y  avait  déjà  pleine- 
ment satisfait;  l'auteur  parle  ainsi  : 

«  Il  serait  difficile  que  M.  Arnauld  eût  pleinement  satis- 
fait à  ces  quatorze  articles.  Car  il  n'est  pas  vrai ,  ce  que 
dit  M.  Régis,  que  je  ne  fais  que  rapporter  les  raisons  que 
j'avais  déjà  proposées  dans  ma  réponse  au  livre  des 
vraies  et  des  fausses  idées;  par  exemple,  il  n'y  trouvera 
point  celle  de  la  page  34.  Quoiqu'il  en  soit,  ce  n'est  ni  à 
M.  Régis,  ni  à  moi  à  décider,  si  la  victoire  de  M.  Arnauld 
sur  le  P.  Malebranche  a  été  ou  non  tout  à  fait  complète. 
Nous  sommes  parties  intéressées;  mais,  puisqu'il  s'ap- 
puie sur  l'autorité  de  M.  Arnauld,  je  puis  bien  lui  oppo- 
ser celle  de  saint  Augustin.  Celle-ci  vaut  bien  l'autre. 
Qu'il  écoute  donc  patiemment  ce  saint  docteur  :  Quis 
mente  tam  cœciis  est  (ces  paroles  sont  bien  injurieuses 
à  M.  Régis;  mais  il  faut  citer  fidèlement,  il  suffit  que  je 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  231 

ne  les  traduise  pas),  quis  mente  tam  cœciis  est,  istas  figuras 
quœ  in  geometria  docentiir  habitare  in  ipsa  veritate,  aut  in 
his  etiam  veritatem?  »  (Solil.,  liv.  II.) 

Le  P.  Malebranche  allègue  deux  autres  passages  de 
saint  Augustin,  en  faveur  de  son  opinion,  et  il  en  pouvait 
alléguer  plus  de  cent,  qui  prouvent  que  nos  idées  sont 
bien  différentes  de  nos  perceptions  ;  qu'elles  sont  immua- 
bles, éternelles,  nécessaires,  en  un  mot,  qu'elles  sont  en 
Dieu,  dans  le  Verbe,  ou  la  sagesse  de  Dieu,  dans  cette 
raison  universelle  qui  éclaire  toutes  les  intelligences. 

«Après  cela,  continue  l'auteur,  que  M.  Régis,  à  l'imi- 
tation de  M.  Arnauld ,  traite  ce  sentiment  de  chimérique 
et  me  tourne  sur  cela  en  ridicule ,  je  me  contenterai  de 
lui  répondre  avec  saint  Augustin ,  que  son  aveuglement 
me  fait  pitié  :  Rideat  me  ista  dicentem,  dit  ce  grand  doc- 
teur, parlant  des  nombres  intelligibles  qu'il  met  en  Dieu, 
comme  les  vérités  géométriques,  rideat  me  ista  dicentem 
qui  eos  non  videt  et  ego  doleam  ridentem  me.  {Conf.,  liv.  X, 
chap.  XII.) 

Ce  que  l'auteur  ajoute  sur  la  protestation  de  M.  Hégis, 
est  un  trait  des  plus  fins  qui  soit  jamais  sorti  de  sa 
plume,  quoique  si  féconde  en  pareils  tours  d'esprit  et 
d'éloquence.  Après  un  petit  dialogue  fort  ingénieux,  où  il 
lui  fait  expliquer  les  raisons  de  sa  conduite,  il  introduit 
tout  à  coup  un  autre  personnage  qui  l'exhorte  vivement, 
par  les  mêmes  raisons,  à  répondre  aux  quatorze  pre- 
miers articles  de  la  réponse  du  P.  Malebranche ,  dont  il 
était  question.  «  Non,  répond  aussitôt  M.  Hégis,  non,  je 
proteste  publiquement  que  je  ne  veu\  plus  répondre,  ni 
au  P.  Malebranche  ni  à  ses  disciples  ;  et  je  suis  persuadé 
que  le  public  connaîtra  bien,  par  ces  répliques,  ce  que  je 
suis  capable  de  faire.  —  Je  réponds  donc  sérieusement 
à  mon  tour,  dit  le  P.  Malebranche,  que  je  n'ai  garde  de 
juger  de  la  capacité  de  M.  Régis  par  ses  répliques.  Je  le 


232  Bibliothèque  Oratorienne 

crois  assurément  capable  de  quelque  chose  de  meilleur. 
Si,  contraint  parla  nécessité  de  justifier  mes  sentiments, 
j'ai  fait  voir  la  faiblesse  de  ses  réponses,  et  si  je  persiste 
à  soutenir  que  ce  ne  sont  que  des  brouilleries  et  de  perpé- 
tuels détours ,  je  proteste  que  je  serais  bien  fâché  que  le 
public  le  prît  au  mot  et  jugeât  de  ce  qu'il  est  capable  de 
faire,  par  ces  rép]i(iucs  qu'il  m'a  faites.  » 

Ainsi,  le  P.  Malebranche  portait  jusque  dans  les  com- 
bats littéraires  cet  air  de  pol'tesse  qui  ne  l'abandonna 
jamais,  pas  même  à  l'égard  de  ses  plus  injustes  et  plus 
grossières  critiques,  comme  on  l'a  déjà  vu  à  l'égard  du 
sieur  de  la  Ville.  Mais,  pendant  qu'il  répondait  d'un  ton 
si  modéré  aux  n^pliques  de  M.  Régis,  un  autre  auteur  les 
réfuta  dans  un  style  qui  leur  convenait  mieux.  Ce  fut  le 
bouillant  M.  Lelevel ,  qui,  aimant  un  peu  la  guerre, 
trouva  fort  mauvais  que  l'ennemi  eût  protesté  qu'il  ne 
tiendrait  plus  la  campagne,  et  plus  mauvais  encore  qu'il 
eût  allégué  fièrement,  pour  motif  de  sa  protestation,  que 
ses  répliques  feraient  assez  connaître  ce  qu'il  était  capable 
de  faire. 

«  Voilà  au  naturel ,  dit  le  jeune  auteur,  la  contenance 
du  brave  de  la  comédie,  qui  vaincrait  toujours,  s'il  vou- 
lait, mais  qui  prend  la  fuite  par  prévision.  )>  Après  ce 
début  assez  vif,  il  entreprend  de  faire  voir  à  M.  Régis, 
que  ses  répliques  au  P.  Malebranche  ne  sont  qu'un  tissu 
d'erreurs  grossières,  de  contradictions  visibles,  de  hon- 
teuses dissimulations,  de  faits  faux,  d'indignes  artifices; 
en  un  mot,  il  appelle  chaque  chose  par  son  nom  propre, 
d'où  il  conclut,  que  c'est  là  de  quoi  on  connaît  par  ses 
répliques  que  M.  Régis  est  capable.  «  Toute  la  pièce  est 
assommante.  «  iMais,  comme  l'auteur  ne  se  borne  qu'à 
réfuter  la  seconde  réplique  sur  la  nature  des  idées,  et  la 
troisième,  sur  les  plaisirs  des  sens,  M.  de  Guigues  at- 
taqua la  première  avec  beaucoup  de  force  à  la  tin  de  sa 


Im  Vie  du  B.  P.  Malebranche  233 


Défense  de  la  Recherche  de  la  vérité,  qu'il  fit  alors  paraître. 
Les  amis  du  P.  Malebranche  s'avisèrent  encore  H'un  autre 
moypn  pour  achever  de  confondre  M.  Hégis,  ou  plutôt 
pour  le  convertir,  du  moins  sur  la  question  des  diverses 
apparences  du  soleil  et  de  la  lune  dans  l'hoiizon  et  dans 
le  méridien.  Ils  avaient  remarqué  que  ce  pauvre  philoso- 
phe, qui  n'était  pas  grand  géomètre,  n'avait  point  conçu 
les  preuves  tirées  de  la  géométrie  que  le  P.  Malebranche 
avait  apportées  en  faveur  de  son  opinion,  ce  qui  lui  avait 
fait  conclure  qu'il  n'y  en  avait  pas  une  seule  qui  ne  fût 
opposée  aux   véritables  principes  de  l'optique.  D'entre- 
prendre de  lui  persuader  le  contraire  par  la  voie  de  la 
dispute,  sa  protestation  montrait  assez  que  la  chose  était 
impossible.  Ils  crurent  donc  que,  puisqu'il  n'était  pas  ca- 
pable d'entendre  raison,  on  devait  tâcher  de  le  réduire 
par  l'autorité.  Dans  cette  pensée,  ils  consultèrent  sur  la 
matière   en    contestation  plusieurs  fameux   géomètres  : 
iM.  le  marquis  de  l'Hôpital,  M.  l'abbé  de  Catelan,  M.  Va- 
rignan  et  .M.  Sauveur,  qui  décidèrent  tous  d'une  voix, 
qu'ajirès  avoir  lu  la  réponse  du  P.  !\'alcbranche  à  M.  Ré- 
gis (il  s'agit  de  la  première),  ils  avaient  trouvé  que  les 
preuves  qu'il  apporte  de  son  sentiment,  touchant  les  di- 
verses apparences  de  grandeur  du  soleil  et  de  la  lune 
dans  l'horizon  et  dans  le  méridien,  étaient  démonstra- 
tives et  clairement  déduites  des  véritables  principes  de 
l'optique.  Je  ne  fais  que  transcrire  les  propres  termes  de 
l'attestation  qu'ils  en  donnèrent  par  écrit  avec  leur  signa- 
ture, pour  être  mise  dans  le  journal.  Le  P.  Malebranche 
l'ayant  reçue,  l'envoya  au  journaliste  avec  un  petit  écrit, 
qu'ils  supprimèrent,  on  ne  sait  pounjuoi.  Car  il  contenait 
que  cette  manière  abrégé^  de  réfuter  des  auteurs  qui  ne 
méritent  pas  de  longues  réponses,  n'était  pas  sans  exem- 
ple dans  la    républi(}ue  des  lettres.  Mais  elle  fut  sans 
succès  par  rapport  à  M.  Hégis.  Bien  loin  de  recoiniaîlre 


234  Bibliothèque  Oratorienne 

ses  erreurs,  il  y  ajouta  une  conduite  encore  plus  insoute- 
nable. 11  fit  publier  dans  le  journal,  contre  l'attestation 
ci-dessus  rapportée,  un  avis  dillamatoire,  dont  voici  la 
substance  : 

1°  M.  Régis  dit  insolemment  que  des  trois  questions 
agitées  il  semble  que  le  P.  Malebrancbe  en  abandonne 
deux,  puisque  l'attestation  des  quatre  géomètres  ne  fait 
mention  que  de  celle  (jui  regarde  l'optique.  La  preuve 
est  assurément  convaincante; 

2°  M.  Régis  récuse  ces  messieurs,  et  pour  juges  et 
pour  témoins.  Ce  qui  pouvait  lui  être  permis,  mais  voici 
de  quelle  manière  : 

«  M.  l'abbé  de  Catalan ,  parce  que  ses  erreurs  ont  été, 
dit-il,  si  souvent  relevées,  qu'il  ne  peut  être  compi'tent 
dans  cette  afTaire; 

«  M.  Varignan,  parce  qu'il  était  si  sujet  aux  rétracta- 
tions, qu'on  ne  peut  se  résoudre  à  se  tenir  pour  bien  jugé 
par  lui  ; 

«  M.  Sauveur  %  parce  que  c'était  un  disciple  du  P.  Ma- 
lebrancbe, qu'il  avait  donné  sa  signature  par  chagrin  de 
se  voir  obligé  d'expliquer  le  système  de  M.  Régis  à  ses 
écoliers,  et  qu'ayant  toujours  eu  plus  en  recommandation 
son  intérêt  que  l'honneur  des  sciences,  il  n'avait  point  eu 
de  peine  à  se  tourner  du  côté  d'un  parti  qu'il  a  cru  pou- 
voir contribuer  à  son  avancement  et  à  sa  fortune; 

M  M.  le  marquis  de  l'Hôpital,  parce  qu'il  était  intime 
et  ancien  ami  du  P.  Malebrancbe.  »  C'est  tout  ce  que 
M.  Régis  en  ose  dire,  soit  qu'en  effet  il  n'eût  que  ce  dé- 


>  De  la  Floche.  Muet  jusqu'à  sept  ans,  les  organes  de  sa  voix 
se  débarrassèrent  lentement,  mais  ne  furent  jamais  bien  libres. 
Maître  de  géométrie  à  vingt -trois  ans,  il  eut  pour  disciple  le 
prince  Eugène.  Reçu  de  l'Académie  des  sciences  en  1696,  mort 
à  Paris  le  9  juillet  1716 ,  à  soixante-quatre  ans.  Il  avait  quitté  le 
service  en  1690  et  s'était  fait  disciple  du  P.  Malebrancbe. 


La  Vie  du  R.   P.  Malebranche  235 

faut  à  lui  reprocher,  soit  peut-être  qu'il  appréhendât  que 
ce  marquis  ne  lui  rendît,  pour  ses  injures,  autre  chose 
que  des  réponses. 

Jusque-là,  le  P.  Malebranche  avait  cru  n'avoir  affaire 
qu'à  un  mauvais  philosophe,  mais  cet  avis  outrageant  lui 
fit  connaître  qu'il  avait  à  combattre  un  malhonnête 
homme.  Ce  ne  fut  point  ce  qui  le  regardait  personnelle- 
ment qui  le  mortifia  davantage.  Il  n'y  a  que  de  quoi  se 
divertir  à  voir  la  fière  contenance  d'un  ennemi  vaincu. 
Ce  fut  d'avoir  exposé  M.  Sauveur  et  tant  de  personnes 
de  mérite  aux  insultes  d'un  auteur  aussi  médiocre  que 
M.  Régis.  Il  entreprit  d'y  remédier  en  quelque  ma- 
nière :  il  lit  un  écrit  de  deux  pages,  où,  après  avoir  fait 
sentir  assez  vivement  l'indignité  de  la  conduite  de  M.  Ré- 
gis ,  il  ajoute  ce  défi  ,  pour  le  piquer  un  peu  d'hon- 
neur : 

«  On  attendra  donc  que  M.  Régis  fasse  approuver  sa 
réplique  par  quelques  habiles  mathématiciens,  qu'ils 
soient  ou  non  de  ses  amis,  il  n'importe,  pourvu  qu'ils 
aient  quelque  réputation  de  géométrie.  Car  on  ne  craint 
pas  que  des  gens  d'honneur  veuillent  se  déclarer  publi- 
quement pour  une  réplique  insoutenable,  et  sacrifier  leur 
réputation  à  la  gloire  de  M.  Régis.  »  A  cette  proposition, 
l'on  peut  bien  juger  de  l'embarras  extrême  où  se  trouva 
le  faiseur  d'avis,  mais  il  n'eut  garde  de  l'accepter.  De 
sorte  que  le  P.  Malebranche,  à  son  tour,  (it  mettre  dans 
le  journal  un  avis,  dont  voici  le  sens:  «  Qui;  puisque 
M.  Régis  ne  voulait  ni  l'entendre  ni  écouter  personne,  il 
l'abandonnait  à  lui-même,  et  s'en  tenait  au  jugement  du 
public,  aussi  bien  que  ses  illustres  approbateurs.  » 

Ainsi  finit  cette  guerre,  qui  en  ralluma  aussitôt  une 
autre  bien  plus  animée.  Il  y  avait  environ  sept  à  huit 
ans  que  M.  Arnauld,  quoique  le  P.  Malebranche,  dans 
ses  dernières  répliques,  l'eût  poussé  assez  vivement  pour 


236  Bibliothèque  Oratorienne 

l'obliger  à  répondre,  gardait  à  son  égard  un  silence  pro- 
fond. Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  fût  un  aveu  de  son  im- 
puissance; il  avait  trop  de  courage  pour  s'avouer  vaincu; 
mais  une  infinité  d'affaires,  qui  lui  étaient  survenues,  le 
dispensaient  heureusement  de  penser  à  celle-là.  Car,  sans 
parler  d'un  grand  nombre  d'ouvrages  qui  parurent  alors 
contre  lui,  ni  de  ceux  qu'il  faisait  lui-même  contre  tant 
d'ennemis  qu'il  avait  sur  les  bras,  ce  fut  dans  cet  inter- 
valle qu'arriva  l'exécrable  friponnerie  du  faux  Arnauld^, 
qui  employa  pour  le  perdre,  lui  et  les  siens,  la  fourberie, 
le  sacrilège,  la  calomnie,  la  cruauté,  tout  ce  que  l'enfer 
peut  inventer  de  plus  noir.  Ceux  qui  ont  quelque  teinture 
de  l'histoire  du  jansénisme,  ne  peuvent  ignorer  l'occupa- 
tion que  lui  donna  deux  ou  trois  ans  cette  énorme  impos- 
ture,  qui  eut  de  grandes  suites,  et  qui  demeura  impunie 
par  une  injustice  encore  plus  énorme. 

Le  véritable  Arnauld  ne  manquait  donc  point  de 
bonnes  raisons  pour  ne  pas  continuer  la  guerre  qu'il 
avait  commencée  contre  le  P.  Malebranche,  car  on  se  fait 
un  plaisir  de  rendre  justice  à  ce  docteur.  Mais  à  peine 
eut-il  le  temps  de  respirer,  que  son  humeur  martiale  l'y 
rengagea  de  nouveau.  Voici  à  quelle  occasion,  et  sur 
quoi. 

On  a  vu  que  M.  Régis,  dans  ses  répliques,  pour  se 
dispenser  de  répondre  aux  raisons  du  P.  Malebranche 
sur  la  nature  des  idées,  l'avait  renvoyé  à  M.  Arnauld,  et 
que  le  P.  Malebranche.  pour  opposer  autorité  à  autorité, 
l'avait  renvoyé  lui-même  à  saint  Augustin.  Cependant, 
M.  Arnauld  ne  fut  pas  content  de  ce  procédé.  A  la  vue 
d'un  ennemi  qu'il  avait  si  longtemps  combattu,  et  qui 
osait  encore  douter  de  sa  défaite,  il  prit  feu  :  il  reprit  les 
armes,  et  quoiqu'il  fût  à  un  âge  où  il  semble  qu'il  ne 

^  Sur  l'affaire  du  faux  Arnauld,  voir  Sainte-Beuve,  V.  464. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  237 


devait  songer  qu'à  mourir  en  paix  (car  il  avait  alors  plus 
de  quatre- vingts  ans),  il  recommença  la  guerre  avec 
toute  la  vivacité  d'un  jeune  homme.  Le  premier  acte 
d'hostilité  fut  une  lettre  adressée  au  V.  Malebranche,  qui 
a  tout  l'air  d'un  manifeste  :  elle  caractérise  parfaitement 
bien  son  auteur.  M.  Arnauld  y  expose  les  raisons  qu'il  a 
de  rentrer  en  guerre  avec  lui;  et,  lui  adressant  à  lui- 
même  la  parole,  il  lui  dit  avec  ce  ton  victorieux,  que  les 
plus  mauvais  succès  ne  purent  jamais  lui  ôter  : 

1"  Qu'il  pensait  avoir  mis  la  matière  des  idées  et  celle 
des  plaisirs  sensibles  dans  un  si  grand  jour,  qu'il  s'était 
flatté  que  son  adversaire  se  trouverait,  là-dessus,  réduit 
au  silence  ; 

2"  Qu'en  effet,  il  ne  s'y  était  pas  trompé,  puisqu'il  y 
avait  dix  ans  que  le  P.  Malebranche  y  était  réduit,  à  l'é- 
gard de  la  vue  des  corps  en  Dieu,  et  six  ou  sept  à  l'égard 
des  plaisirs  des  sens; 

3"  Que,  par  conséquent,  on  avait  lieu  d'être  surpris, 
qu'après  un  si  long  silence ,  n'ayant  rien  eu  à  répliquer  à 
celui  qui  avait  traité  à  fond  ces  deux,  matières,  il  se  fût 
avisé  de  soutenir  encore  sa  bizarre  opinion  des  idées ,  et 
son  étrange  leçon  de  morale  sur  les  plaisirs  sensibles , 
contre  un  habile  philosophe  qui  ne  les  avait  traitées  que 
légèrement,  et  qui  l'avait  renvoyé,  surtout  à  l'égard  du 
premier  article,  à  lui,  M.  Arnauld; 

4»  Que,  pour  agir  de  bonne  foi  et  ne  pas  tromper  le 
public,  le  1'.  iMulebranche  devait  répondre  solidement  à 
celui  à  (jui  on  l'adressait;  mais  qu'au  lieu  de  cela  il 
emploie,  dans  sa  réponse  aux  répliques  de  M.  Uégis,  di- 
verses illusions  et  deux  faussetés  insignes,  pour  ôter  à  ce 
philosophe  tout  l'avantage  qu'il  avait  cru  pouvoir  tirer 
de  ce  que  lui-même  M.  Arnauld  avait  écrit  contre  le 
P.  Malebranche. 

On  ne  nous  découvre  pas  tes  diverses   illusions  de 


238  Bibliothèque  Oratorienne 


l'auteur;  mais  voici  les  deux  faussetés  qu'on  lui  attri- 
bue : 

La  première  est  d'avoir  dit  que,  sur  la  matière  des 
idées,  M.  Régis  s'appuyait  de  l'autorité  de  M.  Arnauld,  à 
laquelle  on  pouvait  bien  opposer  celle  de  saint  Augustin. 
La  seconde,  que  M.  Arnauld  l'avait  tourné  en  ridicule, 
pour  avoir  enseigne  ce  que  saint  Augustin  enseigne  par- 
tout sur  celte  matière.  Deux  motifs  pressants  pour  rentrer 
en  campagne,  «  car  il  y  a  de  mon  lionneur,  ajoute  M.  Ar- 
nauld ,  que  le  public  ne  croie  pas  les  deux  cboses  que 
vous  m'imputez  contre  toute  raison  et  sans  aucun  fon- 
dement. » 

Le  docteur  continue  toujours  sur  le  même  ton  ;  mais 
il  se  borne  dans  cette  lettre  à  la  première  des  deux  faus- 
setés prétendues,  et  prétendues  insignes.  11  soutient  que 
le  P.  Malebrancbe  a  eu  tort  de  dire  que,  sur  la  matière 
des  idées,  M.  Régis  s'appuyait  de  l'autorité  de  M.  Ar- 
nauld, parce  qu'il  y  renvoie.  Car,  ayant  fait  un  livre  là- 
dessus,  «  pourquoi  ne  voulez-vous  pas,  lui  demande-t-il 
brusquement,  qu'il  se  soit  appuyé  sur  mes  raisons?  Est- 
ce  que  vous  avez  appréliendé  qu'on  ne  vous  dît  :  D'où 
vient  donc  que  vous  ne  répondez  pas  à  ces  raisons  de 
M.  Arnauld,  et  que  vous  avez  été  dix  ans  sans  oser  en- 
treprendre d'y  satisfaire?»  M.  Arnauld  dit  plus:  «  Dix 
ans  entiers  sans  soutenir  votre  sentiment  de  la  vue  des 
corps  en  Dieu,  malgré  la  déclaration  que  vous  avez  faite, 
que  vous  vous  y  croyez  indispensablement  obligé  par 
principe  de  religion ,  et  autant  qu'il  vous  serait  possible. 
Donc  pour  ce  silence,  etc..  »  On  trouve  encore  dans  cette 
lettre  de  M.  Arnauld  plusieurs  autres  vérités  pareilles, 
qu'il  oppose  hardiment  à  la  première  fausseté  du  P.  Ma- 
lebrancbe; par  exemple,  que  ce  pbilosopbe  a  lui-même 
avoué  qu'il  ne  croyait  pas  que  l'on  vît  en  Dieu  les  vérités 
nécessaires  et  immuables,  soit  géométriques,  soit  mo- 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  239 

raies,  quoiqu'il  reconnût  de  bonne  foi  que  c'était  le  sen- 
timent de  saint  Augustin,  et  par  conséquent  qu'il  n'a 
point  dû  se  prévaloir  de  l'autorité  de  ce  grand  docteur,  ni 
l'opposer  à  M.  llégis. 

M.  Arnauld  fit  publier  sa  lettre  dans  le  Journal  de  Pa- 
ris du  28  juin  1694,  comme  pour  notifier  à  toute  l'Eu- 
rope qu'il  allait  recommencer  la  guerre  contre  le  P.  Ma- 
lebranche. Il  trouva  les  esprits  à  son  égard  dans  la  plus 
favorable  disposition.  Il  venait  de  sortir  de  son  affaire 
du  faux  Arnauld^  à  la  confusion  éternelle  de  ce  fourbe  et 
de  ses  complices.  Tout  le  monde  était  entré  dans  les 
justes  plaintes  qu'il  avait  adressées  au  public,  pour  de- 
mander justice  d'un  si  horrible  attentat.  Car  toute  la 
nature  humaine  y  était  intéressée.  On  ne  doute  pas  que 
les  jésuites  mômes ,  qui  profitent  un  peu  trop  de  cette 
fourberie,  ne  condamnassent  au  fond  du  cœur  le  scélérat 
qui  les  avait  si  bien  servis,  aux  dépens  des  droits  les 
plus  sacrés  de  la  religion  et  de  l'humanité.  Mais,  nonob- 
stant la  faveur  que  cette  affaire  avait  acquise  à  M.  Ar- 
nauld, il  y  eut  quelques  personnes  qui  trouvèrent  bien  à 
redire  à  sa  lettre  au  P.  Malebranche.  Les  uns,  de  ce  qu'il 
abandonnait  la  matière  de  la  grâce,  qui,  depuis  près  de 
cinquante  ans,  était  comme  son  domaine,  pour  se  jeter 
imprudemment  sur  la  matière  des  idées,  qui  était  le  fort 
de  son  adversaire;  les  autres,  de  ce  qu'avant  que  de  l'at- 
taquer, il  n'avait  point  songé  à  réparer  les  brèches  qu'il 
en  avait  reçues;  d'autres  enfin,  de  ce  qu'ayant  été  sommé 
deux  ou  trois  fois  par  le  P.  Malebranche  de  lui  marquer 
les  endroits  de  ses  critiques  les  plus  pressants,  afin  de  les 

1  Le  docteur  Ligny.  M.  l'évêque  d'Arras  menaça  de  citer  le 
P.  Payen  ,  recteur  do  Doaai,  jésuite,  soupçonné  d'avoir  eu  part  à 
cette  fourberie.  Ce  Père  fut  envoyé  hors  du  diocèse ,  à  Toulouse , 
je  crois.  Le  roi  fut  indigné  du  procès  du  faux  Arnauld.  Pour  s'ex- 
cuser on  lui  dit  que  c'était  une  ruse  de  guerre. 


;240  Bibliothèque  Oralorienne 

réfuter  avec  une  application,  il  afl'ectait  là-dessus  un 
silence  qui  ne  pouvait  être  que  mal  inlerprélé.  Tout  cela 
faisait  naître  bien  des  réflexions  dans  tous  les  esprits  qui 
n'étaient  pas  excessivement  prévenus  en  sa  laveur.  Un  ne 
laissa  pourtant  pas  de  lui  applaudir,  selon  la  coutume 
immémoriale  du  public  à  son  égard,  jusqu'à  ce  que  le 
1\  Mulebrancbe  lui  eût  opposé  une  défense  plus  '.orte  que 
son  atlacjue.  Mais  c'est  au  lecteur  à  décider  de  la  vic- 
toire, ou  sur  le  fidèle  rapport  que  j'en  vais  faire,  ou,  ce 
ijui  vaudrait  encore  mieux,  sur  la  comparaison  de  l'un  et 
de  l'autre,  dans  toute  leur  étendue'. 

M.  Arnauld  ne  survécut  pas  longtemps  à  la  composi- 
tion de  cette  lettre  '.  Son  grand  âge,  ses  chagrins  conti- 
nuels, et  plus  encore  ses  incroyables  travaux  lui  causèrent 
enfin  un  épuisement  général ,  qui  l'emporta  de  ce  monde 
après  trois  ou  quatre  jours  de  maladie.  Ainsi  mourut  cet 
infortuné  docteur,  les  armes  à  la  main  contre  le  P.  Ma- 
lebranche,  qu'il  avait  toujours  regardé  avec  raison  comme 
le  plus  redoutable  de  ses  adversaires,  mais  trop  heureux 
s'il  n'en  eût  point  eu  d'autres.  11  n'eût  jamais  été  contraint, 
ni  de  se  condamner  lui-même  à  une  prison  de  vingt- 
quatre  ans  dans  sa  patrie ,  ni  à  un  exil  de  quatorze  dans 
une  terre  étrangère,  ni  de  se  défendre  contre  les  plus 
noires  et  les  plus  sottes  calomnies,  ni  de  combattre,  sans 
espérance  de  vaincre,  les  injustes  préventions  de  son  roi, 

1  C'est  ce  que  nous  laisserons  faire  au  lecteur  en  supprimant 
l'analyse  d'André  (pages  7(54  à  775). 

2  II  mourut  dans  les  Pays-Bas  la  nuit  du  8  au  9  août  1694.  Lors 
de  cet  évéuemeut,  le  Gazetier  publia  que  les  jésuites  de  Paris 
s'étaient  traités  entre  eux  eu  signe  de  joie.  Ce  qui  était  une  ba- 
diuerie  du  journaliste. 

«  On  a  fait  quelques  vers  à  sa  louange,  écrivait  Malebranche. 
(Corresp.  iuéd.,  p.  16.)  On  le  représente  en  héros  toujours  triom- 
phant de  ses  adversaires,  et  je  snis  joint  avec  Sai?it-Sorlin 
pour  servir  à  l'histoire  de  son  triomphe:  cela  est  divertissant.  » 


La  Vie  du  H.  P.  Malebranche  !24l 

toujours  obsédé  par  ses  calomniateurs.  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'ait  souvent  prêté  à  la  médisance;  il  était  extrême  dans 
ses  sentiments,  trop  enclin  à  mal  penser  de  ses  ennemis, 
trop  pi  ompt  ù  divulguer  ce  qu'il  en  pensait;  vain,  hardi, 
présomptueux  jusqu'à  la  témérité,  Imaginatif  et  un  peu 
visionnaire.  C'est  la  seule  chose  qui  puisse  excuser  les 
laits  faux  dont  ses  écrits  polémiques  sont  remplis.  Mais 
après  tout  il  avait  de  la  religion  et  des  moeurs  très  pures, 
avec  beaucoup  de  zèle  pour  la  pureté  de  la  morale  chré- 
tienne :  ce  qui  lui  attira  un  si  grand  nombre  de  persé- 
cutions de  la  part  de  ceux  qu'on  accuse  de  la  corrompre. 
C'est  une  folie  de  croire  que  ce  fut  un  homme  dangereux 
à  l'État,  ni  même  à  l'Eglise,  à  laquelle  il  a  tenu  toujours 
inviolablement,  malgré  toutes  les  traverses  qu'il  a  souf- 
fertes avec  un  courage  héroïque.  En  un  mot,  s'il  est  fort 
à  blâmer  pour  certains  sentiments  dangereux  qu'il  a 
soutenus  avec  trop  d'opiniâtreté,  il  faut  convenir  qu'il 
est  un  peu  à  plaindre.  On  l'a  tellement  poussé,  qu'il  était 
bien  ditticile  qu'on  ne  le  rendît  ce  qu'on  voulait  qu'il  fût, 
je  veux  dire  hérétique.  Pour  ne  pas  l'exposer  à  un  si 
grand  malheur,  il  semble  qu'il  fallait  le  combattre  moins 
par  la  force  que  par  la  vraie  raison ,  de  la  manière  qu'on 
a  vu  que  l'a  toujours  fait  le  P.  Malebranche,  et  comme 
nous  Talions  voir  encore. 

Les  papiers  de  M.  Arnauld  furent  mis  entre  les  mains 
du  fameux  P.  Quesnel ,  digne  disciple  d'un  tel  maître  et 
qui  depuis  plusieurs  années  l'était  allé  joindre  à  sa  re- 
traite des  Pays-Bas,  pour  le  consoler  dans  son  exil  et 
pour  le  seconder  dans  ses  travaux.  L'inventaire  ayant  été 
fait,  on  ne  manqua  pas  de  faire  savoir  dans  le  monde 
qu'on  les  donnerait  bientôt  au  jour,  et  entre  autres  les 
deux  dernières  lettre."  contre  le  P.  Malebranche;  car  le 
P.  Quesnel  qui,  en  qualité  de  janséniste,  n'aimait  pas 
trop  son  confrère ,  n'avait  garde  de  les  supprimer,  pour 

7* 


242  Bibliothèque  Oratorienne 

lui  faire  plaisir,  quoique  par  là  il  dût  prévoir  qu'il  fe- 
rait honneur  à  son  maître.  Sa  promesse  ne  fut  pourtant 
pas  suivie  de  son  elfet.  Ce  ne  fut  (ju'en  1699  qu'elles 
parurent  avec  le  testament  spirituel  de  M.  Arnauld,  le 
plus  beau  cortège  dont  on  les  put  accompagner.  On  sait 
la  faveur  avec  laquelle  ce  pieux  testament  si  honorable 
au  testateur  fut  reçu  dans  le  public.  Les  deux  lettres  s'en 
ressentirent  et  quoiqu'elles  soient  en  elles-mêmes  de  la 
dernière  médiocrité,  du  moins  pour  le  fond,  l'ombre  du 
grand  Arnauld,  qu'elles  présentaient   au   lecteur,  leur 
donna  un  relief  si  considérable,  qu'elles  firent  impres- 
sion, car  qui  se  fût  imaginé  ([u'un  homme  qui  dit  de  si 
belles  choses  dans  son  testament  eût  été  capable  de  faire 
en  même  temps  deux  lettres  remplies  de  faussetés  ou  de 
pauvretés?  C'est  ce  qui  détermina  le  P.  iMalebranche  à  y 
répondre.  Il  commença  par  la  troisième  qui  est  la  pre- 
mière des  deux;  il  avait  espéré  que  .M.  Arnauld  n'y  par- 
lerait,  comme  il  l'avait  promis  à  la  fin  de  la  seconde  , 
que  des  plaisirs  des  sens  :  matière  à  la  portée  de  tout  le 
monde  et  qui  lui  avait  fourni  un  champ  plus  agréable; 
mais  il  fallut  encore,  malgré  lui,  revenir  sur  les  idées  : 
matière  abstraite  où  la   raison  ne  donne  pas  toujours 
l'avantage  à  un  auteur,  principalement  lorsqu'il  soutient, 
comme  le  P.  Malebranche,  un  sentiment  contraire  à  tous 
les  préjugés.  Un  autre  désavantage  qu'il  trouvait  pour 
lui,  c'est  qu'il  l'avait  déjà  traitée  si  souvent  qu'il  appré- 
hendait enfin  d'ennuyer  le  public  par  des  redites  perpé- 
tuelles. Aussi,  pour  le  dédommager  en  quelque  sorte  du 
dégoût  naturel  de  ne  voir  toujours  que  la  même  chose,  il 
entreprit  de  lui  présenter  les  idées  dans  un  nouveau  jour, 
de  les  appuyer  de  nouvelles  preuves,  d'y  joindre  de  nou- 
veaux éclaircissements  :  en  un  mot  de  les  lui  donner  sous 
une  forme  nouvelle.  Il  fit  plus  :  pour  varier  davantage 
son  discours,  il  y  ajouta  avec  la  réfutation  de  M.  Arnauld, 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  243 

celle  de  tous  les  auteurs  dont  les  principes  lui  semblaient 
conduire  au  pyrrhonisme  ;  et  parce  qu'il  y  a  quantité  de 
lecteurs  ([ui  ne  se  rendent  qu'à  l'autorité,  il  a  soin  de 
mettre  partout  ses  idées  sous  la  protection  de  saint  Au- 
gustin. Il  y  met  même  son  sentiment  sur  les  plaisirs  sen- 
sibles. Quoique  cette  lettre  n'ait  été  composée  qu'en  1699, 
ni  publiée  qu'en  1704,  nous  avons  jugé  à  propos  d'en 
placer  ici  l'analyse,  pour  ne  pas  interrompre  l'enchaîne- 
ment des  faits  qui  regardent  la  même  matière,  car  il 
nous  a  paru  qu'en  ce  cas,  l'ordre  des  choses  doit  l'em- 
porter sur  l'ordre  des  temps  ^ 

IMalebranche  avait  d'abord  eu  dessein  de  rendre  aussi 
une  réponse  à  la  quatrième  lettre  de  M.  Arnauld,  mais 
bien  des  raisons  l'en  empêchèrent.  Il  n'y  trouvait  ([ue  des 
redites,  que  d'anciennes  calomnies  sur  sa  doctrine,  déjà 
plusieurs  fois  réfutées ,  ou  que  des  reproches  personnels, 
déjà  convaincus  d'injustice.  Le  dégoût  l'avait  souvent 
pris  en  répondant  aux  pauvretés  des  trois  autres;  celle-ci 
lui  paraissait  encore  plus  faible  et  par  là  même  plus  dé- 
goûtante pour  lui  s'il  entreprenait  de  la  réfuter,  car  il 
n'aimait  point  à  triompher  de  peu  de  chose;  en  un  mot 
c'était  un  trop  petit  objet  pour  le  présenter  aux  yeux  du 
public.  Il  se  résolut  de  lui  en  offrir  un  plus  grand,  je 
veux  dire  de  lui  représenter  à  la  fois  toutes  les  attaques 
de  M.  Arnauld.  La  difliculté  était  de  trouver  un  nouveau 
tour,  pour  ne  pas  tomber  dans  l'inconvénient  des  répé- 
titions désagréables.  Il  en  trouva  un  tout  à  fait  singulier  ; 
et  ce  furent  les  partisans  mêmes  de  son  redoutable 
ennemi  qui  lui  en  firent  naître  la  pensée.  Voici  com- 
ment. 

Le  P.  Malebranche  avait  souvent  dit  et  prouvé,  dans 
ses  réponses  à  M.  Arnauld  ,  que  ce  docteur,  nonobstant 

'  L'analyse  de  celte  lettre  va  do  la  page  777  à  la  page  79.ï. 


^AA  Bibliothèque  Oratorienne 

ses  manières  triomphantes,  n'avait  jamais  compris  ses 
sentiments  ni  les  preuves  qu'il  en  avait  données.  Mais 
qui  donc  les  comprendra?  lui  avait  répliqué  une  infinité 
de  personnes  :  jM.  Arnauld  était  sans  contredit  un  fort 
grand  génie;  M.  Arnauld  était  un  homme  fort  habile; 
enfin  M.  Arnauld  qui,  selon  la  voix  publique,  avait  autant 
de  piété  que  de  science,  a  protesté  Folennellement,  même 
devant  Dieu,  qu'il  a  toujours  eu  un  vrai  désir  de  bien 
prendre  les  sentiments  des  auteurs  dont  il  a  combattu  les 
ouvrages,  et  qu'il  s'est  toujours  senti  fort  éloigné  d'em- 
ployer des  artifices  pour  tromper  le  monde  et  lui  donner 
de  fausses  idées  de  ses  adversaires.  Il  faut  donc  conclure, 
disait-on,  de  deux  choses  l'une  :  ou  que  les  livres  du 
P.  Malebranrhe  sont  absolument  inutiles  par  leur  obscu- 
rité, ou  qu'ils  contiennent  elleclivement  les  erreurs  et  les 
folies  que  M.  Arnauld  y  a  cru  voir.  L'alternative  était 
sans  doute  embarrassante,  mais  l'embarras  même  four- 
nit quelquefois  des  ressources;  c'est  ce  qui  arriva  au 
P.  Malebranche.  En  elfet,  il  en  trouva  une  dans  le  prin- 
cipe même  d'où  l'on  tirait  contre  lui  de  si  fâcheuses  con- 
séquences. Carde  là,  des  grandes  qualités  qu'on  attribue 
à  M.  Arnauld ,  il  entreprit  de  faire  conclure  à  toute  la 
terre,  ou  que  ce  docteur  avait  critiqué  ses  ouvrages  sans 
les  avoir  lus,  ou  plutôt  qu'il  n'était  pas  l'auteur  des  cri- 
tiques qui  portaient  son  nom.  Car  il  s'attache  uniquement 
à  la  preuve  de  ce  dernier  membre  de  sa  disjonctive.  Il  fit 
donc  un  petit  traité  qu'il  intitula  Coudre  Ja  prévention, 
non  qu'il  y  traite  en  philosophe  moral  de  cette  ancienne 
et  opiniâtre  maladie  du  genre  humain,  bien  moins  encore 
qu'il  y  combatte- la  prévention  d'un  certain  public  en  fa- 
veur de  M.  Arnauld:  il  en  a  besoin  pour  sa  preuve;  mais 
parce  qu'il  prétend  démontrer  qu'on  a  tort  d'attribuer  à 
un  si  grand  homme  les  ouvrages  qui  ont  paru  sous  son 
nom    contre  le   P.   Malebranche.   Ce  dessein    surprend 


La   Vie  du  R.   P.  Malcbranche  245 


d'abord  par  sa  hardiesse;  mais  on  va  voir  qu'il  doit  sur- 
prendre bien  davantage  par  son  exécution  \  Le  dessein, 
on  l'a  dit,  c'est  de  prouver  géométriquement  que  les 
livres  qui  ont  paru  sous  le  nom  de  M,  Arnauld  contre  le 
P.  Malebranche  ne  sont  point  de  ce  docteur,  mais  d'un 
fourbe  qui  a  pris  ce  nom  fameux  pour  donner  plus  de 
poids  à  SOS  sophismes  et  à  ses  calomnies. 

Le  principe  est  que  M.  Arnauld  avait  de  l'équité,  de  la 
bonne  foi,  de  l'esprit,  de  la  vertu,  en  un  mot  toutes  les 
bonnes  qualités  que  sa  réputation  lui  attribue. 

La  préparation  nécessaire  pour  rendre  la  démonstration 
pleinement  évidente,  c'est  de  confronter  les  passages  en 
les  replaçant  dans  les  lieux  d'où  ils  ont  été  extraits. 

Cela  supposé ,  on  verra  qu'il  est  démontré  invincible- 
ment que  M.  Arnauld  ne  peut  avoir  fait  ni  le  Traité  des 
vraies  et  des  fausses  idées,  ni  la  défense  qui  en  fut  une 
suite ,  ni  la  Dissertation  sur  les  miracles  da  l'ancienne  loi, 
ni  aucun  des  trois  volumes  des  Réflexions  philosophiques  et 
théologiques,  ni  enfin  les  neuf  lettres  adressées  au  P.  Ma- 
lebranche. Voilà  donc  un  second  faux  Arnauld  qui  va  pa- 
raître sur  la  scène,  mais  qu'il  ne  sera  peut-être  pas  aussi 
facile  de  distinguer  du  véritable  que  le  premier.  Quoi 
qu'il  en  soit,  oa  démontre  ici  dans  toutes  les  formes 
géométriques  : 

L  Que  le  livre  des  Vraies  et  des  fausses  idées  n'est  point 
de  M.  Arnauld.  Tout  l'ouvrage  dépose  contre  la  préven- 
tion publique.  Mais  on  se  borne  à  un  seul  exemple,  que 
l'on  prend  à  discrétion.  Le  voici. 

Le  P.  Malebranche,  dans  le  troisième  éclaircissement 
de  sa  Recherche,  dit  que  l'homme  participe  à  la  souve- 
raine raison ,  que  la  vérité  se  découvre  à  lui  à  propoKion 

'  Nous  donnons  cette  analyse  qui  n'est  pat  trop  longue,  parc 
que  ce  traite'  de  Malebranche  est  atissi  curieux  que  rare. 


246  Bibliothèque  Oratorienne 

qu'il  s'applique  à  elle;  que  le  désir  de  l'âme,  c'est-à-dire 
évidemment  ce  désir  efficace  qui  l'applique  à  la  recherche 
de  la  vérité,  est  une  prière  naturelle  qui  est  toujours 
exaucée  ;  qu'ainsi ,  pourvu  que  notre  esprit  ne  soit  point 
rempli  de  sentiments  confus,  que  nous  recevons  à  l'occa- 
sion de  ce  qui  se  passe  dans  notre  corps ,  nous  ne  sou- 
haitons jamais  de  penser  à  un  objet ,  qu'aussitôt  l'idée  de 
cet  objet  ne  nous  soit  présente  ,  et  que  cette  idée  ne  soit 
d'autant  plus  claire,  que  notre  désir  est  plus  fort  et  que 
les  sentiments  confus  que  nous  recevons  par  le  corps 
sont  plus  faibles. 

Cependant  l'auteur  du  livre  des  Vraies  et  fausses  idées 
prétend  qu'on  y  enseigne  celte  erreur  grossière  :  que 
pour  découvrir  la  vérité,  je  n'ai  qu'à  former  un  simple 
désir  de  la  connaître  sans  rien  faire  autre  chose.  Mais, 
pour  le  prouver,  que  fait-il?  Comme  si  le  P.  Malebranche 
avait  dit  absolument  que  dans  quelque  situation  que 
notre  esprit  se  trouve,  nous  ne  souhaitons  jamais  de 
penser  à  un  objet,  que  l'idée  de  cet  objet,  etc..  Il  sup- 
prime toujours  en  citant  le  passage ,  la  condition  essen- 
tielle, que  notre  esprit  ne  soit  point  partagé  ou  rempli 
par  des  sentiments  confus ,  quoique  cette  condition  soit 
deux  fois  dans  la  môme  période ,  au  commencement  et  à 
la  fin  ;  mais  ce  critique  adroit  n'en  cite  que  le  milieu.  Il 
rapporte  fort  au  long  le  discours  qui  précède,  mais  il  a 
toujours  soin  de  s'arrêter  tout  court  à  la  condition  qui  en 
détermine  le  sens.  Il  rapporte  encore  le  discours  qui  suit, 
mais  en  sautant  encore  par-dessus  cette  même  condition 
qui  s'oppose  à  son  dessein  de  critiquer.  En  un  mot,  si  on 
peut  ainsi  dire,  il  coupe  la  tète  et  la  queue  à  ce  pauvre 
passage  pour  le  rendre  difforme  et  ridicule. 

Or,  dans  ce  procédé,  reprend  le  P.  Malebranche,  sans 
parler  du  défaut  de  pénétration  qu'on  y  remarque,  il  est 
évident  qu'il  n'y  a  ni  équité,  ni  bonne  foi,  ni  vrai  désir 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  247 


de  bien  prendre  le  sens  des  auteurs  que  l'on  attaque. 
Donc  il  est  clair  que  le  livre  des  Vraies  et  des  fausses 
idées  ne  peut  être  de  M,  Arnauld.  Cela  démontré ,  on  fait 
voir  : 

II.  Que  l'ouvrage  qui  a  pour  titre  Défense  de  M.  Arnauld, 
n'est  point  de  lui;  la  démonstration  en  est  encore  fort 
aisée,  ou,  s'il  y  a  quelque  embarras,  ce  n'est  que  pour  le 
choix  des  endroits  qui  la  fournissent,  car  on  en  trouve 
plus  qu'on  n'en  veut.  Mais  l'auteur  de  la  première  des 
quatre  lettres,  dont  on  vient  de  parler,  tire  le  P.  Male- 
branche de  peine,  en  le  renvoyant  au  huitième  exemple 
ou  chapitre  de  la  défense  prétendue  de  M.  Arnauld.  Or 
on  y  trouve  une  preuve  démonstrative  que  ce  titre  est 
faux,  si  le  principe  qu'on  a  supposé  est  vrai.  D'abord 
voici  le  fait  : 

Le  P.  Malebranche,  dans  sa  réponse  au  livre  Des  vraies 
et  des  fam ses  idées ,  chap.  vi,  expliquant  la  manière  dont 
on  voit  les  corps,  parle  en  ces  propres  termes  :  «  Ce  sont, 
dit-il,  les  couleurs  que  l'âme  attache  aux  figures  qui  les 
rendent  particulières  à  l'égard  de  celui  qui  les  voit.  Car 
lorsque  sur  du  papier  blanc  j'y  vois  un  corps  noir,  cela 
me  détermine  à  regarder  ce  corps  comme  un  corps  par- 
ticulier, qui,  sans  la  couleur  différente,  me  paraîtrait  le 
même.  Ajnsi  la  différence  des  idées  des  corps  visibles  ne 
vient  que  de  la  différence  des  couleurs;  de  même  la  blan- 
cheur du  papier  fait  que  je  le  distingue  du  tapis,  la  cou- 
leur du  tapis  me  le  sépare  de  la  table,  et  celle  de  la  table 
m'empêche  de  la  confondre  soit  avec  l'air  qui  l'envi- 
ronne, ou  avec  le  plancher  sur  lequel  elle  est  appuyée.  » 

Tout  cela  est  certain  par  l'expérience  et  démontré  par 
l'usage  que  les  peintres  font  des  couleurs  dans  les  ta- 
bleaux. L'auteur  de  la  Défense  ne  laisse  pas  de  l'attaquer; 
mais  de  quelle  manière? 

1"  Après   avoir  promis  de  rapporter  mot  à  mot  cet 


248  Bibliothèque  Oralorienne 

endroit  de  la  réponse  à  son  premier  livre,  afin,  dit-il, 
qu'on  ne  puisse  avoir  aucun  soupçon  qu'il  en  impose  au 
P.  Malebranche ,  il  commence  à  le  transcrire  par  cette 
proposilion  :  la  dilTérence  des  idées  des  corps  visibles  ne 
vient  que  de  la  dilTérence  des  couleurs.  Ce  n'est  pourtant 
qu'une  conséquence  dont  le  sens  est  déterminé  par  ce  qui 
précède  immédiatement.  Mais  c'est  ce  qu'il  fallait  taire 
pour  avoir  lieu  de  dire  d'un  ton  affirmatif  que  rien  n'est 
plus  faux  :  que  du  bois  et  du  marbre  sont  des  corps  vi- 
sibles; et  qu'il  n'est  point  vrai  que  la  différence  des  idées 
que  nous  en  avons  ne  vienne  que  de  la  dilTérence  des 
couleurs.  Car  un  aveugle,  dit-il,  qui  ne  les  voit  pas  ne 
laisse  pas  de  les  distinguer  avec  son  bâton.  Le  P.  Male- 
brancbe  a  beau  déclarer  qu'il  ne  parle  que  de  celui  qui 
les  voit  et  par  conséquent  de  la  dilTérence  qu'on  y  peut 
remarquer  par  le  sens  de  la  vue  :  n'importe,  on  a  voulu 
qu'il  ait  tort;  et  le  moyen,  c'est  de  faire  éclipser  du  pas- 
sage tout  ce  qui  peut  le  mettre  hors  d'atteinte  à  la  cri- 
tique la  plus  inexorable. 

2°  Quand  cette  proposition  ne  serait  point  une  consé- 
quence dont  le  sens  est  déterminé  par  le  principe  d'où 
on  la  tire,  il  est  clair  qu'un  homme  qui  eût  eu  un  vrai 
désir  de  bien  prendre  le  sens  des  auteurs  qu'il  attaque, 
l'aurait  entendue  de  la  dilTérence  des  corps  visibles  en 
tant  que  visibles.  Car  le  dessein  du  P.  Malebranche  est 
d'expliquer  la  manière  dont  on  voit  les  corps;  mais  l'au- 
teur de  la  Défense  ne  l'entend  pas  ainsi;  il  veut  que  par 
la  diderence  des  corps  visibles  on  doive  entendre  la  dilTé- 
rence des  corps  en  tant  que  durs,  mous,  fluides,  etc., 
c'est-à-dire  qu'il  veut  que  le  P.  Malebranche,  en  parlant 
des  couleurs ,  ait  parlé  aux  aveugles  aussi  bien  qu'aux 
autres  hommes. 

3°  Un  moyen  sûr  et  facile  pour  tromper  le  monde  et 
pour  donner  une  fausse  idée  de  ses  adversaires,  c'est  de 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  249 

choisir  par- ci  par -là  dans  leurs  livres  quelques  pages 
qu'il  soit  fort  difficile  d'entendre,  lorsqu'elles  sont  ainsi 
détachées  des  antres  ;  c'est  de  les  rapporter  avec  des  re- 
tranchements qui  en  obscurcissr'nt  l'intelligence;  c'est 
de  coupf^r  ce  qu'on  en  rapporte  par  phrases  et  par  demi- 
phrases,  pour  en  diminuer  la  force;  c'est  de  les  commen- 
ter à  contresens  par  de  longs  discours ,  qui  fassent  croire 
au  lecteur  que ,  plus  on  parle ,  plus  on  prouve  ;  c'est  prin- 
cipalement, surtout  dans  les  matières  abstraites,  comme 
celles  des  idées,  de  parler  toujours  avec  confiance  et  d'un 
ton  ferme ,  selon  le  grand  axiome  de  la  dissertation  géo- 
métrique, en  assurant  qu'on  ne  dit  rien  que  de  véritable, 
et  que  nos  adversaires  n'ont  rien  que  de  ridicule  à  dire; 
c'est,  en  un  mot,  de  faire  tout  ce  que  pratique  l'auteur 
de  la  Défense.  Car  il  n'y  a  qu'à  savoir  lire  pour  se  con- 
vaincre par  ses  propres  yeux  qu'il  emploie  toutes  ses 
adresses  contre  le  P.  Malebranche.  Or  voilà  des  manières 
qui  sont  évidemment  de  mauvaise  foi.  Donc  elles  ne  peu- 
vent être  de  M.  Arnauld,  ni  par  conséquent  l'ouvrage  qui 
les  contient .  Ce  qu'i  1  fal  lait  prouver;  après  quoi  on  démontre  : 

m.  Que  la  Dissertation  sur  les  miracles  de  Vancienne  loi 
n'est  point  de  M.  Arnauld.  Cette  pièce  attaque  le  dernier 
éclaircissement  du  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  mais 
en  y  supposant  des  chimères  pour  les  combattre  avec 
plus  de  succès. 

Le  P.  Malebranche  s'y  propose  de  montrer  que  les 
fréquents  miracles  de  l'ancienne  loi  ne  prouvent  pas  que 
Dieu  agisse  souvent  par  des  volontés  particulières;  c'est 
le  titre  de  l'éclaircissement. 

L'auteur  de  la  dissertation  veut  au  contraire  qu'il  en- 
treprenne d'y  prouver  que  Dieu  n'agit  jawrws  par  des  vo- 
lontés particulières. 

Mais  le  P.  Malebranche  pose,  pour  fondement  de  son 
système  des  causes  occasionnelles  dans  le  gouvernement 


250  Bibliothèque  Oratorienne 

du  peuple  juif,  que  Dieu  avait  choisi  pour  ce  ministère 
un  certain  ange  préférablement  à  tous  les  autres.  Or  ce 
choix  n'a  pu  être  que  l'ciret  d'une  volonté  particulière, 
n'ayant  pu  être  déterminé  par  aucune  cause  occasionnelle, 
mais  seulement  par  la  sagesse  et  par  la  prescience  de 
Dieu,  qui  prévoyait  que  saint  Michel  s'acquitterait  de  cet 
emploi  mieux  que  tout  autre  par  rapport  à  son  principal 
ouvrage,  qui  est  l'Eglise  figurée  par  la  synagogue. 

L'auteur  de  la  dissertation  ne  laisse  pourtant  pas  de 
soutenir  toujours  que  le  P.  Malehranche  prétend,  non 
seulement  que  Dieu  n'agit  jamais  par  ses  volont'-s  par- 
ticulières, mais  que  même  il  n'eu  a  aucune,  c'est-à-dire 
qu'il  ne  veut  rien  en  particulier  de  tout  ce  qui  arrive 
dans  le  monde. 

Mais  le  P.  Malehranche  regarde  cela  comme  une  im- 
piété, comme  une  extravagance.  Il  a  dit  expressément 
que  Dieu,  par  son  inlinie  sagesse,  a  si  bien  réussi  dans  le 
choix  de  son  ministre  ou  de  sa  cause  occasionnelle,  qu'en 
exécutant  les  désirs  de  cet  ange,  il  exécutait  ses  propres 
desseins.  Donc  le  P.  Malehranche  suppose  en  Dieu  des 
desseins  particuliers  qui  répondent  aux  désirs  particu- 
liers des  anges;  c'est-à-dire  qu'il  prétend,  avec  tout  ce 
qu'il  y  a  d'hommes  sensés  dans  le  monde,  que  Dieu  veut 
en  particulier  tous  les  bons  effets  de  ses  lois  générales, 
puisqu'il  n'a  établi  ces  lois  que  dans  la  vue  de  ces  bons 
effets. 

Non,  dit  l'auteur  de  la  dissertation;  il  faut  entendre 
par  ces  paroles  du  P.  Malehranche  des  desseins  vagues 
et  généraux.  11  est  vrai  qu'on  le  pourrait  prendre  d'un 
sens  plus  favorable  à  la  vérité,  mais  il  ajoute,  avec  con- 
fiance et  d'un  ton  ferme,  que  ce  n'est  pas  celui  de  l'auteur. 
Assurément  M.  Arnauld  a  trop  d'esprit  et  d'équité 
pour  faire  de  telles  critiques.  Ce  docteur  pénétrant  au- 
rait bien  vu  que  le  P.  Malehranche  disant  que  Dieu  a 


La  Vie  du  B.  P.  M  débranche  '251 

choisi  pour  l'exécution  de  ses  desseins  ceux  d'entre  ses 
anges  qu'il  a  prévu  devoir  ordinairement  faire  ce  qu'il 
aurait  fait  lui-même  s'il  eût  voulu  tout  exécuter  par  des 
volontés  particulières,  n'a  pu  s'exprimer  ainsi  sans  ad- 
metlrc  en  Dieu  des  desseins  particuliers.  Ce  docteur  n'au- 
rait point  avancé,  comme  l'auteur  de  la  dissertation ,  que 
les  anges  ne  peuvent  rien  faire  ou  rien  désirer  sans  un 
ordre  précis  de  Dieu,  ou  sans  une  inspiration  particu- 
lière et  invincible.  Car  il  aurait  bien  vu  que  c'était  leur 
ôter  tout  pouvoir  que  de  leur  ôter  la  liberté  de  leurs  dé- 
sirs; cette  liberté  étant  le  seul   vrai   pouvoir,   dont  la 
créature  soit  capable.  Ce  docteur,  qui  avait  tant  lu  saint 
Augustin,  se   serait  souvenu  de  ces  belles  paroles  qu'il 
dit  en  parlant  des  anges,  administrateurs  de  l'univers  : 
Intuentur  legem  fixam,  legem  œternam,  Icgem  jubentem  sine 
scriptura ,  sme  syllahis,  sine  streipitu,  fixam  semper  et  stan- 
tem  et  ex  illa  faciwit  quidquid  hic  fit.  Voilà  pour  l'ordi- 
naire toute  l'inspiration  dont  ils  ont  besoin  pour  exécuter 
les  desseins  de  Dieu.  Ils  contemplent  sans  cesse  dans  le 
Verbe  divin  la  loi  éternelle,  cette  loi  qui  commande  sans 
paroles,  sans  écriture,  sans  bruit;  cette  loi  fixe  et  im- 
muable qui  leur  montre  tout  ce  qu'ils  doivent  faire,  et 
en  effet,  ajoute   saint  Augustin,  selon  laquelle  ils  font 
tout  ce  qui  se  fait  ici-bas.    Mais  cette  loi,   reprend  le 
P.  Malebrancbc,  n'est  point  une  loi  qui  les  contraigne  ni 
({ui  les  nécessite.  Elle  leur  laisse  le  libre  exercice  de  leur 
puissance,  du  moins  lorsque  Dieu  prévoit  qu'ils  exécu- 
teront ainsi  ses  desseins  aussi  heureusement  que  s'il  les 
y  poussait  par  une  impression  invincible. 

Entin  M.  Arnauld,  ce  grand  théologien,  n'aurait  point, 
comme  l'auteur  de  la  dissertation,  entrepris  de  combattre 
la  généralité  de  la  [*rovidcnce,  qui  est  évidemment  un  de 
ses  plus  beaux  et  de  ses  plus  certains  caractères;  il  aurait 
su  que  tous  les   théologiens  l'admettent.  Car  ils  dislin- 


(252  Bibliothèque  Oralorienne 

guent  tous  une  Providence  générale  et  une  Providence 
particulière;  c'est-à-dire  une  conduite  de  Dieu  ordinaire 
et  une  conduite  de  Dieu  extraordinaire  ou  miraculeuse. 
Ils  disent  tous  que  Dieu  n'abandonne  que  rarement  sa 
conduite  ordinaire  et  jamais  sans  de  grandes  raisons,  ce 
que  le  P.  Malebranche  exprime  ainsi  :  que  Dieu  ne 
trouble  jamais  la  simplicité  de  ses  vues,  si  l'ordre,  qui 
est  sa  loi  inviolable,  ne  le  demande  ou  ne  le  permet. 

Il  est  donc  évident  que  M.  Arnauld,  tel  qu'on  le  sup- 
pose, ne  peut  être  l'auteur  de  la  Dissertation  sur  les  mi- 
racles de  l'ancienne  loi.  De  là  le  P.  Malebranche  tire  un 
corollaire,  pour  parler  comme  lui  en  termes  géomé- 
triques, c'est  que  M.  Arnauld  ne  peut  donc  aussi  être 
l'auteur  des  trois  volumes  de  liéflexions  philosophiques  et 
théologiques  sur  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce  pour 
deux  raisons  : 

1"  Parce  que  l'auteur  delà  Dissertation,  dans  son  avant- 
propos  et  à  la  fm  de  son  ouvrage,  se  déclare  lui-même 
l'auteur  des  Rpflexions,  dont  il  rapporte  même  quelques 
pages  avant  ([u'elles  fussent  imprimées. 

2°  Parce  que  l'auteur  des  liéflexions  suppose  et  combat 
presque  partout  les  mêmes  chimères  ({ue  l'auteur  de  la 
Dissertation ,  comme  il  est  facile  de  le  vérifier  par  la  con- 
frontation des  livres.  Mais,  de  plus,  on  prouve  en  dé- 
tail : 

IV.  Que  le  premier  volume  des  Réflexions  philosrphiques 
tt  théoloijiqucs  n'est  point  de  M.  Arnauld.  L'auteur  de  ce 
livre  est  un  chicaneur  outré,  un  citateur  inlidèle,  un  fai- 
seur d'écarts  fort  malins,  etc.. 

Cliicaneur  outré.  Pour  s'en  convaincre  démonstrative- 
ment,  il  n'y  a  qu'à  lire  son  avant-propos  et  son  premier 
chapitre  tout  entier.  On  y  trouvera,  par  exemple,  qu'il  fait 
un  procès  au  P.  Malebranche  sur  ce  qu'il  a  dit  indiffé- 
remment que  Dieu  agit  imr  des  volontés  générales  et  qu'il 


\ 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  253 

agit  selon  des  lois  générales.  On  laisse  faire  au  lecteur  la 
différence  que  l'auteur  met  entre  ces  deux  expressions. 

Citateur  infidèle.  Car,  pour  faire  accroire  au  monde  que, 
selon  le  P.  Malebranche,  Dieu  n'a  rien  prévu  que  de 
naturel  dans  tout  ce  qui  devait  arriver  à  la  nation  juive, 
qui  serait  propre  à  figurer  Jésus-Christ  et  son  Kglise,  il 
fait  éclipser  du  passage  qu'il  cite  en  preuves  ces  paroles 
qu'on  voit  à  la  tête:  Que  Dieu,  ayant  prévu  toutes  les 
combinaisons  possibles  de  la  nature  et  de  la  grâce,  il  a 
choisi  ce  peuple,  etc.. 

Faiseur  d'écarts  fort,  malins.  Tout  le  volume  en  est  rem- 
pli. Mais  celui  des  plaisirs  sensibles,  qui  ne  tient  à  rien , 
sinon  pour  rendre  odieux  le  P.  Malebranche  en  lui  attri- 
buant, ce  qui  fait  horreur,  une  morale  épicurienne, 
marque  évidemment  des  intentions  jjien  sinistres. 

Donc,  conclut  le  P.  Malebranche,  si  on  prend  la  peine 
de  comparer  ce  premier  volume  de  Réflexions  avec  les 
ouvrages  qui  en  sont  l'objet,  on  sera  pleinement  con- 
vaincu que  M.  Arnauld  n'en  peut  être  l'auteur,  par  le 
principe  qu'on  a  supposé  et  qui  sert  encore  à  démontrer: 
V.  Qu'il   ne  peut  l'être  du  deuxième  volume;  car  un 
livre  ([ui  fait  dire  à  un  auteur  le  contraire  de  ce  qu'il 
dit,  et(iui,  en  rapportant  même  ses  propres  paroles,  fait 
entendre  le  contraire  de  ce  qu'il  pense,  ne  peut  être  du 
grand  Arnauld.  Cela  est  évident  par  notre  axiome.  Or 
tel  est  le  deuxième  volume  des  Réflexions  philosophiques  et 
théolorjiques ;  il  n'y  a  qu'à  l'examiner  un  peu  pour  en 
trouver  pres({ue  autant  de  preuves  que  de  pages.  Mais  si 
on   appréhende  le  dégoût,  du  moins  qu'on  lise  le  cha- 
pitre XXVI ,  avec  l'article  52  du  Traité  de  la  nature  et  de  la 
grâce,  au([uel  il  a  rapport.  La  matière  est  fort  intéressante; 
il  est  question  de  la  manière  dont  Dieu  se  détermine  et 
dontil  agit.  Sur  ([uoi  l'auteur  fait  direauP.  Malebranche: 
1"  Que  Dieu  n'est  point  lilu-e  pour  choisir,  entre  deux 
BiBL.  on.  —  VIII  8 


254  Bibliothèque  Oralorienne 

manières  d'agir  qui  sont  toutes  deux  digues  de  lui,  celle 
qu'il  voudra.  Expression  fausse  dont  le  P.  Malebranche 
ne  s'est  jamais  servi.  Il  a  toujours  dit,  au  contraire,  que 
si  deux  manières  d'agir  sont  également  dignes  de  Dieu, 
il  est  entièrement  libre  :  1°  pour  choisir  ou  ne  pas  choi- 
sir; car,  se  suflisant  à  lui-même,  il  peut  toujours  ne  rien 
faire,  ne  rien  produire:  en  un  mot  ne  point  agir;  2"  pour 
choisir  de  ces  deux  manières  laquelle  il  lui  plaira,  car 
selon  la  supposition  ,  elles  sont  également  sages.  Mais  si 
elles  l'étaient  inégalement,  quoiqu'il  avoue  que  liieu 
peut  encore  n'en  choisir  aucune,  parce  qu'il  peut  ne  point 
agir,  il  soutient  que,  supposé  que  Dieu  agisse,  il  choisira 
infailliblement  celle  qui  marque  plus  de  sagesse  ou  qui 
porte  le  plus  de  caractère  de  ses  attributs  divins.  li'au- 
teur  dit  : 

2°  Que,  selon  le  P.  Malebranche,  Dieu  forme  librement 
son  dessein  ;  mais  que ,  le  dessein  étant  formé ,  il  choisit 
nécessairement    les   voies   générales   qui  sont    les   plus 
dignes  de  sa  sagesse.  Passage  tronqué  qui  fait  entendre 
que   le   P.  Malebranche  est   dans  le  sentiment  de  ces 
théologiens  qui  veulent  que,  dans  l'ordre  des  divins  dé- 
crets,  le  choix  du  dessein  soit  préalable  au  choix  des 
moyens  de  l'exécuter,  c'est-à-dire  tout  le  contraire  de  sa 
pensée.  Car,  dans  ce  passage  même ,  au  commencement 
et  à  la  fin,  le  P.  Malebranche  dit  que.  Dieu  ne  formant 
son  dessein  que  par  la  comparaison  qu'il  en  fait  avec  les 
voies  de  l'exécuter,  le  choix  du  dessein  renferme  néces- 
sairement le  choix  des  voies ,  d'où  il  s'ensuit  que,  le  des- 
sein étant  pris,  il  ne  peut  plus,  comme  les  hommes 
imprudents ,  délibérer  sur  les  voies ,  parce  que  de  là  elles 
sont  déterminées  et  que  Dieu  ne  peut  se  repentir.  Ce- 
pendant : 

3°  L'auteur,  revenant  toujours  à  son  P.  Malebranche 
maginaire,  conclut  de   son  passage  inutile  et  mal  en- 


La   Vie  du  H.  P.  Malebranche  255 

tendu  qu'il  n'est  donc  pas  libre  à  Dieu  d'agir  par  des  vo- 
lontés particulières  pour  la  sanctilication  des  hommes. 
Car  c'est  toujours  cela,  dit-il,  que  l'on  a  en  vue.  Calomnie 
visible ,  car  cette  proposition  est  précisément  la  contra- 
dictoire de  l'opinion  du  P.  Malebranche.  Il  nous  déclare 
même  que,  bien  loin  de  l'avoir  toujours  en  vue,  elle  ne 
lui  vint  jamais  dans  l'esprit;  ce  qu'il  démontre  autant 
que  cela  se  peut  démontrer,  parce  qu'il  ne  l'a  avancée 
dans  aucun  de  ses  livres ,  parce  qu'il  a  soutenu  le  con- 
traire dans  la  plupart  de  ses  ouvrages,  parce  qu'en  éta- 
blissant le  principe  des  lois  générales ,  il  a  toujours  dit 
qu'elles  ont  des  exceptions  pour  certains  cas  particuliers; 
c'est-à-dire  que  Dieu  cesse  quelquefois  de  les  suivre  dans 
sa  conduite;  mais  quand?  c'est  à  quoi  le  P.  Malebranche 
a  si  souvent  répondu  par  ces  paroles  ou  d'équivalentes  : 
lorsque  l'ordre  le  demande  ou  le  permet,  ou  lorsque  ce 
qu'il  doit  à  son  immutabilité  est  de  moindre  considération 
que  ce  qu'il  doit  à  quel([ue  autre  de  ses  attributs,  à  sa 
justice,  par  exemple,  à  sa  sagesse,  etc..  ;  car  on  l'a  dit 
cent  et  cent  fois,  il  n'y  a  que  l'ordre  éternel  des  perfec- 
tions divines  qui  soit  à  l'égard  de  Dieu  une  loi  absolu- 
ment indispensable. 

C'est  ce  que  l'auteur  savait,  car  il  nous  apprend  qu'il 
n'avait  pas  encore  donné  ce  deuxième  volume  à  l'impri- 
meur, lorsqu'il  reçut  la  réponse  à  sa  Dissertation ,  dans 
laquelle  il  avait  trouvé,  dit-il  lui-même,  le  contraire  de 
ce  (ju'il  attribue  au  P.  Malebranche.  En  effet,  cette  ré- 
ponse vigoureuse  le  convainc  de  calomnie  particulièrement 
sur  cet  article.  ÎVlais  il  n'était  pas  juste  que  pour  si  peu 
de  chose  il  perdît  la  façon  d'un  livre.  C'est  pourquoi  il 
continue  sur  le  même  ton,  en  attribuant 

4°  Ces  deux  propositions  au  P.  Malebranche  :  la  pre- 
mière, que  Dieu  ayant  pris  le  dessein  de  créer  le  monde, 
il  a  nié  qu'il  le  pouvait  créer  par  deux  sortes  de  voies: 


256  Bibliothèque  Oratorienne 

les  unes,  plus  dignes  de  sa  sagesse,  les  autres,  moins 
dignes.  La  seconde,  que  les  voies  de  créer  le  monde  les 
plus  dignes  de  sa  sagesse  étaient  de  le  créer  par  les  lois 
générales  de  la  communication  des  mouvements,  et  les 
moins  dignes ,  de  le  créer  par  des  volontées  particulières. 
Propositions  toutes  deux  si  extravagantes,   qu'il   n'est 
pas  possible  ([u'elles  viennent  dans  l'esprit  à  personne. 
Car  y  a-t-il   un  homme  assez  stupide  pour  ne  pas  voir 
que  Dieu  ne  peut  créer  le  monde  que  par  une  volonté 
particulière;  puisque,  avant  la  création  du  monde,  il  n'y  a 
point  encore  de  causes  occasionnelles  pour  déterminer 
l'efficace  de  ses  lois  générales.  Mais,  de  plus,  le  P.  Male- 
branche  réfute  la  première  en  ce  qu'elle  insinue  que  Dieu 
prend  d'abord  un  dessein,  et  qu'ensuite  il   songe  aux 
voies  de  l'exécuter;  et,  à  l'égard  de  la  deuxième,  il  dit  en 
mille  endroits  que  Dieu  a  non  seulement  créé  le  monde, 
mais  qu'il  en  a  même  formé  toutes  les  parties  considé- 
rables, surtout  les  corps  organisés,  par  des  volontés  par- 
ticulières.   Que    peut-on    souhaiter     davantage?     qu'il 
admette  aussi  en  Dieu  des  volontés  particulières  pour  la 
sanctification  des  hommes 'Z  II  en  admet  dans  toutes  les 
circonstances  où  l'ordre  le  demande,  c'est-à-dire  où  les 
lois  générales  de  la  gi'âce  que  Dieu  s'est  prescrites  ne 
suffisent  pas  pour  la  parfaite  exécution  de  ses  desseins, 
car  alors  il  fait  ce  qu'on  appelle  des  miracles  de  miséri- 
corde. Mais  lorsqu'il  agit  ainsi  par  des  volontés  parti- 
culières pour  la  sanctification  de  l'homme,  c'est  unique- 
ment,   dit    le   P.    Malebranche,    par   des    inspirations 
particulières  dans  la  sainte  humanité  du  Sauveur,  pour 
lui  donner  des  vues  que  sans  cela  elle  n'aurait  point  par 
rapport  à  la  plus  grande  perfection  de  l'ouvrage  qu'elle 
construit  à  la  gloire  de  Dieu.  Car  je  crois,  poursuit-il, 
que  Dieu  veut  que  les  membres  du  corps  mystique  de 
son  Église  ne  soient  sanctifiés  que  par  l'influence  de  leur 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranclie  257 

divin  chef  :  influence  que  nous  recevons ,  non  seulement 
par  la  considération  de  ses  mérites,  mais  par  son  inter- 
vention actuelle  qui  nous  les  applique  et  sans  quoi  nous 
n'y  aurions  point  de  part.  C'est  le  principe  du  P.  Male- 
branche,  qui  est  aussi  un  des  principes  de  la  religion 
chrétienne. 

Mais  c'est  ce  que  l'auteur  du  deuxième  volume  des 
Réflexions  i-)hiIosophiqi(es  et  théologiques  n'a  point  compris, 
c'est  ce  qu'il  a  falsiiié.  Donc,  on  a  beau  dire  que  M.  Ar- 
nauld  en  est  l'auteur,  personne  n'en  croira  jamais  rien , 
s'il  veut  prendre  seulement  la  peine  de  replacer  les  pas- 
sages sur  lesquels  on  fonde  un  si  grand  nombre  de  ca- 
lomnies, pour  en  découvrir  au  juste  le  véritable  sens. 

VI.  Le  troisième  volume  ne  doit  pas  non  plus  lui  être 
attribué.  C'est  que  l'auteur  de  ce  volume  est  certaine- 
ment le  même  que  l'auteur  du  premier;  la  preuve  en  est 
évidente ,  car  il  emploie  d'abord  près  de  vingt  pages  pour 
justifier  la  protestation  solennelle  qu'il  avoue  avoir  faite 
au  commencement  du  premier  volume.  Mais,  ce  qui  est 
de  plus  convaincant,  par  le  principe  établi,  pour  démon- 
trer que  ce  livre  n'est  pas  de  M.  Arnauld,  c'est  qu'il  est 
rempli,  comme  les  deux  autres,  d'imputations  calom- 
nieuses, ainsi  qu'on  l'a  démontré  dans  les  deux  lettres 
que  le  P.  Malebranche  y  a  répondues ,  et  dont  on  peut  voir 
les  analyses.  Ce  n'est  pas  tout  :  voici  une  preuve  d'un  nou- 
veau genre,  pour  montrer  tout  d'un  coup  que  les  trois  vo- 
lumes des  Réflexions  philosophii/ues  et  théologiques  ne  sau- 
raient être  de  M.  Arnauld.  Le  P.  Malebranche  la  tire  d'un 
fait  assez  curieux  pour  mériter  d'avoir  ici  place.  Le  voici  : 

Le  P.  Gerberon%  bénédictin  français,  le  Gottesciial(|ue 
de  notre  siècle    par  ses   sentiments  et   par  ses  aven- 

^  Gabriel,  né  à  Saint-Calais  dans  le   Mainp  en  1628,  mort  k 
Sailli-Denis  le  29  mars  1711  ,  à  quatre-vingt-trois  ans. 


258  Bibliothèque  Oralorienne 


tures,  ayant  été  arrêté  à  Bruxelles  en  1699,  par  ordre 
de  l'archevêque  de  Malines,  on  trouva  parmi  ses  livres 
les  trois  volumes  en  question ,  avec  ces  paroles  écrites 
à  la  main  :  Ex  dono  auctoris.  Les  juges  ecclésiastiques , 
devant  qui  on  le  cita,  entre  autres  interrogations,  lui  de- 
mandèrent là- dessus  en  particulier  :  1°  Si  c'était  lui  qui 
avait  ainsi  paraphé  ces  trois  livres;  2°  qu'il  en  nommât 
l'auteur.  Sur  le  premier  article,  il  répondit  qu'oui,  et 
qu'en  eflet,  il  les  avait  reçus  de  l'auteur;  mais  pour  le 
second,  il  déclara  qu'il  n'en  pourrait  rien  dire,  pas  même 
par  conjectures  :  Fatetur  se  illos  habere  ex  dono  auctoris; 
de  aucture  vero  nihil  potest  dicere,  ne  quidem  ex  prœsum- 
ptione. 

De  là,  il  naît  dans  l'esprit  un  raisonnement  très  fort 
contre  la  prévention  publique.  Le  P.  Gerberon  se  mêlait 
beaucoup  de  jansénisme.  11  passe  pour  avoir  eu  de  grandes 
liaisons  avec  M.  Arnauld.  Il  en  a  eu  certainement  avec  ses 
amis  ;  il  ne  pouvait  ignorer  que  tout  le  public,  et  le  P.  Ma- 
lebranche  lui-même,  n'attribuât  les  Réflexions  philosophi- 
ques et  théoloyiques  à  ce  docteur.  C'en  était  assez  du 
moins  pour  présumer,  pour  conjecturer  qu'ils  étaient  de 
lui.  Il  faut  donc,  ou  qu'un  janséniste  ait  menti  à  ses 
juges,  ce  qui  n'est  pas  croyable,  surtout  d'un  religieux, 
d'un  bénédictin  réformé,  ou  bien  qu'il  ait  su  positivement 
que  cet  ouvrage  n'est  pas  de  M.  Arnauld,  puisqu'il  dé- 
clare (|u'il  ne  pourrait  rien  dire  de  l'auteur,  pas  même 
par  conjectures  :  Ne  quidem  ex  prœsumptione.  J'ai  cru  de- 
voir mi'ttre  dans  tout  son  jour  cette  preuve,  que  le  P.  Ma- 
lebranche  ne  fait  qu'insinuer.  Finissons  :  il  ne  reste  plus 
qu'à  prouver 

VIT.  Que  les  aeuî  Lettres  intitulées  de  M.  Arnaidd,  doc- 
teur de  Sorbonne,  au  R.  P.  Makbraitche,  prêtre  de  [Ora- 
toire, sont  un  ouvrage  supposé.  Or  cela  est  évident  ;  car 
chacune  de  ces  lettres  rend  témoignage  qu'elle  est  de 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  259 

l'auteur  des  livres  dont  on  a  jusqu'ici  parlé.  11  n'y  a  qu'à 
les  parcourir,  pour  en  demeurer  convaincu.  Mais,  conti- 
nue le  P.  Malebranche,  si  on  en  veut  avoir  quelque 
preuve  particulière,  on  en  trouvera  une  démonstration 
dans  la  septième.  On  la  choisit  entre  les  autres,  à  cause 
de  la  matière  dont  elle  parle  :  c'est  la  grâce,  matière  du 
temps  et  fort  importante. 

Le  but  de  l'auteur  est  de  persuader  le  lecteur  crédule, 
que  le  sentiment  du  P.  Malebranche  sur  l'efficacité  de  la 
grâce  est  si  nouveau,  que  jamais  rien  de  semblable  n'é- 
tait venu  dans  l'esprit  d'aucun  théologien ,  ni  catholique, 
ni  protestant.  Voici  le  sentiment  du  P.  Malebranche,  afin 
((u'on  l'examine  et  qu'on  juge  si  M.  Arnauld  était  capa- 
i)le  de  former  contre  lui  une  pareille  accusation.  Le 
P.  Malebranche  soutient  : 

l»  Que  la  délectation  de  la  grâce  est  efficace  par  elle- 
même  ,  en  ce  qu'elle  pousse  intérieurement  Ja  volonté 
vers  le  bien  ;  mais  que  ce  premier  mouvement  de  la  vo- 
lonté n'est  ni  libre  ni  méritoire,  en  tant  qu'il  n'est  que 
l'effet  nécessaire  ou  invincible  de  ce  saint  plaisir; 

2°  Que  ce  mouvement  devient  et  libre  et  méritoire,  par 
le  consentement  que  la  volonté  y  donne;  mais  consente- 
incnt  véritable,  qu'il  dépend  d'elle  d'y  donner,  ou  de  n'y 
pas  donner,  comme  il  lui  plaît. 

On  voit  assez,  ce  que  le  P.  Malebranche  avoue  sans 
peine,  ((ue,  dans  la  première  partie  de  son  sentiment,  il 
jiistilie  la  condamnation  de  cette  erreur  de  Jansénius, 
(lue  dans  l'état  présent  de  la  nature  corrompue,  la  liberté 
iv.fjuise  pour  mériter  ou  pour  démériter,  n'exclut  point  la 
nécessité  d'agir,  mais  seulement  la  contrainte;  et  que 
dans  la  seconde,  il  défend  contre  les  hérétiques  du  der- 
nier siècle,  contre  les  novateurs  du  nôtre,  cette  vérité  ca- 
tholique décidée;  par  le  concile  de  Trente  :  que  la  volonté, 
mue  par  la  grâce,  coopère  ou  contribue  quelque  chose  de 


260  Bibliothèque  Oratorienne 

sa  part,  lorsqu'elle  y  consent,  et  que,  si  elle  veut,  elle 
peut  n'y  pas  consentir. 

Cependant,  l'auteur  découvre  dans  les  deux  parties  de 
ce  sentiment,  les  deux  erreurs  opposées  de  Luther  et 
de  Pelage  :  celle  de  Luther  dans  la  première,  et  celle  de 
Pelage  dans  la  seconde.  Mais  voyons  par  quelles  ma- 
nœuvres il  a  pu  faire  une  découverte  si  difficile.  En 
voici  quelques-unes  qui,  certainement,  ne  peuvent  être  du 
grand  Arnauld. 

1°  Il  suppose  contre  l'opinion  de  tous  les  théologiens , 
soit  catholiques,  soit  protestants,  on  pourrait  dire  contre 
la  notoriété  du  fait,  ([ue  l'erreur  de  Luther,  qui  a  été 
condamnée  par  le  concile  de  Trente  [Sess.  vi,  can.  iv), 
c'est  d'avoir  cru  que  les  mouvements  de  piété  que  Dieu 
produit  en  nous  par  sa  grâce,  efficacement  et  invincible- 
ment, ne  sont  ni  libres  ni  méritoires.  Or  de  là  il  est  aisé 
de  conclure  que  le  P.  Malebranche  est  luthérien,  car  il 
avoue  que  des  mouvements  invincibles,  quelques  saints 
qu'ils  puissent  être,  ne  sauraient  être  méritoires,  puisque 
la  troisième  proposition  de  Jansénius  est  hérétiiiue.  Mais, 
en  même  temps,  il  est  persuadé  que  ce  fameux  canon, 
qui  sera  toujours  la  terreur  du  jansénisme,  ne  condamne 
Luther  et  Calvin  que  parce  qu'ils  soutenaient,  chacun  à 
sa  manière,  que  la  grâce  était  invincible,  et  qu'il  ne  dé- 
pendait point  de  nous  d'y  consentir  ou  de  n'y  pas  consen- 
tir :  Si  quis  dixerit  libcrum  hominis  arbitrium  a  Deo  motum 
et  excitatum  nihil  cooperari  ossentievdo  Deo  excitanti  atqve 
vocanti,  qiioad  ohtinrndam  iustificatiorns  gratiam  se  dispo/uit 
ac  prœparet,  neque  posse  dissentir e ,  si  velit ,  sed  veluti  in 
animo  quoddam  nihil  omnino  agere,  mereque  passive  se  ha- 
bere;  analhema  sit.  C'est  le  canon  tout  entier  que  je  rap- 
porte, afin  qu'on  y  cherche  ce  que  l'auteur  y  suppose. 

2"  11  accuse  le  P.  Malebranche  de  soutenir  que  les 
bons  mouvements  de  la  pi-té  chrétienne,  qui  sont  bons 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  261 

et  méritoires ,  ne  sont  pas  ceux  que  Dieu  forme  en  nous 
par  la  puissance  de  sa  grâce ,  mais  ceux  que  nous  nous 
donnons  à  nous-mêmes  par  le  bon  usage  que  nous  fai- 
sons de  notre  liberté,  en  nous  avançant  au  delà  de  ce  que 
nous  pousse  la  grâce. 

Le  sens  de  ces  paroles  n'est  point  équivoque;  elles  font 
entendre  clairement  que  le  P.  Malebranche  soutient  deux 
choses  :  la  première,  que  le  consentement  libre  de  la  vo- 
lonté à  la  grâce,  ou  le  bon  usage  de  la  liberté,  est  un 
nouveau  bon  mouvement  que  l'âme  se  donne  à  elle- 
même;  la  seconde,  que  l'âme  forme,  ou  se  donne  à  elle- 
même  ce  bon  mouvement,  sans  que  Dieu  y  ait  part.  Ce 
pélagianisme  est  sans  doute  bien  visible,  mais  la  calom- 
nie ne  l'est  pas  moins.  Calomnie  si  visible,  dit  le  P.  Ma- 
lebranche, que  l'auteur  ne  l'a  pu  faire  de  bonne  foi.  C'est 
ce  qu'il  faut  encore  démontrer,  toujours  à  la  décharge  du 
grand  Arnauld. 

1»  Il  est  évident  que  l'auteur  a  lu,  ou  ce  qui  est  ici  la 
même  chose,  qu'il  a  dû  lire  le  troisième  discours  du 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  puisqu'il  le  critique 
dans  sa  lettre  avec  tant  d'appareil.  Donc,  il  a  vu  presque 
à  toutes  les  pages  que  le  P.  Malebranche  tient  la  contra- 
dictoire de  l'opinion  qu'il  lui  attribue;  qu'il  tient,  par 
exemple,  que  l'âme  ne  forme  en  elle-même,  ou  ne  se 
donne  aucun  mouvement;  qu'elle  reçoit  de  Dieu  et  son 
mouvement  général  vers  le  bien,  et  toutes  ses  détermina- 
tions particulières  vers  tel  bien  ;  que  toute  son  action 
consiste  à  consentir,  ou  à  ne  pas  consentir  à  ces  déter- 
minations; mais  que  son  consentement  n'est  qu'un  sim- 
ple repos,  qu'un  arrêt,  qu'une  cessation  d'examen,  etc.. 
Donc,  il  a  su  qu'il  faisait  une  calomnie,  en  lui  attribuant 
tout  le  contraire. 

2°  L'auteur  a  si  bien  su  que  le  P.  Malebranche  ne 
donne  pas  à  l'âme  le  pouvoir  de  former  en  elle-même  au- 


262  Bibliothèque  Oratorienne 

cun  mouvement,  que,  dans  le  premier  chapitre  de  sa  Dis- 
sertation sur  les  miracles  de  l'ancienne  loi,  il  lui  en  fait  un 
crime,  comme  si,  en  niant  que  l'âme  eût  ce  pouvoir,  on 
lui  ôtait  sa  liberté.  On  a  répondu  à  cette  objection  en 
prouvant  d'une  part  que  l'âme  n'est  véritablement  cause 
réelle  que  de  l'acte  par  lequel  elle  donne,  ou  refuse,  ou 
suspend  son  consentement;  et  que,  de  l'autre,  le  con- 
sentement de  la  volonté  n'est,  comme  on  l'a  dit,  qu'un 
simple  repos  qui ,  non  plus  que  le  repos  des  corps,  n'est 
pas,  selon  le  P.  Malebrancbe,  une  réalité  pbysique.  Mais, 
quoiqu'il  en  soit  de  la  réponse  bonne  ou  mauvaise,  il 
n'importe,  il  est  toujours  certain  que  l'auleur  a  très  bien 
su  que  le  sentiment  du  P.  Malebrancbe  n'était  pas  que 
l'âme  pût  si^  donner  à  elle-même  de  bons  mouvements. 
Cependant  il  ose,  contre  le  témoignage  de  sa  propre  con- 
science, lui  attribuer  cette  erreur  abominable;  et  cela 
non  pas  comme  une  conséquence  que  l'on  peut  tirer  de 
son  sentiment,  mais  comme  un  principe  qu'il  soutient.  11 
est  donc  clair  que  c'est  un  calomniateur  de  mauvaise  foi. 
Donc,  en  vertu  des  suppositions  qu'on  a  faites,  ce  ne  peut 
être  M.  Arnauld. 

Le  P.  Malebrancbe,  ayant  démontré  son  paradoxe, 
conclut  de  là  bien  des  vérités ,  dont  il  y  en  a  une  que  je 
ne  puis  omettre  :  c'est  que  les  amis  de  M.  Arnauld  ne 
doivent  plus  tant  s'intéresser  à  l'auteur  de  tous  ces  li- 
vres; qu'ils  doivent  cesser  de  répandre  les  calomnies 
qu'ils  y  ont  apprises  contre  ceux  du  P.  Malebrancbe; 
qu'on  )  ourrait  peut-être  exiger  d'i  ux  qu'ils  tâchassent  de 
réparer  le  mal  qu'ils  ont  fait  de  bonne  foi,  se  croyant 
fondés  sur  l'iuitorité  d'un  si  grand  homme.  Car  on  sait 
bien  ce  qu'ordonne  dans  de  semblables  occasions  la  mo- 
rale la  moins  sévère;  mais  qu'en  tout  cas,  ils  sont  obli- 
gés à  éviter  l'erreur,  et  à  se  défaire  de  leurs  préventions, 
dangereuses  à  cet  égard  comme  à  tout  autre.  Il  serait 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  263 

fort  à  souhaiter  que  le  public  en  fit  autant.  Car  je  vou- 
drais bien,  dit  le  P.  Malebranche,  que  tout  ce  que  je  viens 
de  dire  pour  ma  défense ,  ne  tombât  que  sur  un  inconnu 
et  ne  fît  tort  à  la  réputation  de  personne. 

Ces  deux  écrits  furent  composés  immédiatement  après 
la  publication  des  deux  lettres  posthumes  de  M.  Ar- 
nauld.  Mais,  soit  que  le  P.  Malebranche  ne  crût  pas  qu'il 
fût  de  la  bienséance  de  se  battre  contre  un  ennemi  mort, 
soit  que,  le  public  étant  bien  revenu  à  son  égard,  il  ne 
craignît  plus  qu'il  se  laissât  surprendre  par  de  vieilles 
accusations;  soit  aussi  par  le  dégoût  et  l'ennui  de  se 
montrer  si  longtemps  sur  la  défensive;  soit  encore  par  le 
conseil  de  sa  paresse  naturelle,  qu'il  avouait  être  pour 
lui,  de  toutes  les  passions,  la  plus  séduisante,  il  ne  jugea 
pas  à  propos  de  faire  imprimer  ces  deux  petits  ouvrages. 
Il  les  tint  donc  enfermés  jusqu'à  ce  que  plusieurs  per- 
sonnes, les  unes  de  ses  amis,  les  autres  de  ses  ennemis  , 
ou  plutôt  de  ses  critiques,  se  plaignirent  hautement  de 
son  silence,  qu'ils  interprétaient  chacun  selon  ses  dispo- 
sitions. Alors  il  les  montra;  on  les  jugea  dignes  du  jour, 
et  ils  parurent  enlin  en  1704%  avec  tout  le  succès  qu'il 
en  pouvait  espérer.  Mais  il  est  temps  de  reprendre  le  fil 
de  notre  histoire,  à  l'endroit  où  nous  l'avons  interrompu. 

Après  la  mort  de  M.  Arnauld,  le  P.  Malebranche  com- 
mença à  goûter  les  douceurs  de  la  paix ,  dont  il  n'avait 

'  D'après  le  P.  Le  long ,  Malebranche  ne  fit  ce  traité  que  long- 
temps après  la  réponse  à  la  troisième  lettre  de  M.  Arnauld,  et 
ayant  montré  cette  réponse  manuscrite  à  M.  Rémond,  depuis  sei- 
gneur de  Montemort,  celui-ci  la  trouva  si  bonne  qu'il  engagea  le 
P.  Malebranche  à  consentir  à  l'impression.  «  Mais  comme  elle 
n'aurait  fait  qu'un  fort  petit  volume,  il  s'avisa  du  dessein  de 
son  écrit  contre  la  prévention  sur  ce  que  je  lui  dis  {c'est  Lelong 
qui  parle)  que  le  P.  C^erberon  dans  son  interrogatoire  avait  ré- 
pondu qu'il  ne  savait  pas  si  les  écrits  de  M.  Arnauld  contre  le 
P.  Malebranche  étaient  de  ce  docteur.  » 


264  Bibliothèque  Oratorienne 

pu  jouir  encore,  depuis  qu'il  était  auteur,  et  quoiqu'il  sût 
parfaitement  que  ce  docteur  inquiet  avait  laissé  des 
armes  pour  lui  faire  la  guerre.  Son  repos  n'était  point 
troublé  alors,  mais  l'amitié  le  rengagea  bientôt  dans  le 
travail. 

M.  le  marquis  de  l'Hôpital  avait  désiré,  en  mourant, 
qu'il  se  chargeât  de  l'impression  de  son  fameux  livre  des 
Infiniment  petits,  qui  marque  dans  l'auteur  une  si  pro- 
fonde, si  lixe  et  si  vaste  connaissance  des   mathéma- 
tiques. Ce  que  le  P.  Malebranche  avait  tant  de  peine  à 
faire  pour  lui-même  (car  nou^  devons  à  d'autres  l'impres- 
sion de  ses  ouvrages),  ne  lui  coûta  rien,  lorsqu'il  fut 
question  de  travailler  à  la  gloire  d'un  ami,  ou  plutôt  à 
l'utilité  du  public.  11  revit  exactement  ce  chef-d'œuvre  de 
pénétration  ^  ;   il  traça   les   figures  nécessaires   pour   le 
rendre  intelligible;  il  eut  soin  que  l'édition  fût  correcte , 
belle,  digne  de  l'ouvrage:  en  un  mot,  il  s'y  appliqua 
tellement,  que  ce  fut  là  une  des  causes  de  la  grande  ma- 
ladie où  il  tomba  peu  de  temps  après.  Elle  fut  longue , 
violente,  et  accompagnée  de  tous  les  symptômes  de  la 
mort.  Dès  les  premiers  jours,  les  médecins  l'abandonnè- 
rent; et  sans  doute  qu'il  s'y  fût  condamné  lui-même,  si 
un  délire  continuel  ne  l'eût  mis   hors  d'état  d'y  faire 
attention.  C'est  dans  les  moments  d'abandon  à  l'instinct, 
qu'on  a  coutume  de  voir  ce  qu'un  homme  a  dans   le 
cœur,  ses  inclinations,  ses  vertus  ou  ses  défauts,  ses 
dispositions  naturelles  ou  acquises,  bonnes  ou  mauvaises. 

1  La  Bibliothèque  nationale  possède  un  exemplaire  de  cet  ou- 
vrage,  qui  contient  des  ?wtes  marginales  qui  sont  de  la  main 
de  Malebranche.  (F.  français,  25  302.)  C'est  probablement  l'exem- 
plaire qui  servit  à  Malebranche  pour  préparer  la  seconde  édi- 
tion de  ce  livre,  laquelle  parut  en  1715.  —  Voir  Henry,  Re- 
cherches sur  les  manuscrits  de  Fermât,  suivies  de  fragments 
inédits  de  Bachet  et  de  Malebranche  [Kom^,  1880,  in-4''),  page  90, 
note  1. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  265 

Comme  on  est  incapable  de  réflexion,  et  par  conséquent 
d'hypocrisie,  la  nature  parle  toute  seule,  et  trahit  tous 
les  secrets  de  l'âme.  Le  P.  Malebranche  ne  s'entretenait 
dans  ses  transports  que  de  ce  qui  l'avait  occupé  toute  sa 
vie,  de  Dieu  et  de  ses  ouvrages.  Dans  tous  les  égarements 
de  son  esprit  aliéné ,  il  revenait  sans  cesse  à  ses  pieuses 
méditations,  toujours  un  peu  philosophiques,  mais  à  leur 
ordinaire  toujours  édifiantes.  Le  sentiment  de  ses  vives 
douleurs,   au  lieu  d'exciter  ses  plaintes,  ne  faisait  le 
plus  souvent  que  lui  rappeler  les  idées,  qui  lui  étaient 
familières,  de  la  slriicture  admirable  du  corps  humain. 
Tantôt  il  en  combinait  tous  les  ressorts,  il  en  expliquait 
l'ordre,  il  en  marquait  l'usage,  en  monirant  la  sagesse 
infinie  de  celui  qui  les  avait  si  bien  ordonnés;  tantôt 
il  cherchait  la  cause  de  son  mal  par  des  raisonnements 
physiffues,  dont  il  n'interrompait  la  suite  et  la  forme  que 
pour  y  faire  entrer  qucbjue  chose  du  Créateur,  dont  il 
était  plein.  Mais  la  pensée  qui  l'occupait  le  plus  ordinai- 
rement dans  ses  délires,  était  celle  de  la  mort  et  de  l'é- 
ternité. Ces  deux  grands  objets ,  qu'il  avait  tant  médités 
pendant  sa  vie,  se  présentaient  continuellement  devant 
ses  yeux,  avec  tout  ce  qu'une  bonne  conscience  y  peut 
trouver  de  charmant.  Il  voyait  dans  la  mort  la  fin  de  nos 
misères ,  et  surtout  de  nos  péchés ,  qui  sont  les  plus 
grandes  (car  nonobstant  le  trouble  de  ses  idées,  il  le  fai- 
sait assez  entendre),  et  dans  l'éternité  le  centre  fixe  de 
notre  vraie  béatitude.  Là,  il  s'arrêtait  quebjuefois  dans 
un  silence  profond ,  d'où  il  ne  sortait  que  pour  revenir, 
par  mille  détours,  au  même  point  que  sa  maladie  avait 
dérobé  à  son  inclination.  Cette  multitude  de  pensées  qui 
lui  agitaient  l'esprit,  lui  abattaient  extrêmement  le  corps 
par  contre-coup;  de  sorte  (|ue  les  convulsions  et  les  dé- 
faillances se  succédant  tour  à  tour,  avec  les  pronostics 
les  plus  tristes,  il  n'y  avait  plus  rien  à  espérer.  Un  autre 


266  Bibliothèque  Oratorienne 

sujet  de  tout  craindre,  c'était  qu'il  ne  prenait  rien,  ou 
que  son  mal  ne  faisait  que  s'irriter  par  les  remèdes.  Son 
médecin  n'avait  cessé  jusque-là  de  l'observer  attentive- 
ment, pour  voir  si  dans  ces  alternatives  il  ne  trouvait 
point  quelque  jour  à  son  art;  mais  n'y  en  voyant  plus,  il 
dit  enfin  à  ses  gardes  que  c'en  était  fait,  et  qu'on  n'avait 
qu'à  lui  donner  tout  ce  qu'il  demanderait.  Cependant,  ses 
esprits  épuisés  ne  suffisant  plus  ni  au  délire  ni  aux  con- 
vulsions, il  tomba  dans  un  état  de  langueur,  mais  où  sa 
raison  devint  plus  libre.  Ce  moment  le  sauva  :  la  fai- 
blesse de  sa  complexion  lui  avait  fait  faire  plus  de  ré- 
flexions qu'un  autre  sur  sa  santé.  Il  avait  étudié  à  fond 
ce  qu'il  appelait  sa  machine,  et  pour  peu  qu'elle  se  démon- 
tât, son  expérience,  jointe  à  la  grande  connaissance  qu'il 
avait  de  la  nature ,  lui  apprenait,  sans  autre  secours,  les 
moyens  de  la  réparer.  Il  avait  même  pour  axiome,  qu'à 
l'âge  de  trente  ans  chacun  se  devait  assez  connaître  pour 
être  lui-même  son  premier  médecin.  Ayant  donc  souvent 
remarqué  que  la  cause  ordinaire  de  ses  fréquentes  incom- 
modité«i  était  un  violent  acide  ({u'il  avait  dans  l'estomac, 
et  que  l'eau  prise  en  abondance  avait  été  toujours  pour 
lui  un  remède  souverain,  se  sentant  d'ailleurs  dans  une 
altération  extrême,  il  en  demanda;  on  lui  en  donna  tant 
qu'il  voulut,  comme  à  un  malade  désespéré,  à  qui  rien 
désormais  ne  pouvait  plus  être  nuisible.  Mais  à  peine  en 
eut-il  bu  quelques  pots,  qu'on  fut  surpris  de  le  voir  tout 
soulagé.  En  un  mot  il  guérit ,  au  grand  élonnement  de  la 
médecine,  et  au  grand  scandale  des  médecins,  qui  l'a- 
vaient abandonné  \ 


>  D'après  le  P.  Lelong ,  le  P.  André  confondrait  ici  les  dates, 
et  ce  récit  conviendrait  plutôt  à  une  maladie  que  Malebranche 
fit  à  Raroy  vers  1683  ou  1684.  «  Celle  de  cette  année  ne  fut 
qu'une  langueur,  n  ajoute-t-il. 


CHAPITRR   VIII 


l.e  P.  Malebranche ,  guéri,  compose  les  Entretiens  sur  la  mort. 
—  Ils  paraissent  à  la  suite  d'uue  seconde  édition  des  Entre- 
tiens sur  la  métaphysique  (  1606),  due  à  la  reconnaissance  de 
M.  Carré.  —  Le  quiétisme.  —  Portrait  de  Fénelon.  —  Le  P.  Lamy 
engage  maladroitement  Malebranche  dans  ces  affaires.  —  Il 
compose  son  Traité  de  l'amour  pur  (1697).  —  Bossuet,  ravi 
de  cet  ouvrage,  se  réconcilie  tout  à  fait  avec  Malebranche.  — 
Les  Éclaircissements  de  dom  Lamy  et  les  Réponses  de  Male- 
branche (1699).  —  Il  est  nommé  membre  de  l'Académie  des 
sciences,  et  jouit  en  paix  de  sa  gloire. 


Le  public  ne  fut  pas  longtemps  sans  profiter  de  la 
guérison  du  P.  Malebranche.  Les  pensées  cruelles  de  la 
mort  et  de  l'éternité  que  le  P.  Malebranche  avait  eues 
pendant  toute  sa  maladie  avaient  été  si  vives  qu'il  lui  en 
était  resté  un  souvenir  très  distinct;  ce  qui  lui  fournit  la 
matière  d'un  nouvel  ouvrage  après  les  avoir  méditées  de 
nouveau.  Cet  ouvrage  a  pour  titre  :  Entretiens  sur  la  mort. 

Les  impies,  toujours  sottement  railleurs,  nous  disent 
quelquefois  qu'ils  se  résoudraient  à  croire  une  éternité 
s'ils  voyaient  quelqu'un  revenu  de  l'autre  monde  :  folie 
visible,  car,  dit  le  Sauveur,  qui  les  connaît  mieux  qu'eux- 
mêmes,  s'ils  ne  croient  pas  Moïse  et  les  prophètes,  ils  ne 
croiraient  pas  non  plus  l'ombre  d'un  corps  ressuscité. 
Mais,  quoiqu'il  en  soit  de  ce  qui  pourrait  arriver  en  ce 
cas,  voici  un  auteur  qui,  ayant  vu  l't'ternité  de  près, 
pourra  leur  en  apprendre,  s'ils  le  veulent,  bien  des  par- 


268  Bibliothèque  Oratorienne 


ticularités  dont  il  a  été  pour  ainsi  dire  témoin  oculaire  ^ . 

Ces  Entretiens  sur  la  mort  sont  remplis  de  grandes 
idées,  de  beaux  sentiments,  de  réflexions  touchantes;  ce 
qui,  étant  relevé  par  le  style  de  l'auteur,  toujours  ferme, 
coulant,  majestueux,  agréable,  soutient  merveilleuse- 
ment l'attention  du  lecteur.  Le  premier  elfet  qu'ils  pro- 
duisirent fut  un  acte  de  reconnaissance,  vertu  si  rare 
dans  le  siècle  où  nous  sommes,  qu'on  en  doit  soigneu- 
sement recueillir  les  moindres  exemples. 

M.  Carré  Louis  %  fils  d'im  laboureur,  mais  qui  avait 
toutes  les  qualités  qui  peuvent  remplacer  la  naissance, 
avait  trouvé  dans  sa  mauvaise  fortune  un  asile  chez 
l'auteur.  Car  son  père,  qui  l'avait  fait  étudier  dans  la  vue 
ordinaire  à  ces  sortes  de  personnes,  l'ayant  abandonné 
parce  qu'il  ne  voulait  point  se  faire  prêtre,  il  se  vit  ré- 
duit à  chercher  une  condition.  La  Providence  l'adressa 
au  P.  Malebranche  qui  le  prit  pour  écrire  sous  lui.  Il  lit 
plus;  voyant  que  son  domestique  avec  un  grand  esprit 
avait  encore  un  naturel  admirable,  il  entreprit  de  le 
former  à  quelque  chose  de  meilleur;  il  lui  enseigna  les 
mathématiques;  il'  y  ajouta  la  philosophie;  en  sorte 
qu'en  peu  d'années  M.  Carré  fut  en  état  de  se  passer  de 
son  maître  en  le  devenant  lui-même.  Il  le  devint  en 
effet;  il  montra  les  mathématiques  en  ville  avec  tant  de 
succès,  qu'il  eut  bientôt  une  foule  d'élèves;  mais  ce  qu'il 
y  eut  de  plus  particulier,  c'est  que  plusieurs  dames  en 
voulurent  être.  11  les  reçut;  elles  le  goûtèrent;  elles 
étaient  surtout  charmées  de  sa  philosophie  qui  était  celle 
du  P.  Malebranche,  et  qui,  étant  toute  chrétienne,  s'ac- 
cordait parfaitement  bien  avec  leur  inclination  naturelle 

1  Le  P.  André  donne  ici,  de  tapage  810  à  tapage  827,  l'ana- 
lyse de  ces  Entretiens. 

2  Né  le  26  juillet  1663  à  Closfontaine  ,  près  de  Nangis  en  Brie, 
mort  le  11  avril  1711.  Sur  ses  ouvrages,  voir  Nicéron,  t.  XIV, 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  269 

pour  la  piété.  En  un  mot,  comme  il  soutenait  par  la 
pratique  les  grandes  maximes  qu'il  leur  enseignait,  elles 
trouvaient  en  lui  une  espèce  de  directeur,  d'où  l'on  peut 
juger  qu'il  trouvait  en  elles  un  fonds  qui  ne  le  laissait 
manquer  de  rien.  11  semble  qu'il  avait  tout  lieu  d'être 
content  de  sa  fortune;  il  ne  l'était  cependant  pas.  Il  lui 
manquait  encore  un  bien  dont  le  besoin  ne  touche  guère 
le  commun  des  hommes  :  c'était  une  occasion  de  mar- 
quer sa  reconnaissance  à  son  bienfaiteur;  car  il  ne  re- 
gardait pas  comme  un  service  le  zèle  qu'il  témoignait 
pour  sa  philosophie,  mais  comme  un  devoir  qu'il  ren- 
dait à  la  vérité.  Il  fallait  donc  quelque  chose  de  plus  pour 
le  satisfaire.  Les  Entretiens  sur  la  mort  que  le  P.  Male- 
branche venait  de  finir  au  commencement  de  1696  lui 
fournirent  une  occasion  dont  il  profita. 

Depuis  que  M.  Arnauld  avait  déclaré  la  guerre  au 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  l'auteur  n'avait  pu  rien 
imprimer  à  Paris  sur  ces  matières  en  privilège.  Les  vio- 
lentes criti([..es  de  ce  docteur  véhément,  soutenues  des 
clameurs  d'un  parti  accrédité,  avaient  répandu  dans  les 
esprits  une  terreur  que  la  raison  ne  pouvait  guérir;  ceux 
qui  présidaient  à  l'impression  des  livres  en  étaient  eux- 
mêmes  frappés.  Le  P.  Malebranche  n'était  pas  d'humeur 
à  s'en  mettre  fort  en  peine;  outre  que  les  presses  étran- 
gères s'ofl'raient  à  lui  de  toutes  parts,  ses  ouvrages  n'en 
étaient  ni  moins  lus  en  France  ni  moins  également  ad- 
mirés. Mais  ses  amis  étaient  justement  indignés  de  la 
stupide  et  opiniâtre  prévention  du  (|uei(|ucs-uns  de  ses 
compatriotes  contre  le  meilleur  de  leurs  écrivains. 
M.  ('arré  entreprit  de  la  vaincre  et  il  y  réussit;  il  em- 
ploya tout  ce  qu'il  avait  d'amis,  d'élèves,  de  connais- 
sances. On  ne  peut  douter  que  les  dames  qui  étaient  ses 
disfiples  nf  fussent  les  plus  zélées  k  le  servir.  Quoiqu'il 
en  soit,  en  <lemandant  le  privilège  du  roi  sur  les  Entre- 


270  Bibliothèque  Oratorienne 

tiens  sur  la  mort,  il  l'obtint  aussi  pour  les  Entretiens  sur 
la  mHaphtjsique,  ce  qui  était  son  principal  but.  Car,  comme 
cet  ouvrage  est  une  réponse  générale  à  toutes  les  cri- 
tiques ^e  M.  Arnauld ,  en  lui  obtenant  le  privilège  d'être 
imprimé  à  Paris,  on  levait  on  même  temps  tous  les 
obstacles  qui  s'opposaient  à  y  faire  publier  les  autres 
livres  du  P.  Malebranche.  Ils  le  furent  effectivement 
depuis ,  excepté  le  Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce ,  pour 
la  raison  qu'on  dira  dans  la  suite.  On  fit  donc  à  Paris  < 
une  seconde  édition  des  Entretiens  sur  la  métaphysique, 
augmentée  de  trois  sur  la  mort.  Je  ne  parlerai  point  du 
succès  qu'elle  eut.  Il  fut  tel  que  le  méritait  l'ouvrage,  qui 
est  d'une  beauté  d'esprit  et  de  style  extraordinaire.  Ainsi 
l'auteur  eut  le  plaisir  de  se  voir  entièrement  rétabli  dans 
l'estime  publique,  et  M.  Carré  l'honneur  d'avoir  témoigné 
publiquement  sa  reconnaissance  à  son  ancien  maître'. 

La  joie  de  ce  bon  succès  ne  dura  guère;  elle  fut  bientôt 
troublée  dans  une  querelle,  où  le  P.  Malebranche  fut 
engagé  malgré  lui.  C'est  la  fameuse  contestation  qui  sur- 
vint en  lfî97  entre  plusieurs  évèques  de  France  au  sujet 
du  quiétisme.  On  sera  sans  doute  bien  aise  d'en  voir  ici 
un  récit  abrégé  qui  servira  pour  entendre  la  suite. 

La  dispute  roulait  principalement  sur  l'amour  de  Dieu, 
que  les  disciples  de  Molinos,  auteur  ou  plutôt  restaurateur 
de  cette  infâme  secte,  anéantissaient  de  fond  en  comble, 
sous  prétexte  de  le  rendre  pur  et  désintéressé.  Car  voici 
le  système  de  ces  hérétiques.  Ils  font  consister  toute  la  per- 


1  Elle  parut  en  1696. 

2  Le  P.  Prestet,  autre  élève  du  P.  Malebranche,  avait  aussi 
commencé  par  être  son  domestique  ou  plutôt  son  secrétaire.  Il 
s'acquit  un  grand  renom  dans  les  sciences,  qu'il  professa  aux 
universités  d'Angers  et  de  Nantes,  et  sur  lesquelles  il  écrivit  de 
remarquables  ouvrages.  Il  mourut  dans  notre  maison  de  Ma- 
rines,  le  8  juin  1690. 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  271 

fection  chrétienne  dans  un  amour  si  absolument  indépen- 
dant du  désir  d'être  heureux,  qu'il  n'a  pour  motif  aucun 
intérêt  même  éternel  ;  c'est-à-dire  que  l'âme  n'y  est  portée 
ni  par  crainte,  ni  par  espérance,  ni  par  le  goût,  ni  par 
l'avant-goût  des  biens  célestes,  mais  uniquement  par  la 
vue  de  la  gloire  et  de  la  volonté  de  Dieu,  non  de  cette  gloire 
et  de  cette  volonté  divine  qui  se  trouve  dans  notre  sancti- 
fication, mais  uniquement  de  cette  gloire  intérieure  que 
Dieu  possède  en  lui-même,  et  de  celle  qu'il  nous  découvre 
à  chaque  moment  par  tout  ce  qui  nous  arrive  de  bien  ou 
de  mal.  On  est  indifférent  pour  tout  le  reste;  indifférent 
pour  la  grâce,  pour  le  mérite,  pour  les  récompenses; 
indifférent  pour  sa  perfection;  indifférent  pour  son  bon- 
heur; en  un  mot,  indifférent  pour  tous  les  dons  de  Dieu 
en  tant  qu'ils  nous  appartiennent.  On  pousse  encore  plus 
loin  le  désintéressement,  car  on  le  porte  jusqu'à  être 
prêt  de  renoncer  à  son  salut,  par  un  sacrifice  non  seule- 
ment conditionnel ,  mais  absolu,  qu'on  en  fait  à  la  gloire 
et  à  la  volonté  de  Dieu.  Il  y  a  même  des  rencontres  où 
l'âme,  livrée  aux  scrupules,  s'y  croit  obligée;  c'est  le  cas 
des  dernières  épreuves  où  l'âme  est  persuadée  invinci- 
blement que  Dieu  l'a  justement  réprouvée.  Que  fera-t-elle 
donc  alors?  elle  acquiescera  généreusement  à  sa  répro- 
bation éternelle;  après  quoi,  n'ayant  plus  rien  à  perdre, 
elle  demeure  tranquille  et  intrépide,  sans  remords  et 
sans  alarmes,  ((uoi  qu'il  lui  puisse  arriver  de  bien  ou  de 
mal,  soit  pour  le  temps,  soit  pour  l'éternité.  C'est  ce  que 
les  quiétistes  appellent  état  de  sainte  indilférence,  où 
I  l'âme  n'a  plus  ni  propriété  ni  activité,  et  par  conséquent 
le  plus  haut  point  de  la  perfection  chrétienne. 

Dans  le  système  qu'on  vient  d'exposer,  il  y  a  des  excès 
visibles  que  tous  nos  prélats  condamnaient  unanimement 
avec  le  Saint-Siège,  qui  les  avait  censurés  dans  Molinos 
en  1689;  mais  il  y  en  a  de  cachés  sous  une  belle  appa- 


272  Bibliothèque  Oratorienne 

rence  de  perfection  que  certaines  personnes  approuvaient 
encore.  M.  de  Fénelon,  archevêque  de  Cambrai,  était  de 
ce  nombre;  et  il  ne  faut  guère  s'en  étonner;  c'était  un 
bel  esprit,  mais  dont  le  fort  consistait  dans  une  imagina- 
tion vive,  délicate  et  sublime,  vaste,  brillante,  riche, 
féconde  en  idées  agréables,  accompagnée  d'une  mémoire 
heureuse  qui  la  servait  à  son  gré ,  en  lui  représentant 
sans  cesse  le  meilleur  de  tout  ce  qu'il  avait  lu,  soit  dans 
le  grand,  soit  dans  le  tendre.  On  juge  assez  par  là  (juelles 
devaient  être  les  grâces  de  son  discours.  Mais  s'il  avait 
toutes  les  belles  qualités  de  l'imagination,  il  en  avait 
aussi  (juelques-unes  de  mauvaises;  peu  de  justesse  dans 
ses  idées,  qui  sont  presque  toujours  excessives;  peu  de 
clarté  dans  ses  principes,  qui  ne  sont  quasi  jamais  ni 
bien  démêlés,  ni  bien  fixes,  ni  suivis,  ni  dégagés  des 
fantômes  sensibles;  peu  d"étendue  et  de  pénétration 
d'esprit  dans  la  plupart  des  raisonnements,  qui  sont 
plutôt  d'un  dialecticien  pointilleux  sur  les  termes  que 
d'un  logicien  solide  et  profond;  peu  de  régularité  dans  sa 
manière  d'écrire,  qui,  toute  belle  qu'elle  est,  d'ailleurs, 
se  répand  quelquefois  trop  comme  un  torrent,  qui  rompt 
ses  digues.  Pour  fixer  sou  caractère,  ajoutons  ce  qui  en 
fait  le  propre  :  que  son  génie,  né  grand,  nourri  de  plus 
dans  la  lecture  des  poètes,  donnait  tète  baissée  dans 
l'extraordinaire  sans  trop  songer  au  naturel  qui  doit  être 
néanmoins  le  fond  du  vrai  sublime;  en  un  mot,  il  fal- 
lait du  roman  pour  le  contenter. 

Il  en  trouva  dans  les  nouveaux  mystiques  :  aussi 
comme,  lorsi|u'il  entra  dans  l'épiscopat,  un  parlait  beau- 
coup d'eux  à  l'occasion  des  écrits  d'une  célèbre  dame 
visionnaire  (ju'il  admirait  comme  une  prophélesse,  il 
tourna  toute  son  imagination  de  ce  côté-là.  Il  les  lut,  il 
en  fut  charmé.  L'idée  de  perfection  que  donnent  ces  ou- 
vrages lui  parut  si  relevée,  qu'il  entreprit  leur  défense 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  273 


contre  divers  prélats,  qui  condamnaient  avec  raison  leurs 
expressions  outrées  et  même  quelques-unes  de  leurs 
maximes  qui  approchaient  trop  des  erreurs  des  quiétistes 
pour  être  véritables.  Il  faut  ajouter  qu'il  y  entre  aussi  un 
peu  de  mystère,  nouveau  charme  pour  les  personnes 
Imaginatives.  M.  de  Cambrai  fit  donc  pour  les  justifier  un 
livre  qu'il  intitula  Explication  des  maximes  des  saints  sur 
la  vie  intérieure.  Mais  on  me  permettra  de  le  dire,  à 
parler  juste,  il  semble  qu'il  faudrait  plutôt  l'appeler  le 
Roman  de  la  vie  spirituelle.  Car  tout  son  système  roule 
sur  un  amour  de  Dieu  si  absolument  indépendant  du 
motif  de  noire  intérêt,  même  éternel,  qu'il  n'envisage  que 
les  perfections  absolues  de  la  divinité,  sans  qu'il  soit 
besoin  qu'elles  nous  touchent  d'aucune  sorte  de  plaisir, 
ni  actuel,  ni  espéré  qui  nous  y  affectionne. 

Dans  cet  amour,  dit-il ,  qui  est  le  cinquième  état  de  la 
vie  spirituelle,  ni  la  crainte  des  châtiments,  ni  le  désir 
des  récompenses  n'ont  plus  de  part.  On  n'aime  plus  Dieu 
ni  pour  le  mérite,  ni  pour  la  perfection,  ni  pour  le  bon- 
heur qu'on  trouve  en  l'aimant,  ni  même,  ainsi  qu'il  le 
soutient  dans  toutes  ses  défenses,  par  le  motif  d'être  un 
jour  en  lui  éternellement  heureux:  car  il  y  aurait  en  cela 
quelque  mélange  d'intérêt;  on  ne  veut  donc  plus  le  salut 
comme  le  salut  propre,  mais  comme  la  gloire  et  le  bon 
plaisir  de  l>ieu;  de  sorte  que  dans  les  dernières  épreuves 
on  peut  lui  en  faire  un  sacrifice  absolu.  Car  alors  l'âme 
peut  être  invinciblement  persuadée,  par  une  persuasion 
même  réfléchie,  qu'elle  est  justement  réprouvée  de  Dieu. 
D'où  il  s'ensuit  qu'elle  peut  acquiescer  humblement  à  sa 
juste  condamnation.  Acte  héroïque,  qui,  mettant  l'âme 
dans  l'état  de  la  sainte  indifférence,  achève  en  elle  et 
consomme  l'anéantissement  de  l'amour-propre  et  l'en- 
tière purification  de  l'amour  divin. 

C'est  le  plan  visible  de  tout  l'ouvrage  de  M.  de  Cambrai, 


274  Bibliothèque  Oratorienne 

dont  le  grand  principe  est  que  la  volonté  n'est  pas,  comme 
on  se  le  persuade  ordinairement,  l'amour  de  la  perfec- 
tion et  du  bonheur,  mais  une  faculté  supérieure  au  désir 
même  d'être  heureux  en  Dieu  et  orné  de  ses  dons  les 
plus  saints.  La  nature  a  beau  se  récrier,  la  raison  a  beau 
se  révolter  contre  des  maximes  si  romanesques:  M.  de 
Cambrai  veut  qu'on  les  fasse  taire. 

Son  assurance  n'empêcha  point  le  public  de  parler,  ni 
tout  le  corps  des  évêques  de  France  de  se  déclarer  ou- 
vertement contre  son  livre.  Avant  même  qu'il  fût  im- 
primé, M.  de  Meaux,  cjui  depuis  longtemps  était  le  fléau 
des  nouveautés  profanes,  en  attaqua  les  maximes.  Entre 
plusieurs  ouvrages  qu'il  lità  cette  occasion,  le  plus  grand 
et  le  plus  solide  fut  celui  qui  a  pour  titre  Instruction  sur 
les  états  d'oraison.  Il  n'y  combattait  pas  encore  de  front 
M.  de  Cambrai,  voulant  garder  avec  lui  tous  les  ména- 
gements que  demandaient  son  mérite,  sa  dignité,  sa  vertu, 
la  docihté  qu'il  avait  promise  et  la  droiture  de  ses  inten- 
tions dont  on  ne  pouvait  douter.  Mais,  en  attaquant  les 
nouveaux  mystiques  en  général,  M"'<'  Guyon  à  la  tête, 
il  établit  des  principes  de  bon  sens  qui  renversent  par 
avance  toutes  les  imaginations  du  livre  de  M.  de  Cambrai. 
Car  il  soutient  : 

1°  Que  c'est  la  voix  de  toute  la  nature,  des  chrétiens 
comme  des  philosophes,  qu'on  veut  tellement  être  heu- 
reux qu'on  ne  peut  pas  ne  le  pas  vouloir,  ni  s'arracher  du 
cœur  ce  motif  essentiel  à  toute  action  raisonnable. 

2"  Que  la  charité  ou  l'amour  de  Dieu  ne  se  peut  désin- 
téresser pour  ainsi  dire  à  l'égard  de  la  béatitude  éter- 
nelle, ou  plutôt  que  l'amour  de  la  béatitude  éternelle 
ne  peut  être  intéressé;  puisque  cette  béatitude  n'est  autre 
chose  que  Dieu  même  qui  se  fait  goûter  à  l'âme  et  hors 
de  qui  elle  ne  veut  rien. 

3"  Que  ce  désir  d'être  heureux  en  Dieu,  bien  loin  de 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  275 

nous  faire  tomber  dans  le  crime  de  rapporter  Dieu  à 
nous,  nous  rapporte  et  nous  attache  à  Dieu  inliniment 
plus  qu'à  nous-mêmes;  à  Dieu  parce  qu'il  nous  le  fait 
envisager  comme  notre  premier  principe,  comme  notre 
dernière  lin,  comme  notre  unique  nécessaire,  comme 
notre  tout.  Voilà  le  précis  de  ce  que  M.  de  iMeaux  oppose 
d'abord  à  M.  de  Cambrai  sur  la  nature  du  pur  amour. 

Comme  ce  puint  fondamental  de  la  morale  chrétienne 
est  assez  à  la  portée  de  tout  le  monde,  à  peine  les  deux 
ouvrages   contraires  furent-ils   publiés  que  chacun   se 
mêla  d'en  raisonner  et  comme  de  prendre  parti  dans  la 
querelle  des  deux  prélats.  Ainsi  l'on  vil  bientôt  la  France 
entière  divisée.  M.  de  Cambrai  gagna  par  les  agréments 
de  son  style,  par  la  sublimité  apparente  de  ses  idées  de 
perfection,  un  grand  nombre  de  personnes,  beaucoup  de 
jeunes   gens,   plusieurs  dames,   quantité  de  religieux, 
presque  tous  les  jésuites,  quelques  docteurs,  enfin  tous 
les  esprits  superticiels  et  chimériques.  Mais  le  parti  du 
bon  sens  ne  laissa  pas  de  prévaloir,  soit  par  le  nombre, 
soit  par  la  qualité  de  ceux  qui  le  suivirent.  On  y  voyait 
avec  M.  de  Meaux,  M.  de  l'aris^  M.  de  Chartres  %  tout 
le  corps  des  évêques ,  la  Sorbonne ,  la  cour  même  et  le 
roi  qui,  à  la  sollicitation  de  plusieurs  prélats  zélés,  de- 
manda au  Saint-Siège  la  condamnation  de  M.  de  Cam- 
brai. J'abrège,  on  le  voit  bien,  pour  venir  au  point  qui 
regarde  mon  histoire. 

Dans  ce  combat,  le  V.  Malebranche  n'avait  été  que 
simple  spectateur,  mais  lorsqu'il  y  pensait  le  moins  un 
de  ses  amis  l'engagea  mal  à  propos  dans  la  mêlée.  Voici 
comment  :  un  II,  P.  bénédictin ,  nommé  Dom  Bernard 
Lamy,  s'était  déclaré  dès  le  commencement  de  la  dispute 

'  Noailles. 

2  Godet  des  Marais. 


'27(5  Bibliothèque .  Oral  orienne 

pour  M.  de  Cambrai,  et  quoique  dans  les  deux  premiers 
volumes  de  sd.  Connaissance  de  soi-même ,  il  eût  posé  des 
principes  contraires  au  pur  amour  de  ce  prélat,  il  1»; 
trouva  si  beau  dans  le  livre  des  Maximes  des  maints,  qu'il 
n'examina  plus  s'il  pouvait  être  réel.  Il  y  donna  de  tout 
son  creur,  ou  plutôt  de  toute  son   imagination  :  on  ne 
croit  pas  le  cœur  capable  d'un  tel  amour.  Mais  comme  le 
P.  Malebranche  était  son  grand  oracle,  il  voulut  savoir 
ce  qu'il  en  pensait.  Il  avait  beaucoup  lu  ses  ouvrages  et 
niLMTie  copié  dans  les  siens,  d'une  manière  si  visible,  que 
bien  des  gens  trouvaient  à  redire  qu'il  ne  lui  eût  point 
fait  l'honneur  de  le  citer  plus  souvent.  Il  les  relut  encore. 
Quand  on    est  prévenu   d'une  pensée,  on  la  croit   voir 
partout,  principalement  dans  les  auteurs  qu'on  admire. 
Témoins  nos  théologiens  qui  trouvent  tout  ce  qu'il  leur 
plaît  dans    saint   Augustin  et   dans  saint  Thomas.   Le 
P.  Lamy  crut  donc  voir  son  amour  pur  dans  le  P.  Ma- 
lebranche. Il  voulut  néanmoins  s'en  éclairer  avec  l'au- 
teur. Toutes  les  conversations  de  Paris  roulant  alors  sur 
cette  matière,  il  ne  fut  pas  difticile  de  la  faire  tomber 
là-dessus  :  on  parla  donc  de  M.  de  Cambrai.  Le  P.  Ma- 
lebranche, quoique  d'ailleurs  plein  d'estime  pour  ce  pré- 
lat, qui  de  son  côté  l'honorait  de  la  sienne,  se  voyant 
néanmoins  pressé,  déclara  nettement  que  le  cinquième 
amour  qu'il  établit  dans  son  livre  des  Maximes  des  saints 
lui  faisait  beaucoup  de  peine;  en  un  mot,  que  l'amour 
pur,  indépendant  du  motif  d'être  heureux  ,  lui  paraissait 
une  chimère  ;  il  lit  même  assez  entendre  que  c'avait  tou- 
jours été  là  son  vrai  sentiment;  déclaration  qu'il  réitéra 
plusieurs  fois  au  P.  Lamy  et  en  présence  de  plusieurs 
personnes.  Mais  il  eut  beau  faire,  ce  bénédictin  prévenu 
crut  toujours  que  le  P.  Malebranche  avait  trop  d'esprit 
pour  n'être  pas  de  son  opinion.  C'est  le  tour  le  plus  favo- 
rable que  je  puisse  donner  à  ce  qu'il  fit  ensuite.  Car, 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  277 

s'étant  imaginé  que  le  P.  Malebranche  avait  par  poli- 
tique dissimulé  ses  sentiments,  ou  qu'il  les  entendait 
mieux  que  lui-même,  il  l'alla  citer  malhonnêtement 
dans  le  troisième  volume  de  son  ouvrage  en  faveur  de 
son  amour  pur.  Ce  procédé  était  sans  doute  fort  choquant, 
mais  de  plus  cela  fit  grand  bruit;  car  les  passages  cités 
du  P.  Malebranche,  séparés  de  son  texte  qui  les  explique, 
portaient  effectivement  à  croire  qu'il  désintéressait  tel- 
lement la  charité,  qu'il  la  rendait  indépendante  du  désir 
même  d'être  heureux  en  Dieu ,  ce  qui  est  un  des  prin- 
cipes du  quiétisme.  Il  y  avait  encore  une  autre  raison 
qui  persuadait  au  monde  que  cela  pouvait  bien  être: 
c'était  qu'à  cause  de  la  sublimité  et  de  la  profondeur  de 
ses  pensées  il  passait  dans  les  esprits  peu  pénétrants  ou 
inappliqués  pour  un  homme  à  idées  et  a  chimères.  D'ail- 
leurs il  était  grand  méditatif,  réputation  qui  dans  le 
monde  vaut  autant  que  celle  de  visionnaire  et  d'illuminé. 
Enfin  le  P.  Lamy,  qui  le  citait  en  faveur  de  l'amour  pur 
de  M.  de  Cambrai,  n'était  pas  un  témoin  suspect.  Il  était 
de  ses  admirateurs,  en  commerce  avec  lui,  dans  la  plu- 
part de  ses  sentiments,  même  les  plus  extraordinaires, 
par  exemple,  sur  la  nature  des  idées.  Tout  Paris  le  sa- 
vait; on  eut  donc  lieu  de  croire  que  le  P.  Lamy  ne  l'avait 
point  cité  à  faux.  On  le  crut  si  bien ,  que  le  bruit  se  ré- 
pandit dans  toute  la  ville  que  le  P.  Malebranche  était  du 
parti  de  M.  de  Cambrai.  11  n'en  fallait  point  davantage  en 
ce  temps-là  pour  être  soupçonné  de  quiétisme  ou  du  moins 
de  lui  être  favorable,  car  ce  prélat  passait  pour  le  chef 
de  la  nouvelle  se'cte. 

Le  danger  où  le  P.  Malebranche  vit  sa  foi  exposée  ré- 
veilla sa  paresse  naturelle.  Son  honneur,  ses  amis,  l'amour 
de  la  vérité  le  sollicitèrent  si  fortement  à  écrire  pour  dé- 
sabuser le  public,  qu'il  surmonta  ses  répugnances.  Il  y 
en  ressentait  beaucoup;  il  haïssait  infiniment  le  bruit.  La 

8* 


i278  Bibliothèque  Oralorienne 

matière  de  l'amour  pur  lui  paraissait  fort  difficile  à  cause 
des  équivoques  du  langage  dont  elle  est  remplie.  Il  la 
voyait  actuellement  agitée  par  de  savants  prélats,  qu'il 
appréhendait  de  choquer  en  se  mêlant  dans  leurs  dis- 
putes. On  attendait  de  Rome  une  décision  qu'il  n'était 
pas  sûr  de  prévenir.  Mais  la  nécessité  de  se  défendre 
jointe  aux  instances  importunes  de  certaines  personnes, 
le  fit  passer  par-dessus  tout.  Il  composa  son  Traité  de 
V amour  de  Dieu. 

Cette  matière,  quoique  discutée  depuis  si  longtemps 
par  les  meilleures  plumes  de  France,  ne  faisait  que  s'em- 
brouiller de  jour  en  jour  par  les  subtilités  pointilleuses 
de  M.  de  Cambrai .  que  toute  la  pénétration  de  M.  de 
Meaux  ne  put  jamais  bien  éclaircir.  On  est  môme  obligé 
de  dire  pour  rendre  justice  à  tout  le  monde,  que  ce  grand 
homme  dans  ses  attaques  donna  souvent  prise  à  son  r.d- 
versaire  qui  en  sut  habilement  profiter.  Ce  fut  l'état  où 
le  P.  Malebranche  trouva  la  dispute  sur  le  pur  amour, 
lorsqu'il  en  écrivit.  En  la  traitant  il  observa  sa  règle  or- 
dinaire de  n'oiïenscr  personne  et  d'instruire  son  lecteur 
à  fond.  Pour  bien  juger  de  son  ouvrage  il  serait  à  propos 
de  lire  auparavant  ceux  des  deux  prélats  sur  le  même 
sujet.  Car  outre  que  le  P.  Malebranche  y  ait  fait  des  allu- 
sions perpétuelles,  surtout  à  ceux  de  M.  de  Cambrai,  on 
trouverait  peut-être  qu'en  cinquante  pages  il  éclaircit 
plus  la  matière  que  ces  Messieurs  dans  une  cinquantaine 
d'écrits  qui  parurent  là-dessus,  tant  ses  principes  sont 
étendus  et  lumineux.  Du  moins  verrait-on  certainement 
que  le  P.  Malebranche  est  de  ces  auteurs  qui  ne  parais- 
sent jamais  plus  grands  que  lorsqu'on  les  compare  aux 
plus  grands  hommes.  En  voici  la  preuve,  pourvu  néan- 
moins qu'on  fasse  les  comparaisons  nécessaires  '. 

1  Nous  invitons  7ios  lecteurs  à  la  faire ,  et  passons  l'analyse, 
p.  834  à  843,  du  P.  André. 


La  Vie  du  R.  P.  Matebranche  279 

Ce  traité  fait,  le  P.  Malebranche  le  communiqua  pour 
êti'e  examiné  en  toute  rigueur  ;  car  c'était  un  de  ses  ca- 
ractères, il  ne  voulait  point  qu'on  le  flattât  sur  rien.  Il  en 
fit  donc  présenter  des  copies  manuscrites  aux  prélats  qui 
paraissaient  les  mieux  instruits  de  la  matière;  à  M.  de 
Paris,  maintenant  cardinal,  et  à  M.  de  Meaux,  qui  mé- 
ritait de  l'être.  Il  en  eut  fait  autant  sans  doute  à  M.  de 
Cambrai,  s'il  eût  été  à  portée  de  lui,  ou  plutôt  s'il  n'eût 
pas  craint  de  le  choquer  en  lui  envoyant  un  écrit  qui  , 
sans  le  nommer,  renversait  par  le  fondement  toutes  ses 
prétendues  maximes  des  saints.  M.  l'archevêque  de  Paris 
lut  le  traité  ou  le  lit  lire  et  le  trouva  fort  bon;  d'autant 
plus  qu'il  était  conforme  aux  sentiments  qu'il  a  si  bien 
exposés  dans  sa  belle  Instruction  pastorale  contre  les  illu- 
sions des  nouveaux  mystiques.  M.  de  Meaux  l'examina  en- 
core de  plus  près;  mais,  quoique  fort  prévenu  contre 
l'auteur,  il  en  fut  charmé.  Ce  prélat,  ennuyé  apparem- 
ment de  la  fausse  dialectique  et  de  la  mauvaise  métaphy- 
sique de  M.  de  Cambrai ,  qui,  après  avoir  assez  maltraité 
les  théologiens  de  1'.  cole  dans  ses  lettres  particulières, 
les  avait  appelés  à  son  secours  dans  ses  écrits  publics  ^; 
ce  prélat,  dis-je,  avait  en  ce  temps-là  réduit  toute  sa 
dispute  à  un  seul  point  populaire,  en  quoi  il  faisait  con- 
sister la  décision  de  tout;  savoir  :  s'il  peut  y  voir  une 
charité  ou  amour  de  Dieu,  entièrement  séparé  du  motif 
de  la  béatitude  ou  de  la  possession  du  nouveau  bien.  H 
avait  même  promis  dans  son  livre  des  Étals  d'oraison 
(  liv.  X,  art.  29) ,  de  traiter  à  fond  cette  question  dans  un 
ouvrage  particulier.  Mais  le  sort  de  la  dispute,  comme 
celui  de  la  guerre,  est  d'être  souvent  conduit  où  l'on  ne 
veut  pas.  M.  de  Meaux  n'avait  pu  encore  accomplir  sa 


'  On  sait  ai/ssi  quo  Fénclon  se  mon/ m  tnntôf  qnllican,  tantôt 
ullramontain ,  suicant  les  besoinx  de  sa  cause. 


280  Bibliothèque  Oralorienne 

promesse;  peut-être  même  que  trop  occupé  à  suivre  dans 
ses  détours  son  ingénieux  adversaire,  il  l'avait  oublié.  Il 
fut  donc  ravi  de  se  voir  acquitté  par  un  autre  ;  car  on 
commençait  déjà  dans  le  public  de  prendre  en  mauvaise 
part  l'inobservation   de  sa    parole.   D'ailleurs,  quoique 
M.  de  Cambrai,  se  laissant  aller  à  son  imagination  hyper- 
bolique, fasse  fort  l'abandonné  dans  ses  apologies,  il  ne 
laissait  pas  d'avoir   beaucoup   de  partisans.  Les  divers 
écrits  qu'on  envoyait  sans  cesse  à  Rome  ou  qu'on  distri- 
buait contre  M.  de  Meaux  en  sont  des  preuves  authen- 
tiques, principalement  celui  où,  suivant  la  méthode  ordi- 
naire d'un    certain    parti ,.   on   dit   que   les  jansénistes 
s'étaient  liés  avec  ce  prélat  contre  M.  de  Cambrai,  car  ce 
langage  trahit  ouvertement  les  auteurs  ;  et  on  n'ignore 
pas,  ni  quel  était  alors  leur  crédit,  ni  quel  est  encore 
maintenant  leur  nombre.  Ces  partisans  de  M.  de  Cambrai 
ne  se  cachaient  pas;  ils  le  soutenaient  à  la  cour  quoique 
le  roi  lui  fût  très  contraire,  depuis  qu'il  eut  appris  ses 
liaisons    de    spiritualité    avec    la    fameuse   visionnaire 
]\Ime  Guyon.  Car  ce  prince  n'étant  pas  obligé  de  savoir  la 
matière  du  pur  amour,  ayant  un  jour  demandé  au  P.  de 
La  Chaise,  son  confesseur,  ou  à  M.  le  duc  de  Bauvilliers, 
gouverneur  des  enfants  de  France  (j'ai  oublié  lequel  des 
deux)  de  quoi  il   était  question  entre  les  prélats  de  son 
royaume  :  «  C'est  de  savoir.  Sire,  lui  répondit-on,  si  on 
peut  aimer  Votre  Majesté  uniquement  pour  les  augustes 
qualités  de  sa  personne,  sans  avoir  en  vue  les  avantages 
qu'on  en  peut  attendre.  M.  de  Cambrai  soutient  que  cela 
est  possible,  et  M.  de  Meaux  que  non.  »  C'était  un  argu- 
ment presque  démonstratif  pour  le  roi  que  le  premier 
avait  raison.  M.  de  Meaux  était  informé  de  tout;  il  avait 
même  le. chagrin  de  se  voir  abandonné  ou  du  moins  mal 
secondé  sur  ce  point,  quoique  fondamental,  par  quelques- 
uns  des  prélats,  qui  s'étaient  unis  d'aboi'd  avec  lui  contre 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  281 


le  quiétisme.  C'est  ce  que  M.  de  Cambrai,  qui  profitait  de 
tout  pour  défendre  sa  mauvaise  cause,  ne  manquait  pas 
de  lui  rebattre  souvent  à  son  ordinaire  et  avec  ses  ma- 
nières victorieuses,  qu'il  eût  toujours  constamment  jus- 
qu'à ce  que  Rome  eût  parlé.  De  là  on  juge  bien  quelle 
dut  être  la  joie  de  M.  de  Meaux  lorsqu'il  lut  le  Traité  de 
l'amour  de  Dieu  du  P.  Malebranche;  il  y  voyait  son  prin- 
cipe si  bien  développé ,  si  bien  approfondi ,  qu'il  ne  trou- 
vait rien  à  y  ajouter.  Ses  anciennes  préventions  contre 
l'auteur  s'évanouirent  incontinent;  il  oublia  tout  le  passé. 
Ravi  d'avoir  un  second  d'un  si  grand  mérite,  la  meil- 
leure   plume   de   France,    comme    l'appelait  le    grand 
Condé,  il  ne  songea  plus  qu'à  réparer  le  tort  qu'il  lui 
avait  fait  autrefois  au  sujet  de  son  Traité  de  la  nature  et  de 
la  grâce,  car  il  était  même  beaucoup  revenu  à  cet  endroit 
malgré   ses  préjugés  thomistiques;    mais   le   Traité   de 
l'amour  de  Dieu  acheva  pour  ainsi  dire  de  le  convertir.  Sa 
conversion  fut  éclatante;  il  alla  le  premier  voirie  P.  Ma- 
lebranche, lui  offrit  son  amitié  et  lui  demanda  la  sienne. 
L'auteur,  qui  avait  toujours  fort  estimé  le  Prélat,  ne  se 
rendit  pas  difficile.  Comme  par  leurs  rares  qualités  ils 
attiraient  tous  les  deux  les  regards  du  public,  leur  récon- 
ciliation ne  put  être  cachée  ;  elle  leur  fit  d'autant  plus 
d'honneur  qu'elle  fut  sincère;  elle  fut  aussi  constante, 
car  depuis  ce  temps-là  M.  de  Meaux  et  le  P.  Malebranche 
furent  amis  jusqu'à  la  familiarité,  tant  l'union  des  esprits 
a  de  force  pour  établir  celle  des  cœurs.  Mais  la  destinée 
du  P.  Malebranche  n'était  pas  de  goûter  de  joies  pures. 
Pendant  que  de    grands  prélats   applaudissaient  à  son 
traité,  on  sollicitait  contre  lui  M.  le  chancelier.  C'était 
alors  M.  de  Boucherat,  beau-père  de  M.  de  Harlay,  qui 
fut  le  premier  de  nos  plénipotentiaires  à  Ryswick.  Ce 
dernier,  qui  était  outré  partisan  de  M.  de  Cambrai,  le  ser- 
vait avec  beaucoup  de  zèle.  Il  eût  bien  voulu  fermer  la 


282  Bibliothèque  Oratorienne 

bouche  aux  évèques  mêmes  qui  l'attaquaient,  mais,  ne 
le  pouvant  pas,  il  entreprit  de  la  fermer  du  moins  au 
P.  Malebranche  quoiqu'il  ne  fît  que  se  défendre.  C'est 
dans  ce  dessein  qu'il  employa  son  crédit  auprès  de  son 
beau-père  pour  arrêter  le  privilège  qu'on  lui  allait  expé- 
dier à  la  chancellerie  pour  l'impression  de  son  traité. 
Cela  n'était  pas  fort  juste,  on  lui  accorda  néanmoins  tout 
ce  qu'il  voulut.  De  sorte  que  les  amis  du  P.  Malebranche 
furent  contraints  d'avoir  recours  aux  presses  de  Lyon 
pour  faire  paraître  le  traité.  Ce  qui  arriva  sur  la  tin  de 
1697  ou  au  commencement  de  1698. 

Tous  les  ennemis  du  quiétisme  en  furent  contents; 
M.  de  Cambrai  même  ne  s'en  plaignit  pas.  En  elFet  le 
P.  Malebranche  avait  pris  toutes  les  mesures  que  peut 
fournir  la  charité  pour  n'offenser  ni  lui  ni  personne.  Il  ne 
réussit  pas  à  l'égard  de  tout  le  monde.  Le  P.  Lamy, 
bénédictin,  dont  l'impudence,  pour  ne  rien  dire  de  plus, 
l'avait  compromis  si  mal  à  propos  en  le  citant  pour 
l'opinion  de  M.  de  Cambrai,  s'avisa  de  trouver  mauvais 
que  le  P.  Malebranche  se  défendît  d'en  être.  Ceux  qui 
ont  connu  l'auteur  de  la  Connaissance  de  soi-même  n'en 
seront  peut-être  pas  fort  surpris.  Car  quoiqu'on  ne 
doute  pas  de  sa  vertu,  il  faut  avouer  qu'il  avait  le  défaut 
d'être  ce  qu'on  appelle  précieux  et  tout  ce  qui  s'ensuit: 
un  peu  vain,  présomptueux,  critique,  aimant  à  briller, 
Imaginatif,  délicat  et  sensible;  du  reste,  bon  esprit,  assez 
philosophe  et  qui  eût  même  pu  passer  pour  bel  esprit , 
s'il  eût  eu  ce  goût  de  la  nature  qui  doit  être  la  première 
règle  d'un  écrivain;  mais  il  a  un  style  si  alfecté,  si  haut 
et  si  bas,  si  chargé  de  pointilleries,  si  plein  de  figures, 
qu'il  en  devient  fade  et  dégoûtant.  Il  déplaît ,  en  un  mot , 
parce  qu'il  veut  trop  plaire;  enfin,  grand  copiste  du 
P.  Malebranche,  il  fait  partout  le  méditatif;  mais  il  le 
copie  sans  lui  ressembler;  il  prend  jusqu'à  ses  tours, 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  283 

ses  idées,  ses  expressions;  mais  en  demeurant  toujours 
lui-même,  petit,  superficiel,  court,  saisissant  mieux  les 
effets  que  les  principes  des  choses,  heureux  néanmoins 
quelquefois  dans  ses  pensées  lorsqu'il  peut  descendre 
jusqu'au  naturel;  mais  son  précieux  le  gâte  presque 
toujours;  et  cela  doublement,  parce  qu'on  le  trouve  chez 
un  religieux  dont  on  attend  des  manières  simples,  mo- 
destes, entièrement  éloignées  de  toute  affectation;  c'est 
ce  qu'on  peut  reconnaître  par  la  lecture  de  ses  ouvrages , 
principalement  de  son  livre  en  question,  De  la  connais- 
sance de  soi-même. 

Il  y  a  bien  de  l'apparence  qu'en  citant  le  P.  Male- 
branche pour  le  sentiment  de  M.  de  Cambrai,  il  médi- 
tait une  querelle  :  car  quelle  autre  vue  peut-on  avoir, 
lorsqu'on  allègue  pour  une  opinion  le  témoignage  d'un 
auteur  qu'on  sait  bien  n'y  être  pas  ?  Le  P.  Lamy  savait 
du  P.  Malebranche  lui-même  qu'il  était  fort  mécontent 
du  cinquième  amour  de  M.  de  Cambrai,  amour  alors  fort 
décrié:  il  l'avait  néanmoins  cité  en  faveur  de  cet  amour  ; 
d'ailleurs,  comme  disait  un  de  ses  confrères,  il  avait  l'hu- 
meur martiale  ;  mais  il  y  avait  plus  ,  il  passait  dans  la 
république  des  lettres  pour  un  imitateur  servile  du  P.  Ma- 
lebranche, réputation  qui  ne  l'accommodait  pas,  et  qui 
effectivement  était  fausse  en  quelques  points.  On  voit 
assez  ([ue,  dans  ces  rencontres,  il  est  facile  qu'un  auteur  se 
persuade  qu'il  est  important  de  détromper  le  public. 
Ainsi  tout  porte  à  croire  que  la  citation  dont  on  parle , 
était  une  véritable  déclaration  de  guerre.  Mais  ce  ne  sont 
là  que  des  conjectures ,  voyons  les  faits. 

Le  P.  Malebranche  avait  manié  si  doucement  le  P.  La- 
my dans  son  Traité  de  lamoiir  de  Dieu,  qu'on  pouvail  dire 
qu'il  n'avait  fait  que  le  flatter  :  on  n'y  voit  qu'estime 
pour  lui,  qu'égards  d'amitié,  et  crainte  de  lui  déplaire. 
Les  PP.  [îénédictins  le  reconnaissaient  eux-mêmes;  ils 


I 


284  Bibliothèque  Oratorienne 

jugeaient  que  cette  honnêteté  demandait  pour  le  moins 
que  leur  confrère  se  tînt  en  repos ,  après  sa  première  in- 
cartade. C'était  l'avis  de  ses  supérieurs  qui,  outre  qu'ils 
appréhendaient  un  peu  pour  lui  le  sort  d'un  combat  avec 
le  P.  Malebranche ,  savaient  de  bonne  part  que  M.  de 
Meaux  était  fort  mal  satisfait  du  P.  Lamy,  autrefois  de 
ses   confidents,  et  maintenant   de   ses  adversaires.  En 
effet,  il  y  avait  à  craindre  pour  la  Congrégation  de  ce 
côté-là.  D'autre  part,  il  semble  que  le  P.  Malebranche, 
ayant  déclaré  si  nettement  qu'il  n'avait  jamais  été  dans 
l'opinion  qu'on  lui  prêtait,  le  P.  Lamy  devait  croire  qu'il 
s'était  trompé  en  la  lui  attribuant ,  car  il  est  naturel  que 
les  auteurs  s'entendent  mieux  eux-mêmes  que  les  lec- 
teurs. Mais  cela  ne  l'accommodait  pas.  L'occasion  d'en- 
trer en  lice  avec  un  si  fameux  adversaire ,  lui  parut  trop 
belle  pour  la  manquer;  il  la  saisit,  et  pour  imiter  tou- 
jours le   P.   Malebranche,   lors  même  qu'il   lui  fait   la 
guerre,  quoiqu'il  soit  lui-même  évidemment  l'agresseur, 
il  se  met  dans  la  posture  d'un  homme  qui  se  défend. 
Quand  cette  posture  n'est  pas  affectée,  il  faut  convenir 
que  c'est  la  plus  avantageuse  pour  s'attirer  la  faveur  des 
honnêtes  gens  ;   mais  lorsqu'elle  paraît  feinte ,  c'est  la 
plus  propre  pour  exciter  leur  indignation.  Le  P.  Lamy 
n'y  pensa  apparemment  pas.  Il  composa  un  écrit  sous  le 
titre  d'Éclaircissements,  pour  se  défendre,  disait-il ,  contre 
les  plaintes  ou  plutôt  les  reproches  du  P.  Malebranche, 
pour  se  purger,  à  son  exemple,  du  soupçon  du  quiétisme, 
et  enfin  pour  lui  prouver  que,  malgré  qu'il  en  eût,  il  a 
été  autrefois  pour  l'amour  pur,  dans  le  sens  même  qu'il 
désapprouve  dans  son  traité  :  ce  qui  était  honnêtement  lui 
donner  un  démenti  public. 

1°  Il  se  défend  contre  les  prétendus  reproches  du 
P.  Malebranche,  en  disant  qu'il  ne  l'avait  cité  que  contre 
les  illusions  d'un  hérétique,  qui  transformait  l'amour- 


La   Vie  du  R.   P.  Malebranche  285 

propre  en  amour  divin.  Il  parle  d'Abadie,  protestant 
français,  fameux  auteur  de  VArt  de  se  connaître,  imprimé 
en  168y  ou  1690. 

2°  Il  se  purge  du  soupçon  de  quiétisme,  tantôt  en  ré- 
duisant les  motifs  à  la  cause  finale,  tantôt  en  établissant 
pour  principe  que  la  volonté  de  l'homme  est  une  faculté 
supérieure  à  l'amour  du  bonheur,  ou  au  désir  d'être  heu- 
reux. Mais  ce  qu'on  ne  pourra  croire,  si  on  ne  s'en  assure 
par  ses  propres  yeux ,  c'est  qu'il  prouve  la  possibilité  de 
l'amour  pur  par  celui  d'Héloïse  pour  Abailard. 

3°  Il  entasse  passages  sur  passages ,  pour  montrer  que 
le  P.  Malebranche  contredit  ses  premiers  sentiments 
dans  son  dernier  ouvrage;  que,  dans  cet  ouvrage  même, 
son  cœur  dément  son  esprit,  et  qu'il  y  pousse  aussi  loin 
que  lui,  pour  le  moins,  le  désintéressement  de  l'amour. 
C'est  le  plan  de  tout  son  écrit,  qui  commence  par  ces  pa- 
roles, où  le  P.  Lamy  se  caractérise  trop  bien  pour  ne  pas 
les  représenter  au  lecteur  : 

«  Qu'il  est  malaisé  d'écrire  sans  se  faire  des  affaires, 
dit  ce  précieux  philosophe  !  L'auteur  des  Conversations 
chrétiennes  était  l'homme  du  monde,  avec  qui  j'aurais 
moins  aimé  d'en  avoir.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  soit  toujours 
glorieux  d'entrer  en  lice  avec  lui,  quelque  issue  que 
puisse  avoir  le  combat;  mais  c'est  que  l'honorant  vérita- 
blement, je  n'avais  que  de  l'éloignement  de  laisser  voir, 
que  je  pense  quelquefois  autrement  que  lui.  Cela  est  si 
vrai  que,  m'étant  arrivé  plusieurs  fois  d'avoir  sur  divers 
sujets  des  vues  différentes  des  siennes,  j'ai  toujours  ré- 
sisté aux  instances  qu'on  m'a  faites,  de  les  rendre  publi- 
ques. Cependant,  malgré  ces  dispositions,  je  me  suis 
malheureusement  fait  une  affaire  avec  cet  illustre  ami. 
Car  il  veut  bien  encore  me  donner  ce  nom.  J'ai  pris  la 
liberté  de  le  citer  contre  l'amour-propre  :  je  me  suis 
flatté  qu'il  voudrait  bien  me  servir  en  cette  occasion;  il 


286  Bibliothèque  Oratorienne 

l'a  trouvé  mauvais  ;  il  a  cru  que  c'était  le  commettre 
dans  l'affaire  du  quiétisme,  etc.  » 

Tout  le  reste  est  à  peu  près  du  même  style  :  précieux 
et  vain;  mais  sa  conduite,  qui  fait  voir  à  découvert  l'en- 
vie qu'il  avait  de  se  battre ,  le  caractérise  encore  mieux. 
Il  composa  son  écrit  fort  secrètement,  il  le  donna  au  li- 
braire avec  ordre  que  le  P.  Malebranche  n'en  sût  rien , 
tant  il  semblait  appréhender  que  l'humeur  pacifique  de 
ce  grand    homme   ne   fût  un   obstacle  à  son  dessein. 
Lorsque  la  voix  pubhque  eut  divulgué  son  secret  avec  son 
livre ,  il  lui  en  envoya  un  exemplaire ,  quoique  ce  livre 
soit  rempli  de  traits,  non  seulement  que  l'amitié,  mais 
que  la  civilité  même  ne  permet  pas.  Par  exemple ,  ce 
qu'il  dit  à  l'entrée  du  premier  éclaircissement,  que  le 
P.  Malebranche  a  bien  voulu  se  faire  une  occasion  de  s'ex- 
pliquer sur  un  sujet  qui  fait  tant  de  bruit,  c'était  lui  dire 
en  bon  français  que  son  Traité  de  l'amour  de  Dieu  n'était 
qu'un  effet  de  sa  vanité,  ce  que  l'auteur  lui  eût  néan- 
moins pardonné  sans  peine ,  si  la  vérité  n'y  eût  pas  été 
compromise  avec  sa  personne.  Mais  les  Eclaircissements 
du  P.  Lamy  sont  un  tissu  de  faussetés,  qui  ne  devaient 
pas  demeurer  sans   réplique.  Le  mauvais  goût  de  ses 
livres  n'empêchait  pas  qu'on  ne  les  lût.  Il  y  en  avait 
même  qui  prenaient  son  précieux  pour  délicatesse.  La 
matière  était  importante ,  et  piquait  alors  la  curiosité  de 
tout  le  monde;  on  lisait  ardemment  tout  ce  qui  paraissait 
sur  le  pur  amour   bon   ou   mauvais.  Les  partisans  de 
M.  de  Cambrai,  qui  auraient  bien  voulu  avoir  pour  eux 
le  P.  Malebranche,  l'expliquaient  toujours  en  leur  faveur. 
Ceux  de  M.  de  Meaux,  qui  appréhendaient  de  l'avoir  con- 
traire, souhaitaient  qu'il  s'expliquât  lui-même  encore 
davantage.  Ainsi,  le  P.  Malebranche  n'avait  point  d'autre 
parti  à  prendre,  que  de  répondre  à  la  seconde  attaque  du 
P.  Lamy. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  287 

Il  y  répondit  par  trois  lettres,  où  l'on  doit,  en  général, 
remar({uer  deux  choses  :  la  première  est  qu'il  donne  de 
l'élévation  à  tout  ce  qu'il  manie,  aux  plus  petits  faits,  aux 
circonstances  les  plus  légères,  à  ce  qui  est  de  plus  mince 
dans  la  vie  humaine;  en  un  mot,  rien  ne  passe  par  son 
esprit  qui  n'en  prenne  le  sublime. 

La  seconde,  nous  l'avons  déjà  fait  observer  ailleurs, 
c'est  que,  dans  la  nécessité  où  on  le  met  de  tomber  dans 
quelques  redites,  il  a  soin  d'y  entremêler  toujours  quel- 
ques traits  nouveaux,  pour  dédommager  ses  lecteurs  de 
la  peine  qu'il  leur  donne;  maxime  que  je  ne  trouve  pra- 
tiquée que  dans  fort  peu  d'auteurs,  dans  saint  Augustin, 
dans  M.  Descartes  ;  je  n'en  connais  point  d'autres  que  le 
P.  Malebranche:  ce  qui  montre  en  même  temps  et  la  fé- 
condité de  son  génie,  et  la  beauté  de  son  cœur.  Mais 
il  est  à  propos  de  faire  connaître,  plus  en  détail,  ces  trois 
petits  ouvrages ^ 

Ces  trois  lettres  n'étaient  pas  encore  tout  à  fait  ache- 
vées, lorsqu'un  ami  de  l'auteur,  jugeant  bien  qu'à  son 
ordinaire  il  aurait  donné  un  nouveau  jour  à  la  matière 
qu'il  y  traite,  les  lui  demanda  manuscrites.  C'était  le 
P.  dom  Robert  Chevalier,  bénédictin,  homme  d'esprit  et 
de  bon  sens,  qui  demeurait  alors  à  Saint-Denis,  en 
France,  avec  le  P.  Lamy.  On  les  lui  promit;  on  les  lui 
envoya  peu  de  jours  après,  avec  un  billet  de  l'auteur, 
qui  le  priait  de  les  faire  voir  à  son  confrère,  s'il  le  sou- 
haitait ainsi,  avant  qu'elles  fussent  imprimées.  L'honnê- 
teté du  P.  Malebranche  ne  fut  pas  bien  reçue.  Le  P.  Lamy 
se  formalisa  de  ce  (|u'on  ne  lui  envoyait  point  directe- 
ment des  lettres  (|iii  lui  étaient  adressées.  On  eut  beau 
lui  dire  qu'il  n'y  avait  à  cela  nulle  obligation,  sa  délica- 
tesse n'écouta  rien  :  délicatesse  néanmoins  d'autant  plus 

1  Cette  analyse  va  de  la  paf/e  851  à  la  page  867. 


288  Bibliothèque  Oratorienne 

injuste,  qu'ayant  appris  que  le  P.  Malebranche  songeait 
à  opposer  quelques  lettres  à  ces  éclaircissements,  il  avait 
souvent  déclaré  qu'il  ne  les  voulait  point  voir  qu'avec  le 
public.  Il  n'en  cachait  pas  même  la  raison  :  il  appréhen- 
dait que  s'il  les  lisait  auparavant,  il  ne  fût  obligé  à  son 
tour  de  lui  communiquer  en  manuscrit  la  réponse  qu'il 
avait  dessein  de  lui  rendre;  ce  qui  aurait  pu,  disait-il,  lui 
donner  lieu  de  réformer  quelque  chose  dans  ses  lettres , 
avant  que  de  les  publier.  Cependant,  il  se  ravisa;  la  cu- 
riosité naturelle,  ou,  comme  d'autres  le  croyaient,  la  dé- 
mangeaison de  se  battre  ,  lui  fit  changer  de  sentiment.  Il 
dit  à  ses  amis  qu'il  les  lirait  volontiers,  pourvu  que  l'au- 
teur les  lui  envoyât  lui-même.  On  en  écrivit  à  Paris; 
mais,  la  réponse  ne  venant  pas  assez  vite,  il  se  relâcha 
sur  cet  article.  11  témoigna  qu'il  serait  content,  pourvu 
qu'on  les  lui  présentât  comme  de  la  part  du  P.  Male- 
branche. Sur  quoi  le  P.  Chevalier  lui  envoya  la  pre- 
mière; on  la  lui  lut  chez  lui  en  pleine  assemblée.  On  vit 
alors,  par  un  exemple  sensible,  combien  le  cœur  de 
l'homme  a  de  part  à  ses  jugements.  Le  P.  Lamy,  autre- 
fois si  admirateur  du  P.  Malebranche,  peut-être  même  à 
l'excès,  n'y  trouva  plus  rien  de  beau  depuis  qu'il  fut  son 
adversaire.  Quoiqu'on  admire  dans  cette  première  lettre 
ce  même  tour  d'esprit  que  dans  les  autres  ouvrages  de 
l'auteur,  il  en  écouta  la  lecture  avec  un  air  fort  dégoûté. 
Ici,  c'était  l'obscurité  du  sens  qui  l'arrêtait;  là,  c'était  la 
longueur  des  périodes  qui  lui  paraissait  excessive;  enfin, 
chaque  morceau  avait  sa  critique  particulière.  Mais  au 
travers  de  ces  dégoûts  aflectés,  on  ne  laissait  pas  d'entre- 
voir que  ce  n'était  point  les  défauts  du  style  de  son  ad- 
versaire, qui  lui  faisaient  le  plus  de  peine.  Quoiqu'il  en 
soit,  après  avoir  entendu  la  lecture  d'environ  la  moitié 
de  la  lettre,  il  la  renvoya  au  P.  Chevalier,  disant  qu'il 
n'en  lirait  point  davantage,  si  lui-même  ne  la  lui  venait 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  i289 

présenter  de  la  part  du  F.  Malebranche,  ou  du  moins  s'il 
ne  la  lui  adressait  en  son  nom  par  un  billet.  C'était, 
pour  un  religieux  philosophe,  être  bien  délicat  sur  le  cé- 
rémonial. Mais  il  faut  croire  qu'il  avait  ses  raisons.  Le 
5     P.   Chevalier  en   eut    d'autres   pour   le   refuser,   d'au- 
tant plus  qu'on  lui  demandait  les  lettres   du   P.  Male- 
branche pour  un  temps  considérable.  Voilà  ce  que  valu- 
rent au  P.  Lamy  toutes  ses  petites  façons.  L'auteur  en 
était  bien   informé;  mais,  quelque  indignes  qu'elles  lui 
parussent,  il  avait  le  cœur  trop  chrétien  pour  s'en  res- 
sentir. Bien  loin  de  là,  il  n'eut  que  de  la  compassion  de 
voir  un  homme  qui  nous  a  si  bien  dépeint  les  souplesses 
de  l'amour-propre,  en  être  lui-même  si  grossièrement  la 
l     dupe.  Ainsi,  dès  que  ses  lettres  furent  imprimées,  il  en 
usa  comme  s'il  eût  ignoré  toutes  les  scènes  de  Saint-De- 
nis. Il  en  envoya  un  exemplaire  au  P.  Lamy,  qui,  de  son 
côté,  lui  en  fit  des  remerciements,  comme  s'il  les  eût  ou- 
bliées. On  me  pardonnera  si  je  m'arrête  un   peu  à  ces 
petits  faits,  on  en  verra  bientôt  la  raison. 

Le  P.  Lamy,  ayant  lu  les  lettres  du  P.  Malebranche , 
en  fut  extrêmement  piqué.  Car,  quoiqu'elles  lui  donnent 
des  louanges  qui  vont  même  quelquefois  jusqu'à  une  es- 
pèce de  flatterie,  cependant,  comme  on  est  plus  sensible 
au  mal  (ju'au  bien ,  il  no  pouvait  digérer  qu'on  entreprit 
de  lui  faire  voir  qu'il  avait  tort ,  qu'il  avait  donné  le 
change  dans  ses  éclaircissements,  cité  à  faux  son  adver- 
saire, abusé,  pour  le  combattre  avec  succès,  des  équivo- 
ques du  langage;  qu'il  semblait  lui-même  avoir  ignoré 
l'état  de  la  question ,  puis({u'il  disait  en  termes  formels , 
qu'entre  le  sentiment  du  P.  Malebranche  et  le  sien,  il  n'y 

ta  de  dirteicnce  (jue  du  plus  au  moins.  Tout  cela  lui  fai- 
sait concevoir  pour  ces  lettres  une  aversion  et  un  dé- 
goût qui  dégénérait  en  mépris.  Mais  le  public  vengea 
l'auteur  par  sou  estime;  elles  en  furent  parfaitement 
BiBL.  ou.  —  VIII  9 


290  Bibliothèque  Oratorienne 

bien  reçues,  non  seulement  à  Paris  et  à  Home,  où  elles 
pénétrèrent  avec  le  Traité  de  l'amour  de  Dieu,  et  à  leur 
faveur  les  livres  du  P.  Lamy.  Ce  qu'on  en  mande  d'Ita- 
lie mérite  bien  d'èlre  rapporté.  On  disait  que  le  P.  Ma- 
lebranche  était  un  auteur  incomparable,  qu'il  traitait  les 
sujets  de  métaphysique,  comme  Archimède  les  mathé- 
matiques ;  que ,  semblable  à  ce  grand  géomètre ,  il  avait 
trouvé  l'art  de  renfermer  une  infinité  de  belles  choses 
dans  un  petit  volume,  -parvomole,  sed  non  pondère,  c'étaient 
les  termes  de  la  lettre  italienne;  qu'il  ferait  un  jour 
comme  lui  l'admiration  des  siècles  futurs,  quoique  main- 
tenant, s'il  y  en  a  peu  qui  sachent  admirer  Archimède,  il 
y  en  ait  aussi  fort  peu  qui  aient  assez  de  lumière  pour 
estimer  le  P.  Malebranche  autant  qu'il  le  mérite;  qu'à 
l'égard  de  la  question  qui  occupait  alors  l'Eglise,  il  en 
avait  pris  le  point  décisif,  en  attaquant  dans  son  principe 
l'amour  pur  ou  indépendant  du  motif  de  la  béatitude  qui 
est,  disait-on,  une  fort  belle  chimère,  mais  qui  ne  sub- 
siste que  dans  l'imagination  mélancolique  des  nouveaux 
mystiques  ou  de  quelque  vieux  scholastique  aristotélien , 
et  qui  est  néanmoins  comme  la  pierre  angulaire  de  toutes 
les  erreurs  du  quiétisme  :  Amor  puro  ché  é  ima  bella  é 
spcciosa  chimera...  la  petra  angidare  di  tutti  gl'errori  del 
quietismo;  qu'il  n'en  était  pas  de  même  du  P.  Lamy;  que 
la  métaphysique,  traitée  géométriquement,  n'était  point 
du  tout  son  fait;  qu'il  n'entendait  pas  les  principes;  qu'il 
confondait  les  motifs  intérieurs,  qui  remuent  la  volonté, 
avec  les  motifs  extérieurs ,  c'est-à-dire  avec  la  fin  qu'elle 
se  propose. 

Les  savants  de  Paris  ne  rendaient  pas  moins  de  justice 
que  ceux  de  Rome  au  P.  Malebranche.  Les  uns  disaient 
que  ces  lettres  étaient  invincibles;  les  autres,  qu'elles 
étaient  plus  instructives  sur  les  matières  du  temps  que 
tout  ce  qu'on  avait  encore  écrit.  Ceux-ci  en  admù'aient  la 


La   Vie  du  H.  P.  Malebranche  '291 

solidité;  ceux-là,  la  politesse.  En  un  mot,  tous  ceux  qui, 
par  leurs  sentiments  ou  leurs  afieclions,  n'avaient  aucun 
intérêt  de  les  trouver  mauvaises,  les  trouvaient  excel- 
lentes. Le  P.  Laiiiy  n'ignorait  pas  les  éloges  qu'on  en 
faisait;  outre  qu'ils  étaient  trop  publics  pour  demeurer 
inconnus,  il  était  à  Saint-Denis  environné  d'admirateurs 
du  P.  iMalel)ranche,  qui  lui  en  disaient  assez  franchement 
leur  pensée;  il  y  en  eut  même  qui  ne  lui  dissimulèrent 
pas  qu'ils  appréhendaient  pour  lui.  Mais  rien  ne  fut  ca- 
pable de  le  faire  convenir  qu'il  avait  tort.  La  résolution 
de  répondre  aux  lettres  du  P.  Malebranche  était  prise, 
avant  que  de  les  avoir  lues.  II  y  persista  ;  bien  des  choses 
l'y  confirmèrent.  Les  partisans  du  P.  Malebranche  l'inci- 
taient par  leurs  triomphes  ;  ses  amis  le  piquaient  d'hon- 
neur par  leurs  rapports.  Mais  il  était  le  premier  à  s'ani- 
mer au  combat,  soit  par  la  confiance  qu'il  avait  en  ses 
forces,  ou  par  la  gloire  de  tenir  tête  à  un  si  puissant  en- 
nemi, ou  enfin  par  la  honte  de  céder  dans  une  guerre 
d'esprit  et  de  raison,  et  dont,  afin  de  s'y  animer  da- 
vantage, il  se  faisait  une  guerre  de  religion.  En  effet,  il 
s'agissait  d'une  matière  (jui  la  regardait  de  fort  près.  S'il 
est  permis  de  juger  du  cœur  par  les  œuvres,  voilà  les 
motifs  qui  animèrent  le  P.  Lamy  contre  les  trois  lettres 
(hi  P.  Malebranche.  Il  leur  en  opposa  quatre,  où  l'on  ad- 
mire les  mêmes  brouilleries  que  dans  ses  éclaircisse- 
ments, les  mêmes  équivoques,  la  même  ignorance,  ou,  si 
l'on  veut,  le  même  déguisement  de  l'état  de  la  question, 
la  même  faiblesse  et  de  style  et  de  preuves,  mais  surtout 
une  confiance  étonnante  à  dire  tout  ce  qu'il  lui  plaît. 
Dès  son  titre,  il  commence  par  changer  celui  des  lettres 
de  son  adversaire,  pour  lui  substituer  l'odieux  nom  de 
critique.  Dans  son  exorde,  il  semble  qu'il  ait  oublié 
l'offre  obligeante  qu'on  lui  avait  faite  de  les  lui  montrer 
manuscrites.  C'est  par  ce  déguisement   qu'il  excuse  le 


292  Bibliothèque  Oratorienne 

retardement  des  siennes.  Dans  le  corps  de  son  ouvrage,  il 
avance  les  faits  les  plus  faux,  d'un  ton  à  persuader  ceux 
que  In  simplicité  ou  la  droiture  de  leur  âme  rend  un  peu 
trop  crédules.  11  assure,  par  exemple,  (|ue  les  principes 
du  P.  Malebranche  sur  les  questions  de  l'amour  pur 
étaient  si  éloignés  des  maximes  des  prélats  de  France , 
qui  en  disputaient ,  qu'il  ne  doutait  pas  d'avoir  pour  lui 
tous  ces  grands  hommes  dans  les  points  essentiels  de  la 
controverse,  quoi(|u'il  ne  pût  ignorer  que  M.  de  Meaux 
s'était  déclaré  contre  lui;  quoiqu'on  lui  eût  même  fait 
appréhender  le  zèle  de  ce  prélat,  ([ui  s'était,  au  contraire, 
réconcilié  avec  le  P.  Malebranche  depuis  son  Traité  de 
l'amour'  de  Dieu;  quoiqu'entin  on  sût  assez  que  M.  de 
Paris  en  avait  approuvé  l'impression.  En  un  mot,  on  est 
surpris  de  voir,  dans  toutes  les  lettres  du  P.  Lamy  au 
P.  Malebranche,  l'air  et  la  contenance  du  grand  Ar- 
nauld.  Mais  cet  air  dominant,  qui  ne  seyiait  pas  mal  à  ce 
fameux  docteur,  parce  qu'il  lui  était  naturel ,  accompa- 
gné d'un  grand  mérite  et  soutenu  par  une  force  d'ima- 
gination extraordinaire,  devient  fade  et  ridicule,  pourl 
ne  rien  dire  de  pis,  lorsqu'il  est  copié  ou  aflécté  par { 
un  esprit  mou,  et  lorsque  ce  n'est  qu'une  pure  conte- j 
nance. 

Le  P.  Lamy  ne  laissa  pas  pourtant  de  s'en  trouver] 
assez  bien.  Car,  outre  que  cet  air  de  confiance  et  de  vic-j 
toire  lui  conserva  quelques  partisans,  il  se  procura  par  cel 
moyen  l'honneur  d'une  réponse  du  P.  Malebranche.  Sij 
ses  lettres  n'eussent  été  que  faibles,  on  les  eût  abandon-l 
nées  à  leur  faiblesse,  mais  on  craignait,  avec  raison,  quel 
ses  manières  victorieuses  ne  débauchassent  le  commun! 
des  lecteurs,  qui  sont  plus  sensibles  à  l'air  dont  on  leurîj 
parle,  qu'au  fond  des  choses  qu'on  leur  dit.  C'est  ce  qui| 
détermina  le  P.  Malebranche  à  lui  répondre  encore  une 
fois,  mais  pour  se  taire  désormais  toujours. 


I 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  293 

Sa  réponse  contient  en  abrégé  tout  ce  qui  regarde  son 
démêlé  avec  le  P.  Lainy  ;  c'est  pourquoi  il  lui  donne  le 
titre  de  Réponse  générale.  Elle  a  deux  parties  :  la  pre- 
mière ne  renferme  que  les  choses  essentielles ,  qui  vont 
droit  au  but,  et  l'auteur  avait  dessein  de  s'en  tenir  là, 
comptant  sur  l'équité  du  public,  tant  à  l'égard  de  cer- 
tains faits  allégués  ou  déguisés  par  son  adversaire,  qu'à 
l'égard  des  altérations  de  passages  dont  on  l'accusait, 
comme  il  savait  bien  que  les  faits  pouvaient  être  aisé- 
ment réfutés  ou  éclaircis  par  la  moindre  information,  et 
les  falsilications  prétendues  par  la  confrontation  des  li- 
vres. Mais  on  lui  remontra  qu'il  avait  trop  bonne  opinion 
des  hommes  ;  que  la  plupart  des  lecteurs  étaient  fort  né- 
gligents; qu'ils  aimaient  mieux  croire  qu'examiner;  et 
surtout  qu'en  matière  d'inscriptions  en  faux,  c'était  une 
règle  parmi  eux  de  prendre  le  silence  de  celui  qu'on  ac- 
cuse de  faussetés  pour  un  aveu  de  mauvaise  foi.  Il  ajouta 
donc  à  sa  réplique  une  seconde  partie,  sous  le  titre  de 
Supplcmeiit,  pour  faire  voir  l'iniquité  des  reproches  du 
P.  Lamy,  touchant  les  altérations  prétendues  de  son 
texte  ' . 

Mais,  parce  que,  dans  le  même  temps,  un  auteur  ^  qui 
semblait  n'être  sorti  de  Saint- Lazare  que  pour  mériter 
(ju'on  l'y  fit  rentrer,  venait  de  publier  contre  tout  l'uni- 
vers son  libelle  intitulé  la  Presbytéroinachie ,  le  P.  Ma- 
lebranche, ((ui  y  était  plus  maltraité  que  personne,  ajoute 
en  finissant  ce  que  je  vais  rapporter,  pour  servir  de 
réponse  commune  à  tous  ces  petits  écrivains  qui  veulent 
se  rendre  fameux  en  attaquant  les  grands  hommes. 
Il  faut,  s'il  leur  plaît,  qu'ils  aient  la  bonté  d'en  être  con- 
tents. 

1  Suit,  dans  le  manuscrit,  l'analyse  de  celte  réponse  géné- 
rale, p.  872  «881. 

2  Faydit,  dont  il  a  déjà  clé  (jitcstion. 


294  Bibliothèque  Oralorienne 

«  Je  vous  assure,  Monsieur,  conclut-il,  que  je  suis  si 
dégoùlé  de  faire  des  réponses  à  des  livres  qui  ne  le  méri- 
tent pas,  que  je  pourrais  bien  négliger  ceux  (|u'on  croira 
peut-être  qui  en  méritent  quelqu'une.  Je  ne  prétends 
pas  que  la  qualité  d'auteur  que  j'ai  prise,  à  titre  faux,  je 
le  veux,  mais  que  j'ai  prise  malgré  moi,  donne  droit  à 
tout  le  monde  sur  mon  temps,  sur  ce  que  j'ai  de  plus  pré- 
cieux, et  que  je  sois  obligé  de  l'employer  selon  le  goût  et 
la  fantaisie  des  critiques,  à  des  choses  qui  ne  me  plaisent 
nullement.  Ainsi,  prenez  dans  la  suite  mon  silence,  non 
comme  une  marque  de  hauteur  ou  de  mépris  pour  ceux 
qui  m'attaquent,  mais  comme  un  signe  non  équivoque  ou 
de  mon  application  ailleurs,  ou  de  ma  paresse  à  écrire, 
ou  de  dégoûta  travailler  sur  des  sujets  que  tout  le  monde 
n'a  point  droit  de  me  marquer. 

«  Je  suis ,  etc.  » 

La  réponse  du  P.  Malebranche,  sur  les  trois  articles 
mentionnés,  était  plus  que  suffisante  pour  répondre  à 
ceux  mêmes  dont  elle  ne  parle  pas  :  du  moins  à  l'égard 
des  lecteurs  pénétrants.  Mais  il  y  en  a  d'autres,  et  c'est 
le  grand  nombre,  qui  ne  portent  point  leurs  pensées  au 
delà  de  ce  qu'on  leur  dit  en  propres  termes,  des  lecteurs 
superficiels  qui  ne  raisonnent  pas ,  des  lecteurs  négli- 
gents qui  ne  confrontent  pas,  des  lecteurs  malins  qui  ju- 
gent avec  plaisir  qu'on  passe  condamnation  sur  tous  les 
faits  odieux  qu'on  ne  se  donne  pas  la  peine  de  réfuter 
expressément.  C'est  ce  que  les  amis  du  P.  Malebranche 
lui  représentèrent,  en  le  priant  d'ajouter  un  mot  à  sa  ré- 
ponse ,  sur  les  altérations  de  passages  que  lui  attribuait 
son  adversaire.  Il  eut  bien  de  la  peine  à  s'y  résoudre. 
Mais  enfin  la  complaisance  l'emporta;  il  leur  accorda  ce 
qu'il  s'était  refusé  à  lui-même  \ 

1  L'analyse  du  supplément  va  de  la  page  882  à  la  page  884. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  29S 

La  même  solidité  règne  dans  tout  le  reste  de  la  ré- 
ponse. Mais  surtout  on  y  admire  un  fond  de  christia- 
nisme qui  peut  servir  de  modèle  aux  auteurs  les  plus 
saints.  Car,  quoique  le  P.  Lamy  n'ait  tâché  de  prouver 
les  altérations  prétendues  de  son  texte,  qu'en  faisant  lui- 
même  des  altérations  évidentes  de  celui  de  son  adver- 
saire, le  P.  Malebranche,  non  seulement  s'abstient  de 
juger  son  cœur,  mais  il  l'excuse  de  son  mieux;  et  après 
en  avoir  apporté  plusieurs  raisons  solides,  pourquoi  il 
ne  répond  qu'à  la  moindre  partie  de  ses  brouillcries 
perpétuelles,  il  finit  par  ces  paroles,  qui  valent  mieux 
sans  doute  qu'une  réponse  plus  ample  sur  des  faits  per- 
sonnels. 

«  Enfin,  dit-il,  j'aime  si  peu  le  combat,  que  je  n'ose 
presque  me  défendre  ;  c'est  que  je  crains  de  blesser  non 
seulement  l'agresseur,  mais  beaucoup  plus  ceux  qui  se 
divertissent,  disent-ils  innocemment,  à  voir  les  combats 
des  autres.  Je  crains  de  plus  de  perdre  dans  le  combat, 
non  tant  l'estime  des  hommes,  que  la  grâce  de  Celui  qui 
pénètre  les  cœurs.  En  un  mot,  les  contestations  ne  me 
plaisent  nullement.  On  y  risque  trop,  et  je  ne  sais  si  on 
y  gagne  jamais  rien.  » 

Cette  réponse  générale  du  P.  Malebranche  au  P.  Lamy 
parut  dans  les  circonstances  les  plus  favorables  à  l'au- 
teur. Le  livre  des  Maximes  des  saints  avait  enfin  été  con- 
damné à  Piome.  Entre  autres  erreurs,  le  pape  (c'était 
Innocent  XII)  y  avait  proscrit  le  cinquième  amour  de 
M.  de  Cambrai,  sa  sainte  indiHerence  pour  les  biens  de 
la  grâce  et  de  la  gloire,  son  sacrifice  absolu  du  salut 
'  éternel  dans  les  dernières  épreuves;  en  un  mot,  son 
amour  pur,  imaginaire,  ou  absolument  indépendant  du 
motif  de  la  souveraine  béatitude:  M.  de  Cambrai,  par  une 
générosité  rare,  avait  été  lui-même  le  premier  à  souscrire 
à  sa   condamnation.   Tous   les    évêques   de   France   en 


296  Bibliothèque  Oratorienne 

avaient  accepté  le  décret  de  la  manière  la  plus  canonique 
et  avec  la  plus  parfaite  unanimité.  Nul  ne  réclama ,  nul 
ne  balança.  Leur  acceptation  avait  été  suivie  d'une  foule 
de  mandements  qui  condamnaient  le  nouvel  amour.  Tout 
cela  n'accommodait  pas  le  P.  Lamy.  La  réponse  géné- 
rale, qui  arriva  sur  ces  entrefaites,  acheva  de  l'accabler. 
Il  y  voyait,  avec  un  extrême  chagrin,  ses  brouilleries  en- 
core une  fois  découvertes,  ses  équivoques  éclaircies,  ses 
détours  manifestés ,  ses  accusations  de  faux  convaincues 
de  calomnies, sa  fausse  confiance  démasquée;  et,  par  l'é- 
loigneiTient  de  ce  masque  trompeur,  sa  faiblesse  tout  en- 
tière exposée  aux   yeux  du  public.  On  peut  juger  par 
sa  délicatesse  extrême  quelle  dut  être  sa  mortification. 
Mais  ce  qui  le  piqua  le  plus  au  vif,  ce  fut  d'y  voir  les 
scènes  de  Saint-Denis,  qu'il  avait  dissimulées  dans  ses 
lettres,   où  plutôt  déguisées  avec  tant  de  soin,   repré- 
sentées au  grand  jour  avec  des  preuves  de  fait  qu'il  ne 
pouvait  nier.  Enfin,  le  P.  Lamy  se  trouvait  fort  embar- 
rassé à  répondre  au  P.  Malebranche.  D'un  autre  côté,  le 
silence  lui  coûtait  beaucoup  à  garder;  c'était,  dans  les 
circonstances,  passer  condamnation  contre  lui-même;  il 
ne  put  s'y  résoudre.  Sachant  donc  bien  qu'il  y  a  une  in- 
finité de  personnes   auprès  de  qui,  dans  la  dispute,  il 
suffit  de  parler  le  dernier  pour  avoir  raison ,  il  promit  de 
répliquer.  Mais,  nouveau  sujet  de  mortification  pour  lui , 
ses  supérieurs,  qui  avaient  été  aussi  édifiés  de  la  conduite 
du  P.  Malebranche  à  son  égard  que  mal  éditiés  de   la 
sienne,  appréhendant  d'ailleurs  que  par  sa  réplique  il 
ne  suscitât  quelque  affaire  fâcheuse  à  la  Congrégation  , 
lui  ordonnèrent  de  se  tenir  en  repos.  C'était  lui  ouvrir 
une  porte  honorable  pour  se  tirer  d'embarras.  On  dit 
néanmoins  qu'il  en  parut  très  mécontent,  il  en  mur- 
mura, il  s'en  prit  au  P.  Malebranche,  il  se  plaignit  de 
ses  confrères,  mais  il  fallut  obéir;  d'autant  plus  qu'au 


La  Vie  cite  R.  P.  Malebranche  297 

même  temps,  il  tomba  dans  un  épuisement  général ,  qui 
le  mit  heureusement  hors  de  combat. 

Le  P.  Malebranche,  ainsi  demeuré  maître  du  champ 
de  bataille,  ne  profita  de  sa  victoire  que  pour  jouir  de  la 
paix,  qu'il  estimait  infiniment  plus  que  tous  les  triom- 
phes du  monde.  Ce  fut  environ  ce  temps- là  que  l'Acadé- 
mie royale  des  sciences,  qui  n'avait  été,  pour  ainsi  dire, 
qu'ébauchée  en  1666  par  les  soins  de  M.  Colbert ,  fut 
conduite  à  sa  perfection  par  les  grandes  vues  de  M.  de 
Ponchartrain ,  alors  secrétaire  d'Etat,  et  depuis  chance- 
lier de  France.  On  lui  dressa  des  règlements,  on  lui  assi- 
gna des  fonds,  on  lui  marqua  un  lieu  d'assemblée;  en 
un  mot,  elle  devint  un  corps  en  forme,  établi  par  auto- 
rité du  roi.  Il  était  question  de  choisir  des  sujets  pour  en 
remplir  dignement  les  places.  La  compagnie,  qui  avait 
souvent  profité  des  lumières  du  P.  Malebranche,  ne  l'ou- 
blia pas;  outre  les  intérêts  de  sa  reconnaissance,  elle  crut 
qu'il  manquerait  quelque  chose  à  sa  gloire,  si  la  posté- 
rité ne  voyait  pas  dans  ses  registres  le  nom  d'un  homme 
qui  passait  pour  l'oracle  de  son  siècle  dans  les  hautes 
sciences  dont  elle  fait  profession.  Il  fut  donc  proposé  ^ 
agréé,  reçu  en  qualité  d'honoraire,  lorsqu'on  1699  l'A- 
cadémie se  renouvela  et  fut  mise  en  règles  Cet  honneur 
ne  surprit  que  le  P.  Malebranche.  Il  ne  s'attendait  à  rien 
moins.  Content  du  repos  dont  il  jouissait  dans  la  médi- 
tation des  vérités  de  la  foi ,  il  ne  songeait  qu'à  éviter  l'é- 
clat et  la  gloire  du  monde.  Mais,  pendant  que  malgré  lui 

1  Lorsi/n  'on  rcnouvi'la  l'Académie  des  sciences,  en  1699,  it/.  Vahbé 
liir/nnn ,  nrvru  de  M.  de  Pontchartrain  {dans  le  département 
iluqui'l  éttiicut  les  Académies) ,  lient  garde  d'oublier  le  P.  Ma- 
lel/ranche ,  qui  n'était  pas  moins  bon  physicien  et  excellent  f/éo- 
i/iètre  que  sublime  métaphysicien.  i^Adry.) 

-  Le  P.  Lelong  écrivait,  le  4  77iars  1699,  au  P.  Reyneau  :  «  Le 
P.  Malebranche  va  assidûment  à  l'Académie ,  et  nous  rapporte 
fe  qui  s'y  passe,  »  (Adry.) 


298  Bibliothèque  Oratorienne 

elle  le  venait  chercher  clans  la  solitude,  la  paix  dont  il 
commençait  à  goûter  les  douceurs  fut  un  peu  troublée. 

Le  P.  Quesnel ,  qu'il  n'est  pas  besoin  de  ([ualifier  pour 
le  faire  connaître,  après  avoir  fait  attendre  cinq  ans  du- 
rant les  œuvres  posthumes  de  M.  Arnauld,  les  donna  au 
public  cette  même  année  1699.  Entre  autres  pièces,  on  y 
trouva  deux  lettres  contre  le  P.  Malebranche.  Quoi- 
qu'elles n'eussent  d'autre  mérite  que  d'être  d'un  fameux 
auteur,  le  parti,  à  son  ordinaire,  les  lit  valoir  dans  le 
monde  aux  dépens  de  celui  qu'elles  attaquaient.  Il  fallut 
donc  rentrer  en  guerre.  Le  P.  Malebranche  eut  néan- 
moins quelque  peine  à  s'y  résoudre;  il  avait  honte  de  se 
battre  contre  un  ennemi  mort.  Mais,  comme  ses  amis  lui 
remontrèrent  que  la  réputation  de  .Al.  Arnauld  ne  l'était 
pas,  il  se  crut  obligé  de  lui  rendre  encore  une  réponse. 
On  a  déjà  vu  qu'elle  consii^te  en  deux  parties,  dont  nous 
avons  ailleurs  donné  les  analyses.  Car  il  n'était  pas  juste 
que  la  négligence  du  P.  Quesnel  dérangeât  notre  histoire. 

La  réponse  dont  je  viens  de  parler,  fut  achevée  en 
1700;  l'auteur,  qui  n'aimait  pas  le  bruit,  ne  se  hâta 
point  de  la  publier.  Il  voulut  savoir  auparavant  quelle 
impression  feraient  dans  le  public  les  deux  lettres  post- 
humes de  M.  Arnauld;  il  s'en  informa,  il  examina  les 
choses  par  lui-même,  et  il  reconnut  bientôt  que  les  coups 
d'un  ennemi  mort  ne  blessent  guère.  La  confiance  du 
docteur,  autrefois  si  séduisante ,  ne  trompa  presque  per- 
sonne; on  commençait  à  s'en  délier.  Ce  qu'ayant  vu  le 
P.  Malebranche,  et  ne  voulant  pas  triompher  de  la  fai- 
blesse de  son  adversaire,  if  supprima  son  écrit,  quoique 
rempli  de  grandes  beautés;  il  se  contenta  d'en  faire  tirer 
un  petit  nombre  de  copies ,  pour  les  montrer  en  temps  et 
lieu,  à  ceux  dont  la  prévention  aurait  besoin  de  ce  re- 
mède; mais  cela  ne  servit  qu'à  piquer  la  curiosité  du  pu- 
blic, et  néanmoins  elle  ne  fut  satisfaite  que  longtemps 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  299 

après,  lorsqu'un  libraire  de  Paris,  ayant  trouvé  le  moyen 
d'avoir  une  de  ces  copies,  trahit  heureusement  la  modes- 
tie du  P.  -Malebranche. 

C'est  ainsi  que  ce  philosophe,  toujours  chrétien,  ter- 
mina le  xvii®  siècle  par  un  trait  de  modération  d'autant 
plus  louable,  qu'il  l'exerçait  à  l'égard  du  plus  injuste  et 
du  plus  redoutable  de  ses  ennemis.  Vingt-six  ans  de 
guerre  presque  continuelle  contre   tant   d'auteurs,    les 
uns  sans  équité,  les  autres  sans  intelligence,  la  plupart 
sans  bonne  foi,  n'avaient  pu  altérer  la  douceur  de  son  na- 
turel ,  ni  la  solidité  de  sa  vertu.  Il  avait  eu  la  gloire 
si  peu  ambitionnée  des  savants,  de  n'être  jamais  l'agres- 
seur. On  peut  voir,  par  la  lecture  de  ses  ouvrages  polé- 
miques, qu'il  eut  encore  celle  de  s'être  défendu  avec  une 
modestie  et  d'un  style  qui  ne  respire  que  la  paix.  Enfin, 
Dieu  la  lui  accorda,  cette  paix  tant  désirée.  Le  commen- 
cement du   siècle  en    fut   pour  lui   l'heureuse  époque. 
Alors,  ne  voyant  plus  d'ennemis  en  campagne,  ni  même 
qui  tissent  mine  d'y  vouloir  paraître,  il  goûta  pleine- 
ment les  charmes  d'un  saint  repos  dans  la  méditation 
paisible  de  la  vérité.  En  effet,  il  semble  que  la  Pro- 
vidence eût  marqué  ce  temps-là,  plus  que  tout  le  reste 
de  sa  vie,  pour  lui  donner  dès  ce  monde  la  récompense 
promise  aux  âmes  débonnaires  et  pacifiques;  car  on  peut 
dire  que  ce  fut  principalement  au  commencement  de  ce 
siècle  que  le  P.  Malebranche  posséda  la  terre.  Sa  répu- 
tation et  sa  doctrine  se  répandaient  partout  plus  que  ja- 
mais; il  commença  d'être  plus  considéré  dans  l'Oratoire, 
où  il  n'avait  pas  toujours  reçu  toute  la  justice  qu'il  méri- 
tait. Sa  modestie  et  sa  patience  lui  gagnèrent  enfin  sinon 
l'esprit,  du  moins  le  cœur  de  la  plupart  de  ses  confrères. 
Le  R.  P.  de  Latour^  son  dernier  général,  si  connu  par 

1  II  avait  succédé  au  P.  de  Sainte -Marthe,  dé  missionnaire 
en  1696  et  mort  l'année  suivante.  Le  P.  de  Latt)ur  s'opposa  tant 


300  Bibliothèque  Oratorienne 

son  mérite  rare ,  lui  donna  toutes  les  marques  d'une  vé- 
ritable estime.  Ses  livres  devinrent  à  Paris  les  délices  des 
génies  profonds;  ils  étaient  même  si  communément  re- 
cherchés, qu'on  lui  demandait  presque  tous  les  ans  la 
réimpression  de  quelqu'un  de  ses  ouvrages.  Il  n'y  avait 
pas  jusqu'aux  dames  qui  ne  les  voulussent  lire,  et  il  s'en 
trouva  quelques-unes  assez  pénétrantes,  pour  les  en- 
tendre sans  maître  :  ce  qui  me  paraîtrait  un  paradoxe  à 
moi-même ,  si  je  n'en  avais  vu  des  exemples  en  province 
même.  Mais  il  y  en  eut  bien  davantage  qui  apprirent  sa 
philosophie  de  M.  Carré,  son  fameux  élève,  qui  avait  un 
goût  et  un  talent  particuliers  pour  l'instruction  des  fem- 
mes. Pour  celle  des  hommes,  on  ouvrit  des  conférences 
en  divers  endroits  de  Paris,  où  se  rendaient  des  philoso- 
phes de  toutes  sectes  :  cartésiens,  gassendistes,  péripaté- 
ticiens,  etc.  On  y  lisait  les  livres  du  P.  Malebranche,  on 
examinait  en  rigueur  ses  principes;  on  les  attaquait,  on 
les  défendait,  et  je  puis  dire,  pour  en  avoir  été  souvent 
témoin ,  qu'ils  demeuraient  ordinairement  victorieux  des 
principes  contraires.  Ce  ne  furent  point  là  les  seules 
marques  d'estime  qu'il  reçut  alors  du  public  :  plusieurs 
personnes  de  grandes  qualités,  qui  entendaient  parler 
continuellement  de  sa  philosophie,  surtout  des  grandes 
idées  et  des  nobles  sentiments  qu'elle  inspire,  la  voulu- 
rent faire  apprendre  à  leurs  enfants.  Comme  ils  savaient 

qu'il  put  à  l'appel  de  l'Oratoire  à  l'égard  de  la  constitution  (  Uîii- 
genitus);  mais  il  ne  fut  pas  le  maître.  On  lui  disait  qu'on  appel- 
lerait sans  lui.  11  voulut  éviter  celle  indécence  en  se  joignant  au 
corps  et  se  laissa  entraîner.  Cette  note  n'est i^as  exacte.  Elle  pour- 
rait faire  croire  d'abord  que  tout  l'Oratoire  appela,  ce  qui  est 
une  erreur  grossièi^e;  et  en  second  lieu  que  le  P.  de  Latour  per- 
sévéra dans  son  appel.  La  vérité  est,  qu'après  s'être  Joint  en 
1718  à  l'appel  du  cardinal  de  Noailles ,  il  fut  peu  après  l'ins- 
trument le  plus  actif  de  l'accommodement  de  1720  ,  et  fit  recevoir 
la  Bulle  par  ceux  de  ses  confrères  qu'il  avait  un  inst^ant  en- 
traînés dans  sa  résistance. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  301 

par  expérience  que  les  répétiteurs  des  collèges  sont  plus 
propres  pour  gâter  l'esprit  des  jeunes  gens  que  pour  le 
former,  ils  choisirent  pour  cela  des  philosophes  mathé- 
maticiens, qui  avaient  eu  le  courage  de  combattre  les 
préjugés  de  l'école  et  le  bonheur  de  les  vaincre.  Ils  n'eu- 
rent pas  lieu  de  s'en  repentir.  Ces  nouveaux  répétiteurs, 
accoutumés  à  la  méthode  lumineuse  de  l'auteur  qu'ils 
expliquaient ,  réussirent  au  delà  de  leurs  espérances  au- 
près delà  plupart  des  enfants  qu'on  leur  mit  entre  les  mains. 

La  philosophie  du  P.  Malebranche  avait  trop  de  cours 
à  Paris,  pour  ne  se  pas  répandre  dans  les  provinces.  Elle 
y  pénétra  de  tous  côtés  avec  ses  livres;  on  la  vit  goûtée 
à  Lyon,  à  Toulouse,  à  Bordeaux,  à  la  Piochelle,  à  Brest, 
à  Rouen.  Je  ne  nomme  que  les  endroits  dont  j'ai  preuve. 
Il  se  trouva  même  de  petites  villes  qui  lui  donnèrent  des 
admirateurs,  des  partisans  :  Alençon  et  la  Flèche'  furent 
de  ce  nombre,  et  on  ne  doute  pas  qu'il  n'y  en  eût  beau- 
coup d'autres.  Mais  on  ne  veut  rien  assurer,  dont  on  ne 
soit  bien  certain. 

Le  commencement  du  siècle  ne  fut  pas  moins  heureux 
pour  le  P.  Malebranche  dans  les  pays  étrangers  que  dans 
sa  patrie.  L'estime  que  les  savants  d'Angleterre  avaient 
conçue  pour  son  premier  ouvrage ,  en  produisit  une  ver- 
sion anglaise,  qui  parut  en  1701  -.  La  succession  d'Es- 
pagne ayant  ouvert  ce  grand  royaume  aux  Français,  ils 
y  portèrent  ses  livres,  dont  il  y  en  eut  qui  furent  si  goiV 
tés  de  quelques  savants  de  Madrid ,  qu'on  en  fit  une  tra- 
duction espagnole'.  En  Italie,  le  duc  d'Escalone,  vice-roi 
de  jNaples,  porta  le  goût  de  la  philosophie  du  P.  Male- 

•    Villes  où  le  P.  André  avait  résidé. 

-  Une  première  traduction  avait  paru  en  lfi92  ù  Londres ,  une 
seconde  en  1696  «  Oxford.  La  troisième  est  de  Londres,  1700. 
et  fut  suivie  d"  plusieurs  autres. 

3  Je  n'ai  pu  encore  la  trouver. 


302  Bibliothèque  Oratorienne 

branche  dans  son  pays,  où  d'ailleurs  on  ne  connaît  guère 
les  plaisirs  de  l'esprit.  On  a  vu  que  Rome  lui  donna  de 
zélés  partisans  sur  la  fin  du  dernier  siècle.  Il  en  eut  au 
commencement  de  celui-ci,  dans  le  palais  même  du  sou- 
verain Pontife.  Selon  les  idées  que  nous  avons  des  Ro- 
mains en  France,  le  fait  a  l'air  d'un  paradoxe;  mais  en 
voici  la  preuve. 

Le  comte  de  Gormas ,  fils  du  duc  d'Escalone,  étant 
venu  à  Paris  en  1706,  voulut  voir  le  P.  Malebranche, 
que  tous  les  étrangers,  qui  avaient  quelque  teinture  de 
philosophie,  regardaient  en  ce  temps -là  comme  une 
des  merveilles  de  cette  grande  et  superbe  ville.  Après 
les  premiers  compliments  sur  la  beauté  de  ses  ouvrages, 
on  parla  du  goût  qu'y  prenaient  les  savants  d'Italie,  sur 
quoi  le  jeune  seigneur  lui  apprit  deux  faits  remar- 
quables :  le  premier,  que  le  médecin  du  pape  était  en- 
tièrement de  ses  opinions;  le  second,  que  lorsqu'il  passa 
à  Rome  pour  venir  en  France,  des  religieux  d'un  cer- 
tain ordre,  qu'il  ne  nomma  pas,  mais  qu'on  devina 
aisément,  ayant  demandé  au  souverain  Pontife'  la  con- 
damnation de  M.  Descartes  et  du  P.  Malebranche,  il  leur 
répondit ,  en  vrai  Père  commun ,  que ,  des  personnes  fort 
habiles  l'ayant  assuré  que  la  philosophie  de  ces  deux 
auteurs  était  dans  ses  points  essentiels  très  favorable  à  la 
religion,  il  n'avait  garde  de  les  condamner,  ni  de  fournir 
des  armes  aux  libertins  contre  l'Eglise  romaine.  Ainsi  fu- 
rent congédiés  les  demandeurs  de  censures,  sans  doute 
un  peu  confus  d'avoir  si  mal  placé  leur  zèle,  ou  plutôt 
(car  les  hommes  ne  sont  pas  si  prompts  à  se  recon- 
naître) d'avoir  mal  réussi  dans  leur  entreprise. 

1  C'était  alors  Clément  XI,  Jean -François  Alkmi,  natif  de  la 
ville  de  Pessaro,  élu  pape  d'une  voix  unanime  le  20  novembre 
1700,  après  la  mort  d'Innocent  XII,  et  mort  le  19  mars  1721 ,  à 
soixante-douze  ans. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  303 


Il  faut  néanmoins  avouer  que  la  lumière  que  le  P.  Ma- 
lebranche a  répandu  dans  les  hautes  sciences,  pénétrait 
en  Espagne  et  en  Italie  plus  lentement  que  dans  bien 
d'autres  pays  de  l'Europe.  Mais  elle  faisait  de  grands 
progrès  en  Allemagne,  surtout  dans  les  cours  des  princes, 
où  la  princesse  Elisabeth,  fameuse  cartésienne,  avait  in- 
troduit le  goût  de  la  bonne  philosophie.  La  Suède,  où  la 
reine  Christine  lui  avait  frayé  le  chemin  de  la  même 
manière,  lui  ouvrit  ses  portes  avec  la  môme  joie.  Elle 
n'eut  guère  moins  de  succès  dans  la  Hollande  et  dans 
les  Pays-Bas  catholiques.  Entin,  le  P.  Malebranche  vit 
ses  livres  bien  reçus  dans  presque  tous  les  Etats  de  l'Eu- 
rope. Mais  ce  qui  dut  lui  faire  plus  de  plaisir  encore, 
dans  la  paix  que  Dieu  lui  accordait  après  tant  de  guerres, 
c'est  que  la  lecture  de  ses  ouvrages  inspirait  ordinai- 
rement de  l'amitié  pour  l'auteur.  Il  en  reçut  des  preuves 
sensibles  d'une  infinité  de  personnes,  dont  les  unes  le 
vinrent  voir  exprès,  et  les  autres  lui  écrivirent  de  toutes 
parts,  pour  lui  déclarer  les  sentiments  que  sa  manière 
d'écrire,  aimable  et  chrétienne,  avait  fait  naître  dans 
leur  cœur.  Malgré  le  soin  qu'il  a  eu  de  brûler  la  plupart 
de  ses  lettres,  j'en  ai  quelques-unes  qui  ont  échappé  à  sa 
modestie.  Il  y  en  a  de  Rome,  de  Madrid,  de  Lille,  de 
Grenoble,  de  Toulouse,  de  Brest,  etc.  Elles  font  toutes 
voir  ({ue  l'amour  que  le  P.  Malebranche  inspirait  pour  la 
vérité,   revenait  toujours  un  peu  à   sa  personne.  Tant 
il  est  certain  que  Dieu  ne  manque  jamais,  dès  ce  monde, 
de  récompenser  en  quelque  manière  ceux  qui  travaillent 
pour  sa  gloire. 


CHAPITRE   IX 


Les  missionnaires  de  Chine  se  servent  avantageusement  des  idées 
de  Malebranclie  pour  répandre  la  vraie  foi.  —  II  compose  VEn- 
tretien  avec  icn  philosophe  chinois.  (1708).  —  Affaires  des  cé- 
rémonies chinoises.  —  Les  jésuites  critiquent  Malebranche  dans 
les  Mémoires  de  Trévoux  :  il  leur  répond. 


Pendant  que  l'Europe  applaudissait  ainsi  au  P.  Male- 
branche, SCS  livres  avaient  passé  les  mers.  Des  mission- 
naires français  les  portèrent  à  la  Chine.  Il  y  avait  plus 
de  cent  ans  qu'on  essayait  en  vain  de  confondre  les  er- 
reurs de  ce  vaste  empire,  par  les  principes  de  la  philoso- 
phie d'Aristote  ,  que  les  jésuites ,  premiers  apôtres  de 
cette  mission ,  y  avaient  introduite  avec  la  foi.  Leur  ob- 
scurité s'accordait  trop  bien  avec  les  ténèbres  du  paga- 
nisme pour  les  dissiper;  ce  qui  détermina  quebjues-uns 
de  nos  missionnaires  français  à  tenter  une  autre  voie  : 
ils  opposèrent  les  principes  du  P.  Malebranche  à  ceux  de 
Confucius,  le  grand  docteur  de  la  Chine.  L'expérience 
leur  réussit  :  les  docteurs  chinois  n'avaient  ordinaire- 
ment rien  à  y  répliciuer.  De  sorte  que  tous  ceux  de  nos 
missionnaires  qui  les  savaient,  les  employèrent  dans  la 
suite,  comme  à  l'envi.  Les  jésuites  même,  qui  les  dé- 
crient en  Europe  avec  tant  de  fureur,  sacrifièrent  en 
cette  rencontre  leurs  préventions  invétérées  au  bien  com- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  305 

mun  de  la  religion;  et  il  s'en  trouva  un,  dont  je  ne  sais 
pas  le  nom ,  mais  je  sais  que  le  fait  est  certain ,  il  se 
trouva,  dis-je,  un  de  leurs  missionnaires  qui  osa  mander 
à  leurs  Pères  de  France  une  nouvelle  si  désagréable.  Ce 
ne  fut  néanmoins  que  d'une  manière  indirecte,  en  leur 
marquant  les  (|ualités  que  doivent  avoir  ceux  qu'on  en- 
voie aux  missions  de  la  Chine.  IXc  nous  envoyez  point , 
leur  disait-il,  de  vos  savants  dans  la  philosophie  or- 
dinaire, mais  de  ceux  qui  savent  les  mathématiques  et 
les  livres  du  P.  Malebranche.  C'était  le  sens  de  la  lettre 
du  missionnaire.  Le  P.  Gouge,  jésuite,  académicien  hono- 
raire, ne  prévoyant  pas  sans  doute  ce  qui  allait  bientôt 
arriver,  la  ht  voir  ^  au  P.  Malebranche ,  qui  la  lut  avec 
la  plus  vive  joie,  d'apprendre  que  ses  livres  pouvaient 
être  de  quelque  utilité  pour  former  à  Dieu  de  véritables 
adorateurs.  Cette  nouvelle  lui  venait  d'une  source  et  par 
un  canal  qui ,  dans  le  cas  dont  il  s'agit,  n'étaient  nulle- 
ment suspects.  On  peut  croire  sans  scrupule  un  jésuite 
qui  loue  un  père  de  l'Oratoire.  Pour  surcroît  de  bonheur, 
elle  lui  fut  encore  confirmée  par  un  témoin  encore  plus 
digne  de  foi  :  je  veux  dire  par  M.  de  Lyonne%  fils  du  mi- 
nistre d'Etat  de  ce  nom,  évéque  de  Rosalie  et  vicaire 
apostolique,  mais  infiniment  plus  recommandable  par 
son  héroïque  vertu,  que  par  sa  naissance  et  par  sa  di- 
gnité. 

Ce  saint  prélat  avait  été  à  la  Chine  près  de  vingt  ans  ; 

1  Le  P.  Gouge  tenait  celte  lettre  du  P.  leGoliieii,  premier  auteur 
des  Lettres  curieuses  et  édifiantes  (qui  sont  assez  bien  écrites), 
cjue  les  jésuites  donnent  de  temps  en  temps  au  pulilic  pour  lui 
apprendre  leurs  succès  dans  les  missions  étrangères.  Le  P.  le  Gohien 
a  fait  les  huit  premiers  volumes,  le  P.  de  Halde  les  a  continués. 
Ces  lettres ,  disait  -  on ,  seront  recherchées  des  curieux  et  des  dé- 
vots. 

2  Artus  deLyonne,  mort  à  Paris  le  2  août  1713,  à  cinquante- 
huit  ans. 


306  Bibliothèque  Oraforienne 

il  avait  prêché  la  foi  avec  tant  de  succès  qu'il  eut  le 
bonheur  d'y  fonder  une  église.  Comme  il  s'était  rendu 
habile  dans  les  doctrines  chinoises,  il  avait  souvent  dis- 
puté avec  les  docteurs  ou  philosophes  du  pays ,  et  dans 
toutes  ses  disputes  il  avait  éprouvé  que  le  meilleur  moyen 
de  les  confondre  était  de  les  attaquer  par  les  principes  du 
P.   Malebranche.  Ces   vérités  primitives  trouvaient  dans 
leurs  esprits  une  entrée  d'autant  plus  facile,  qu'il  ne  s'a- 
gissait pas  de  céder  à  l'autorité,  mais  à  la  raison.  M.  de 
Rosalie  profita  de  son  expérience  ;  de  sorte  que,  par  ce 
moyen,  il  remporta  sur  eux  plusieurs  victoires  qui  firent 
honneur  à  notre  sainte  religion.  Il  n'en  fut  pas  mécon- 
naissant ;  et  par  malheur  il  n'eut  que  trop  tôt  l'occasion 
de  le  témoigner.  Son  zèle  inflexible  contre  les  supersti- 
tions chinoises  le  iit  bannir  du  royaume  avec  tous  les 
défenseurs  de  la  pureté  du  culte  chrétien.  Il  revint  donc 
en  Europe  en  1706  ou  environ  ;  dès  qu'il  fut  de  retour  à 
Paris,  un  de  ses  premiers  soins  fut  d'aller  voir  le  P.  Ma- 
lebranche pour  le  remercier    de   lui   avoir  fourni  des 
armes,  qui   l'avaient   rendu  si   souvent   victorieux  des 
erreurs  les  plus  subtiles  des  philosophes  chinois.  On  ne 
pouvait  lui  faire  un  compliment  plus  agréable;  mais,  de 
peur  qu'il  ne  s'imaginât  que  ce  fût  un  pur  compliment, 
le  saint  prélat  en  parla  sur  le  même  ton  dans  toutes  les 
compagnies. 

Le  P.  Malebranche  n'était  pas  insensible  à  cette  espèce 
d'honneur,  où  la  religion  a  la  première  part.  11  fut  ravi 
de  voir  ses  principes  triompher  à  la  Chine  du  paganisme 
le  plus  opiniâtre  ;  et  ce  qui  mettait  le  comble  à  sa  joie, 
c'est  qu'en  même  temps  il  les  voyait  en  France  victorieux 
du  libertinage  ^  Il  en  eut  des  preuves  convaincantes. Quel- 
ques-uns de  ces  esprits  téméraires  qui,  à  force  de  raison- 

1  Nous  dirions  aujourd'hui  de  la  libre  pensée. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  307 

ner  sur  la  religion  viennent  souvent  à  la  perdre,  ayant  ren- 
contré les  livres  du  P.  Malebranche,  y  trouvèrent  heureu- 
sementla  solution  de  leursdifficultés.  Ils  lui  en  marquèrent 
leur  reconnaissance  de  la  manière  la  plus  flatteuse  pour 
un  homme  de  son  caractère.  Les  uns  le  remercièrent  de 
leur  avoir  découvert  la  vérité  qu'ils  chexxhaienL  en  vain 
depuis  si  longtemps;  d'autres,  de  les  y  avoir  soutenus 
contre  les  doutes  les  plus  spécieux  ;  la  plupart  de  les  avoir 
préservés  de  l'abîme  du  libertinage,  où  leurs  raisonne- 
ments indociles  auraient  pu  les  précipiter.  Il  y  en  eut 
même  un  qui,  après  un  transport  de  gratitude,  lui  dit 
un  jour  le  sens  de  ces  paroles,  car  je  n'en  ai  point  retenu 
les  propres  termes  :  «  Que  je  vous  ai  d'obligation ,  mon 
Père;  sans  vos  raisons,  je  n'aurais  plus  de  foi.  »  Ce  qui 
doit  nous  faire  admirer  la  bonté  de  la  Providence  qui, 
dans  l'ordre  de  ses  décrets,  a  préparé  à  tous  les  siècles 
des  remèdes  convenables  pour  gurrir  les  maux  qu'elle 
prévoyait  y  devoir  naître. 

Tels  étaient  les  fruits  de  la  paix  dont  jouissait  le 
P.  Malebranche,  lorsqu'en  1707  ^  il  composa  un  petit 
ouvrage  qui  lui  attira  une  nouvelle  guerre.  En  voici 
l'histoire.  M.  de  Lyonne,  depuis  son  retour  en  France, 
avait  lié  avec  le  P.  Malebranche  une  amitié  fort  étroite; 
il  le  voyait  souvent,  et  comme  ceux  qui  ont  été  loin  ai- 
ment à  parler  de  leurs  voyages  et  de  ce  qu'ils  ont  appris, 
la  Chine  fut  d'abord  le  sujet  ordinaire  de  leurs  entretiens. 
Mais  le  prélat  n'était  pas  de  ces  parleurs  sans  goût,  qui 
ne  savent  point  placer  les  choses.  Pour  intéresser  le 
P.  Malebranche  à  l'écouter,  il  l'entretenait  de  la  religion 
et  de  la  philosopliie  di's  Chinois,  il  lui  exposait  leur 
système,  il  lui  en  demandait  son  avis,  il  le  priait  enlin 


'  Etant  allr.  passer,  en  1707,  les  vacances  chez  M.  de  Mont- 
mor,  sua  intime  ami ,  ajoute  ici  le  mss.  do  Troyes. 


308  Bibliothèque  Oratorienne 

de  réfuter  leurs  erreurs  dans  ({uel{{ue  ouvrage,  de  ma- 
nière toutefois  qu'il  employât  les  vérités  qu'ils  reçoivent 
pour  leur  faire  admettre  celles  qu'ils  ne  reçoivent  pas. 
Quoique  le  P.  Malebranche  regardât  les  prières  de  ses 
amis  comme  des  lois  indispensables,  il  ne  crut  pas  devoir 
se  rendre  aux  désirs  de  M.  de  Rosalie.  Son  grand  âge, 
ses  infirmités,  sa  paresse  naturelle,  peut-être  aussi  quel- 
que secret  pressentiment  de  ce  qui  arriva,  lui  donnaient 
une  répugnance  extrême  pour  ce  qu'on  lui  proposait. 
Mais  on  savait  par  où  le  prendre.  On  lui  connaissait 
beaucoup  de  zèle  pour  la  propagation  de  la  foi  ;  on  lui  fit 
donc  entendre  que  les  philosophes  de  la  Chine  ayant  du 
goût  pour  ses  sentiments,  il  lui  serait  plus  aisé  qu'à  tout 
autre  d'entrer  dans  leur  esprit;  que  surtout  il  était 
question  de  rectifier  la  fausse  idée  qu'ils  ont  de  la  nature 
de  Dieu  ;  que  son  ouvrage  y  servirait  indubitablement  et 
qu'il  aurait  ainsi  le  bonheur  de  contribuer  avec  les  mis- 
sionnaires à  éclairer  ces  philosophes  dont  l'aveuglement 
est  un  des  principaux  obstacles  au  progrès  de  l'Evangile. 
Des  raisons  si  saintes  firent  bientôt  leur  effet  ;  les  diffi- 
cultés du  P.  Malebranche  disparurent.il  promit  un  traité 
de  l'existence  et  de  la  nature  de  Dieu  conforme  au  dessein 
de  M.  de  Rosalie.  L'exécution  ne  tarda  guère  à  suivre  sa 
promesse.  La  charité  pressait  l'ouvrage  et  il  se  trouva  en 
état  de  paraître  au  commencement  de  1708.  Mais  avant 
d'en  parler  à  fond  ,  il  est  à  propos  que  nous  donnions  une 
idée  juste  de  la  religion  des  personnes  pour  qui  on  l'a 
composé.  Or  voici  ce  que  nous  en  rapportent  toutes  les 
relations  que  j'ai  pu  trouver  :  celles  des  pères  jésuites 
aussi  bien  que  celles  de  leurs  adversaires. 

La  Chine  est  divisée  en  trois  sectes  principales  :  celle 
qui  adore  l'idole  Tao,  qui  est  la  plus  ancienne;  celle  de 
Confucius,  qui  adore  le  ciel  et  la  terre,  comme  les  prin- 
cipes de  tout  bien;  enfin,  celle  qui  adore  le  dieu  Foé,  di- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  309 

vinité  indienne ,  dont  le  culte  ne  fut  établi  dans  l'empire 
qu'après  la  naissance  de  Jésus-Christ.  Ces  trois  sectes, 
quoiqu'on  disent  qucl([ues  auteurs  modernes,  trop  enclins 
à  excuser  le  mal  qu'ils  font  ou  qu'ils  permoltcnt,  sont 
également  idolâtres,  car  elles  adorent  toutes  la  créature 
au  lieu  du  Créateur.  Le  P.  Malebranche  n'attaque  néan- 
moins dans  son  traité  ni  la  secte  de  Tao ,  ni  celle  de  Foc  : 
elles  sont  trop  grossières,  et  le  moindre  catéchiste  suffit 
pour  les  confondre.  Il  en  veut  uniquement  à  celle  de 
Confucius,  la  plus  subtile  et  la  plus  dangereuse,  parce 
qu'elle  a  retenu  certaines  vérités  naturelles  qui,  par  rap- 
port aux  Chinois,  esprits  fort  superficiels  ,  donnent  à  ses 
erreurs  quelque  air  de  vraisemblance.  On  en  jugera  par 
cet  exposé. 

Les  docteurs  ou  lettrés  chinois,  disciples  de  Confucius, 
qui  est  comme  le  Dieu  des  sciences  en  ce  pays-là,  tien- 
nent pour  dogmes  fondamentaux  de  leur  religion  et  de 
leur  philosophie  : 

1»  Qu'il  n'y  a  que  deux  genres  d'êtres  :  le  Ky  ou  la 
matii'rc  ,  et  le  Ly ,  c'est-à-dire  la  souveraine  raison, 
vérité,  règle,  sagesse,  justice,  qui  est  la  cause  uni- 
verselle de  ce  bel  arrangement  que  nous  voyons  dans  le 
monde  ; 

2°  Que  ces  deux  genres  d'êtres  sont  également  éter- 
nels; car  les  Chinois,  dit  le  P.  Longobardi,  missionnaire 
jésuite,  n'ont  aucune  idée  de  la  création;  ils  préten- 
dent que  tout  est  sorti  d'une  matière  invisible,  qui  n'a 
point  eu  de  commencement,  et  qui  n'aura  jamais  de  fin; 

3°  Que  la  matière  subsiste  par  elle-même  ,  mais  que  le 
Ly,  quoique  bien  plus  parfait,  ne  subsiste  que  dans  la 
matière  dont  elle  est  inséparable  :  contradiction  (|ui  ne 
doit  surprendre  personne.  Car  si  la  foi  ne  dirige  l'homme 
dans  ses  méditations  métaphysiques,  l'expérience  fait  voir 
qu'il  se  contredit  sans  cesse.  En  un  mot,  il  semble  que 


310  Bibliothèque  Oratoriennc 

les  docteurs  chinois  regardent  le  Ly  comme  une  forme , 
comme  une  qualité,  comme  une  vertu  permanente,  ré- 
pandue dans  la  matière; 

4°nLieleLy  est  la  sagesse,  mais  qu'il  n'est  pas  sage;  la 
justice,  mais  qu'il  n'est  pas  juste;  lintelligencc  sou- 
veraine, mais  qu'il  n'est  pas  intelligent;  tout  cela,  disenl- 
ils,  parce  que  la  sagesse  vaut  mieux  que  le  sage,  la  jus- 
tice mieux  que  le  jusie,  etc.  ; 

5°  Que  c'est  lui  qui  rend  sages,  raisonnables,  justes, 
intelligents,  tous  les  êtres  qui  le  sont,  c'est-à-dire,  comme 
ils  l'entendent,  les  portions  de  matière  qui  sont  assez 
épurées  pour  être  capables  de  recevoir  la  sagesse,  la  rai- 
son, la  justice,  l'intelligence.  Car  ces  philosophes  ne  re- 
connaissent point  d'êtres  purement  spirituels.  Ils  veulent 
que  nos  âmes  ne  soient  que  de  la  matière  subtilisée,  ou 
disposée  par  sa  délicatesse  à  être  informée  par  le  Ly. 
C'est^ans  ce  sens  qu'ils  accordaient  sans  peine  à  M.  de 
Lyonne  que  le  Ly  est  la  lumière  qui  éclaire  tous  les 
hommes ,  et  que  c'est  en  lui  que  nous  voyons  toutes 
choses  ; 

6°  Que  le  Ly  n'est  point  libre,  et  qu'il  n'agit  que  par  la 
nécessité  de  sa  nature,  sans  rien  savoir,  sans  rien  vouloir 
de  tout  ce  qu'il  opère;  mais  que  ses  opérations  sont  si 
justes  et  si  bien  réglées,  que  vous  diriez  qu'il  est  intel- 
ligent, et  qu'il  se  détern)ine  par  voie  d'élection  à  une 
chose  plutôt  qu'à  une  autre.  C'est  ainsi  que  nous  l'ap- 
prend le  P.  Antoine  de  Sainte-Marie,  savant  missionnaire 
de  l'ordre  de  Saint-François; 

>  Que  le  Ly  est  non  seulement  le  principe  physique  de 
toutes  les  choses  matérielles  ,  mais  encore  le  principe 
moral  des  vertus  et  de  toutes  les  choses  spirituelles. 
Nous  tenons  cette  partif'ularité  du  P.  Longobardi,  jésuite 
italien ,  successeur  du  P.  Ricci ,  qui  paraît  avoir  si  bien 
connu  la  philosophie  chinoise; 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  3H 

8°  Que  le  Ly  ne  produit  ses  ouvrages  que  par  leKy,  ou 
la  matière,  qui  lui  sert  encore  d'instrument  dans  ses  opé- 
rations, et  par  le  moyen  duquel  il  se  manifesic  au  dehors 
dans  tous  les  êtres  sensildes,  principalement  dans  le  ciel, 
qu'ils  appellent  pour  cette  raison  le  séjour  du  Ly; 

9°  Enfin,  au  rapport  du  P.  Longobardi,  Confucius  dit 
lui-mâine  (|ue  toute  sa  doctrine  se  réduit  à  un  point  qui 
est  le  Lv,  raison  et  substance  très  universelle. 

Par  ces  principes ,  on  voit  assez  quel  doit  être  le  dieu 
des  docteurs  chinois.  C'est,  dit  encore  le  P.  Longobardi , 
la  substance,  ou,  comme  on  parle  dans  les  écoles,  l'entité 
de  tout  le  monde,  ou  plus  clairement,  l'assemblage  de 
tous  les  êtres.  C'est,  en  un  mot,  le  Ly  avec  la  matière 
dans  laquelle  ils  subsistent.  Car  ils  attachent  la  divinité 
aux  êtres  visibles,  plus  ou  moins,  selon  qu'ils  y  voient 
plus  ou  moins  de  beautés  ou  de  bontés.  Ainsi,  conformé- 
ment à  leurs  principes  les  plus  grossiers,  qui  font  le  grand 
nombre,  ils  adorent  le  ciel,  qu'ils  appellent  Tien.  Ceux 
qui,  le  sont  moins ,  adorent  l'esprit  du  ciel  sous  le  nom  de 
Xanyti  ou  de  Changti,  qui  veut  dire  le  Pioi  d'en  haut.  Les 
plus  subtils,  ou  qui  les  croient  tels,  parlent  de  la  divinité 
comme  si  ce  n'était  que  la  nature,  ou  cette  force  ou  vertu 
naturelle  qui  produit,  qui  arrange,  qui  conserve  toutes 
les  parties  de  l'univers.  Ce  sont  les  propres  termes  du 
jésuite^  auteur  des  'Nouveaux mémoires  de  la  Chine.  Enfin, 
quelle  (|u'ait  été,  dans  les  premiers  temps  de  leur  empire, 
la  religion  des  philosophes  chinois,  voilà  l'état  où  elle  se 
trouve  depuis  plus  de  deux  mille  ans.  C'est  une  espèce 
de  déisme  grossier",  fort  mêlé  d'idolâtrie,  ou,  selon  le 

1  Le  P.  le  Gobien.  {Sommervof/el ,  p.  031.) 

'^  Où  l'on  ne  sait  ce  qu'on  adore  ot  à  qui  l'on  sacrilîe,  si  ce  n'est 
au  ciel ,  ou  à  la  terre ,  ou  à  leurs  génies ,  con)nio  à  celui  des  mon- 
tagnes et  des  rivières,  et  qui  n'est  après  tout  qu'un  amas  confus 
tl'atliéisnie,  de  politique  et  d'irréligion,  d'idolâtrie,  de  magie, 


I 


312  Bibliothèque  Oratorienne 

P.  Malebranche ,  une  espèce  de  spinosisme.  Car,  quoi- 
qu'ils ne  reconnaissent  qu'une  seule  intelligence  souve- 
raine, qui  anime  toute  la  nature  de  la  manière  à  peu  près 
que  les  péripatéticiens  conçoivent  ((ue  noire  âme  anime 
notre  corps,  ils  élèvent  des  temples  au  ciel  et  à  la  terre, 
ils  leur  offrent  des  sacrifices,  ils  leur  adressent  des  vœux. 
Mais,  dans  le  temple  de  la  terre  comme  dans  celui  du 
ciel,  il  paraît  qu'ils  n'adorent  que  leur  Ly,  qui  est  propre- 
ment leur  unique  divinité. 

Voilà  le  système  que  le  P.  Malebranche  entreprend  de 
combattre.  Pour  exécuter  son  dessein  d'une  manière  plus 
agréable,  et  par  là  même  plus  utile,  il  donne  à  son  traité 
la  forme  de  dialogue.  La  scène  est  à  la  Chine.  On  suppose 
que  deux  philosophes,  l'un  chrétien,  l'autre  chinois,  se 
trouvent  ensemble.  Ils  s'entretiennent  de  Dieu,  chacun 
selon  ses  idées;  ils  expliquent  leurs  sentiments;  ils  se 
proposent  des  objections;  ils  tâchent  de  les  résoudre. 
Mais  auquel  des  deux  demeure  la  victoire?  On  y  peut  voir 
combien  la  raison  est  faible  sans  la  foi ,  et  combien  la  foi 
est  pénétrante  lorsque  la  raison  lui  prête  ses  lumières  ^ 
Le  P.  Malehranche  finit  son  entretien  assez  brusque- 
ment, sans  nous  apprendre  l'elTet  que  produisirent  ses 
raisons  dans  l'esprit  du  philosophe  chinois.  Il  aurait 
pu,  sans  choquer  la  vraisemblance,  le  convertir,  ou  du 
moins  le  convaincre,  selon  la  coutume  des  faiseurs  de 
dialogues.  Il  semble  même  que,  sans  cela,  il  manque  un 
acte  à  la  pièce;  mais  il  a  cru  qu'il  valait  mieux  se  per- 
mettre un  défaut  d'exactitude,  qu'un  défaut  de  modestie. 


de  divination  et  de  sortilège.  (Voir  M.  Bossuet,  2'"'^  instruction 
pastorale,  1701 ,  sur  les  prom.  de  l'Église.  49,  1. 111,  p.  372.) 

1  Cet  ouvrage  du  P.  Malebranche ,  intitulé  :  Entretien  d'un 
philosophe  chrétien  et  d'un  philosophe  chinois  sur  l'existence  et 
la  nature  de  Dieu,  parut  en  1708.  Le  P.  André  l'analyse  ici, 
de  la  page  894  à  la  page  903. 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranrhc  313 

D'ailleurs,  il  avait  composé  son  Entretien  plutôt  pour 
servir  aux  missionnaires  d'essai  de  conférences  avec  les 
philosophes  chinois,  que  pour  le  donner  au  puhlic.  C'est 
apparemment  la  raison  pourquoi  le  style  en  est  moins  vif 
et  plus  négligé  en  certains  endroits.  Ses  amis,  qui  ne 
s'arrêtaient  qu'au  fond  des  choses,  ne  laissèrent  pas  d'en 
être  fort  contents;  ils  en  tirèrent  des  copies,  les  distri- 
buèrent dans  le  monde,  les  lurent  eux-mêmes  dans  les 
assemblées  de  savants.  Tous  ceux  qui  étaient  au  fait  des 
matières  chinoises  y  applaudirent,  comme  à  un  ouvrage 
qui  exposait  fort  juste  le  vrai  système  de  religion  propre 
de  la  Chine,  et  qui  réfutait  excellemment  le  libertinage 
de  l'Europe.  En  un  mot,  le  nouvel  Entretien  n'eut  point 
de  lecteurs  qui  ne  conclussent  à  l'impression.  L'auteur 
seul  s'y  opposa.  Mais  sur  ces  entrefaites  il  courut  à  Paris 
un  bruit  qui  lui  lit  changer  de  sentiment.  On  disait  par- 
tout qu'il  écrivait  contre  les  jésuites.  Pour  bien  entendre 
ce  que  nous  allons  dire ,  il  faut  savoir  l'état  où  se  trou- 
vait alors  leur  fameuse  affaire  de  la  Chine. 

Tout  le  monde  sait  ou  peut  savoir,  que  les  jésuites  se 
croient  les  premiers  qui  aient  prêché  la  foi  dans  ce  vaste 
empire.  Les  dominicains  leur  disputent  cet  honneur. 
Mais  quoiqu'il  en  soit,  il  est  certain  que  les  jésuites 
y  ont  permis  ou  toléré  à  leurs  chrétiens  des  pratiques 
fort  superstitieuses,  pour  ne  rien  dire  de  pis.  Sur  cela, 
néanmoins,  ils  ne  purent  tous  s'accorder  ensemble.  Il 
s'en  trouva  parmi  eux  d'assez  clairvoyants  pour  en  dé- 
couvrir l'abus,  et  d'assez  courageux  pour  s'y  opposer.  Le 
P.  Longobardi,  Sicilien,  qui  succéda  au  P.  Piicci  ^  dans  la 

1  Qui  était  entré  en  Chine  en  15S2.  Le  P.  Hicci,  voyant  que  sa 
D]issioa  avait  quelque  succès,  s'avisa  d'exposer  dans  une  cha- 
pelle un  tableau  de  la  sainte  Vierf^e.  Ce  qui  fit  dire  aux  Chinois 
(pie  le  Dieu  des  chrétiens  était  une  rcniuie.  On  vit  bien  qu'il 
n'était  pas  encore  temps  d'exposer  des  images,  et  on  ôta  le  ta- 

9* 


314  Bibliothèque  Oralorienne 

charge  de  supérieur  de  celte  mission ,  fut  le  premier  qui 
osa  condamner  la  tolérance  de  son  prédécesseur,  11  fut 
secondé  par  quelques-uns  de  ses  confrères;  mais,  comme 
il  y  en  eut  d'un  sentiment  opposé ,  ses  remontrances  fu- 
rent inutiles.  L'opinion  de  ses  adversaires  parut  proba- 
ble. Cela  suffît,  on  s'y  tint. 

La  paix  dont  ils  jouirent,  après  cet  arrêté  de  leur 
compagnie,  ne  fut  pourtant  pas  de  longue  durée.  Dieu 
veillait  à  la  pureté  de  son  culte.  En  1631  ou  environ,  le 
P.  Morales,  dominicain,  et  le  P.  Antoine  de  Sainte-Marie, 
de  l'ordre  de  Saint-François,  entrèrent  à  la  Chine.  Ils 
furent  surpris  d'y  voir  les  nouveaux  chrétiens  assister, 
avec  les  idolâtres,  à  leurs  cérémonies  les  plus  supersti- 
tieuses ,  et  même  quelquefois  officier  avec  eux  dans  leurs 
sacrifices,  mais  plus  surpris  encore,  d'apprendre  ({u'en 
cela  ils  ne  faisaient  rien  qu'on  ne  leur  eût  permis.  Ne  le 
pouvant  croire,  ils  s'en  plaignirent  aux  Pères  jésuites, 
qui  ne  leur  ayant  point  rendu  de  réponses  bien  nettes , 
ils  résolurent  de  porter  l'affaire  à  Rome.  Le  P.  Morales , 
comme  le  plus  ardent,  se  chargea  de  la  commission.  11 
vint  à  Rome,  et  en  1645,  il  obtint  du  pape  Innocent  X 
un  décret  portant  condamnation  des  cérémonies  chinoises 
qui  regardent  Confucius  et  les  morts.  Ce  coup  de  foudre 
étonna  les  jésuites,  mais  ne  les  abattit  pas.  Ceux  qui 
étaient  en  Chine,  députèrent  aussi  à  Rome.  Le  P.  Mar- 
tine ,  qu'ils  y  envoyèrent ,  exposa  si  bien  les  choses , 
qu'en  1656  il  obtint  du  pape  Alexandre  VII  un  dé- 
cret tout  contraire.  Ces  deux  décrets  ne  servirent  qu'à 
échauffer  les  esprits  de  plus  en  plus,  chacun  n'ayant 
égard  qu'à  celui  qui  lui  était  favorable.  Les  jésuites  pré- 
tendaient que  le  leur,  étant  le  dernier,  l'autre  devait  être 

bleau.  —  Ricci,  né  à  Macerata,  le  C  octobre  1552;  mort  à  Pékin, 
en  1610,  là  cinquante -huit  ans. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  315 

censé  aboli.  Mais  le  pape  Clément  IX,  ayant  contirmé  le 
premier  décret  en  1669,  ils  retombèrent  clans  un  grand 
embarras.  La  dispute  ne  laissa  point  de  continuer  en- 
core. Car,  comme  il  arrive  ordinairement,  l'affaire  de  la 
religion  était  devenue  une  affaire  d'honneur.  Enfin,  le 
saint  pape  Innocent  XI,  entreprit  de  la  terminer  par  une 
voie  fort  naturelle.  Ce  fut  d'envoyer  à  la  Chine  des  mis- 
sionnaires de  sa  main,  gens  habiles,  d'une  probité  re- 
connue, parfaitement  neutres  et  sans  préjugés,  pour  ins- 
truire sur  les  lieux  ce  fameux  procès.  II  y  envoya 
effectivement  des  vicaires  apostoliques  ^ ,  du  caractère  tel 
que  je  viens  de  marquer.  Pour  faire  court,  ces  mes- 
sieurs, après  un  examen  d'environ  dix  ans  (depuis 
1684),  condamnèrent  tous  d'une  voix  la  pratique  des  jé- 
suites, et  entre  autres  choses,  les  noms  suspects  d'idolâ- 
trie qu'ils  donnent  à  Dieu  dans  le  royaume  de  la  Chine. 
On  fit  plus ,  on  dénonça  leur  tolérance  à  Rome  :  on  les  y 
accusa  eux-mêmes  comme  fauteurs  d'idolâtrie,  on  les 
somma  de  se  défendre;  mais,  après  plusieurs  années  de 
justifications,  leurs  défenses  parurent  si  faibles,  qu'en 
1704,  le  pape  d'aujourd'hui.  Clément  XI,  rendit  contre 
eux  un  décret  absolu  et  contradictoire.  Les  deux  pre- 
miers articles,  ayant  quelque  rapport  à  notre  sujet,  les 
voici.  On  leur  défend  désormais  : 

1°  De  se  servir  des  noms  de  Tien  el  de  Chang-ti ,  ou 


1  Le  P.  Fouquet  et  le  P.  Vicedelou.  Vantés  beaucoup  pai'  leurs 
ronl'rères  à  leur  dépait  pour  la  Chine ,  dans  la  suite  ils  n'étaient 
jiliis  que  des  esprits  bien  médiocres.  Le  P.  Fouquet,  jésuite,  bel 
esprit,  consulté  par  le  Pape,  se  déclara  contre  la  société.  Il  fut 
fait  évè(iue  d'Kleuthéinpolis  et  denieuia  à  Home.  L'autre  jésuite, 
le  P.  Vicedelou,  de  IJn.'tagiie,  savait  parfaitement  le  chinois, 
aussi  très  bel  esprit,  fut  aussi  d'avis  contraire  aux  prétentions 
de  sa  société.  11  resta  également  aux  missions  en  qualité  d'é- 
vèque.  Le  P.  Fouquet  a  dû  laisser  des  Mémoires  par  rapport  à  la 
Chine. 


'616  Bibliothèque  Oratorienne 

Xangti,  pour  signifier  le  vrai  Dieu.  En  effet,  ces  noms 
sont  à  la  Chine  à  tout  le  moins  suspects  d'idolâtrie  :  le 
premier,  n'y  étant  en  usage  que  pour  exprimer  le  ciel 
visible,  et  le  second  que  pour  en  marquer  la  vertu  ou  le 
génie; 

2°  D'exposer  dans  leurs  églises  des  tableaux  avec 
l'inscription  chinoise  Kingtien:  adorez  le  ciel;  abus  que 
les  jésuites  avaient  pratiqué  dans  toute  la  Chine,  depuis 
que  l'empereur,  qui  est  maintenant  sur  le  trône,  leur  eût 
fait  présent  d'un  cartouche  avec  cette  inscription  écrite 
de  sa  main  ,  etc. 

Le  saint-père  croyait  avoir  pris  toutes  les  mesures 
possibles  pour  empêcher  qu'on  n'éludât  son  décret.  11 
avait  interdit  les  appels,  il  avait  déclaré  que  la  cause 
était  finie.  Il  avait  envoyé  à  la  Chine  un  légat  a  latere\ 
pour  publier  sa  constitution.  Tout  cela,  néanmoins,  ne 
put  arrêter  les  jésuites.  Ils  formèrent  des  appels  à  la 
Chine,  et  ils  continuèrent  en  France  à  plaider  leur  cause, 
devant  le  public,  par  des  écritures  sans  fin-,  tant  les 


1  Le  cardinal  de  Tournon,  qui  partit  de  Rome  avec  la  seule  qua- 
lité de  patriarche,  et  pendant  son  voyage  fut  fait  cardinal.  Étant 
arrivé  à  Macao,  il  éprouva  iden  des  contradictions;  cette  ile, 
quoique  dépendante  de  la  Chine ,  a  un  gouverneur  portugais  qui 
empêcha  ce  légat  de  procéder  contre  les  réfractaires ,  et  même  le 
mit  aux  arrêts  chez  les  jésuites,  où  il  mourut  peut-être  de  cha- 
grin. Ces  Pères  furent  sans  doute  bien  imprudents  d'avoir  ac- 
cordé leur  maison  pour  un  pareil  usage.  Le  public  parut  indigné, 
et  quelque  temps  après  un  jésuite  ayant  été  fait  cardinal  à  Rome, 
il  est  juste,  disait -on  malignement,  que  les  bourreaux  aient  la 
dépouille  du  pendu. 

2  Les  jésuites  avaient  plusieurs  bons  écrivains  :  le  P.  Lecomte 
écrivit  une  relation  dos  cérémonies  chinoises  très  bien  écrite;  il 
devint  confesseur  de  la  duchesse  de  Bourgogne  ;  le  P.  Bretonneau 
écrivit  aussi  sur  cette  matière;  le  P.  Letellier  fit  aussi  une  dé- 
fense des  cérémonies  de  la  Chine  :  elle  fut  mise  à  l'index.  Il  parut 
aussi  un  écrit  très  pressant  contre  la  société.  On  lui  reprochait 
que  la  conduite  des  jésuites  à  la  Chine  était  contraire  à  ce  qu'ils 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranchc  317 


hommes  ont  de  peine  à  reconnaître  la  vérité ,  lorsqu'elle 
leur  est  contraire. 

La  grande  affaire  en  était  en  ces  termes,  quand  le 
nouvel  Entrelien  du  P.  Malebranche  vint  à  paraître  en 
manuscrit.  La  circonstance  du  temps,  jointe  à  quelques 
autres  apparences,  lui  firent  attribuer  des  intentions 
qu'il  n'eut  jamais.  On  savait,  dans  le  monde,  quoiqu'il 
n'en  témoignât  rien,  qu'il  avait  tout  lieu  d'être  malcon- 
tent des  jésuites.  On  le  voyait  sans  cesse  avec  M.  de  Ro- 
salie, qui  dans  leur  affaire  de  la  Chine  avait  pris  parti 
contre  eux.  On  apercevait  aisément  dans  son  petit  ou- 
vrage qu'il  attribuait  aux  Chinois  un  système  de  reli- 
gion tout  contraire  à  celui  qu'ils  avaient  imaginé  pour 
justifier  leurs  abus,  surtout  en  ce  qui  regarde  les  noms 
de  Dieu.  Ainsi,  encore  qu'il  n'y  soit  parlé  d'eux  ni  direc- 
tement ni  indirectement,  on  ne  laissa  point  de  publier 
que  le  P.  Malebranche  avait  écrit  contre  les  jésuites.  Ils 
étaient  eux-mêmes  fort  disposés  à  le  croire. 

La  plus  grande  preuve  qu'ils  en  eussent,  était  leur 
conscience.  Mais  cette  preuve  était  forte;  ils  avaient,  en 
plusieurs  rencontres ,  parlé  de  lui  d'une  manière  très  in- 
jurieuse; leurs  plus  ignorants  professeurs  le  réfutaient 
publiquement,  ce  qui  est  permis  à  tout  le  monde,  mais 
avec  une  insolence  qui  n'est  permise  qu'à  des  stupides , 
ou  à  dos  pédants.  Ceux  qui  l'avaient  le  moins  lu,  étaient 
les  plus  hardis  à  le  décrier;  ils  avaient  même,  disait-on, 
sollicité  à  Rome  la  condanmation  de  ses  livres:  ce  qui  est 
certain.  Leurs  supérieurs,  gens  pour  l'ordinaire  de  peu 


soutenaient  en  France  contre  les  jansénistes,  et  on  disait  iiu'its 
étaiont  les  jansénistes  de  la  Chine  à  cause  de  leurs  appels.  Mais 
à  présent,  en  17o0,  le  P.  Patouillet,  qui  a  donné  le  vingt- sep- 
tième recueil  des  Lettips  édi/îant<^s,  vante  la  soumission  entière 
des  jésuites  de  la  Chine  au  dernier  décret  de  Clément  XI  contre 
les  cérémonies  chinoises. 


318  Bibliothèque  Oratorienne 


d'esprit  et  de  moins  de  science,  maltraitaient  sans  égard 
ceux  qui  osaient  l'estimer.  Dans  le  temps  même  dont  je 
parle,  ils  venaient  de  reléguer  de  Paris  à  la  Flèclie,  en 
1703,  un  de  leurs  jeunes  Pères  %  parce  qu'il  avait  la  té- 
mérité d'admirer  M.  Descartes,  contre  l'avis  de  ses  an- 
ciens; qu'il  voyait  souvent  le  P.  Malebranche  à  Saint- 
Honoré,  où  il  rencontrait  aussi  quelquefois  le  P.  Mas- 
sillon  et  le  P.  Guibert,  assez  bon  prédicateur,  etc.;  qu'il 
lisait  beaucoup  ses  livres;  qu'il  en  goûtait  les  principes, 
et  qu'il  assistait  quelquefois  à  des  conférences,  où  l'on 
en  faisait  la  lecture.  Les  jésuites  sentaient  donc  bien  que 
le  bruit  qui  s'était  répandu  n'était  point  de  leur  part 
sans  fondement;  par  bonbeur  pour  eux,  ils  avaient  à 
faire  à  l'bomme  du  monde  le  plus  pacifique. 

Le  P.  Malebranche,  qui  avait  jusque-là  refusé  à  ses 
amis  l'impression  de  son  ouvrage ,  l'accorda  à  ses  enne- 
mis, voulant  détruire  par  là  le  faux  bruit  qui  courait 
dans  le  monde.  Car  il  était  persuadé  que  les  jésuites 
mêmes  seraient  assez  raisonnables  pour  ne  plus  y  ajouter 
foi,  dès  qu'ils  auraient  lu  son  Entretien.  Il  se  trompa  ;  ils 
en  furent  extrêmement  choqués.  Voici  pourquoi  :  ils  ne 
voyaient  à  la  tête  ni  avertissement,  ni  préface,  qui  les 
désabusât.  Ils  trouvèrent ,  au  contraire ,  dans  le  corps  de 
l'ouvrage,  un  philosophe  chinois  qui  démentait  expressé- 
ment le  système  qu'ils  attribuaient  dans  leurs  apologies 
aux  doctrines  de  sa  nation ,  et  à  la  fin  des  témoignages 
tirés  de  leurs  propres  auteurs ,  comme  pour  prouver  ce 
qu'on  avançait  contre  leur  sentiment.  C'était  un  des 
amis  du  P.  Malebranche  qui,  à  son  insu,  et  à  la  prière 
de  M.  l'évêque  de  Conon,    nouvellement  arrivé   de  la 


1  Le  P.  André,  v  J'ai  supprimé  mon  nom,  écrivait  modeste- 
ment l'auteur  de  cette  vie,  ne  le  trouvant  pas  digne  d'un  tel 
ouvrage,  y)  Gousin,0/).  cit.,  p.  249. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  319 

Chine,  les  y  avait  fait  imprimer;  ce  qui  le  fâcha  très 
fort;  il  dit  même  à  son  libraire  de  les  ôter^  Mais  les 
jésuites,  qui  n'en  savaient  rien,  se  fâchèrent  encore 
plus.  Se  voyant  nommés,  quoique  de  la  manière  du 
monde  la  plus  honnête,  sans  la  moindre  allusion  à 
leur  affaire  de  la  Chine,  ils  se  crurent  attaqués.  Des 
gens  moins  délicats  ou  plus  sages  ne  s'en  seraient  pas 
aperçu  dans  les  circonstances;  ils  étaient  battus  de  toutes 
parts.  Messieurs  des  Missions  étrangères  les  avaient 
terriblement  poussés  sur  les  cultes  chinois;  la  Sorbonne 
avait  censuré  leur  nouveau  système  de  la  connaissance 
du  vrai  Dieu,  conservée  à  la  Chine  sans  lois  et  sans  pro- 
phètes plus  longtemps  et  plus  tidèlement  que  dans  la 
Judée;  Home  les  avait  condamnés  sans  miséricorde;  le 
légat  du  pape,  envoyé  à  la  Chine,  y  avait  publié  leur 
condamnation.  Tout  le  public  était  contre  eux.  Mais  tant 
de  coups  redoublés  ne  les  avaient  rendus  que  plus  im- 
patients. Leurs  plaies  étaient  encore  saignantes;  ils  ne 
pouvaient  soutTrir  qu'on  fit  seulement  mine  d'y  vouloir 
toucher.  Ils  résolurent  donc,  non  de  se  venger  de  l'auteur 
de  l'Entretien,  car  des  religieux  ne  se  vengent  pas,  mais 
de  le  punir  de  sa  prétendue  témérité.  Ils  en  avaient  un 
moyen  tout  prêt  :  c'était  leur  Journal  de  Trévoux,  qui  pa- 
raît chaque  mois  à  la  gloire  des  auteurs  qui  leur  sont  fa- 
vorables, et  au  mépris  de  ceux  qu'ils  s'imaginent  leur 
être  contraires.  De  là  on  peut  juger  que  ce  devait  être 
ordinairement  une  satire.  Quoiqu'il  en  soit,  ils  y  mirent 
une  critique  -  de  VEntrctien  du  P.  Malebranche  au  mois 


1  Lettre  au  I*.  Ânrlré  en  I7I3.  Cède  lettre  71'est  pas  dmis  la 
Correspondance  publiée  par  MM.  Charma  et  Mancel. 

2  Du  P.  Louis  Marquet,  mort  à  la  Flèche  en  17-25.  Le  P.  André 
l'avait  eu  pour  professeur  de  théologie  à  Paris.  11  était  honnête 
dans  ses  manières;  c'était  un  esprit  élégant,  mais  mince.  Il  se 
piquait  de  parler  bien  latin  dans  ses  cahiers  qui  étaient  assez 


î 


320  Bibliothèque  Oratorienne 

de  juillet  de  l'année  1708,  cinq  mois  après  la  première 
édition  de  ce  petit  ouvrage.  Ils  avaient  sans  doute  eu  le 
temps  de  le  lire,  de  l'entendre  et  de  bien  méditer  leur 
censure.  On  dirait  néanmoins  que  ce  n'est  qu'un  im- 
promptu ;  le  voici  : 

1°  Ils  reprochent  à  l'auteur  d'avoir  mis  l'athéisme  sur 
le  compte  de  son  philosophe  chinois,  assurant  au  reste 
qu'il  est  certain  que  l'empereur  de  la  Chine  en  est  aussi 
éloigné  qu'il  est  savant  dans  la  philosophie  de  sa  na- 
tion ; 

2°  Ils  attaquent  la  notion  que  le  philosophe  chrétien 
donne  delà  divinité,  en  disant  que  notre  Dieu  n'est  pas 
un  roi  du  ciel,  tel  que  les  Chinois  se  le  figurent,  ni  un 
.  tel  être,  ou  un  être  lini,  mais  Celui  qui  est,  ou  l'Etre  in- 
finiment parfait;  en  un  mot,  l'Etre  ou  Celui  qui  contient 
en  lui-même  éminemment,  et  d'une  manière  incompré- 
hensible à  tout  esprit  fini,  toutes  les  perfections,  tout  ce 
qu'il  y  a  de  réalité  véritable  dans  tous  les  êtres,  et  créés 
et  possibles.  On  croirait  peut-être  que  les  Pères  journa- 
listes citent  ainsi  l'auteur,  si,  pour  être  plus  fidèle  qu'eux, 
je  n'avertissais  qu'ils  ont  oublié  ces  paroles  :  toutes  les 
perfections,  alîn  de  pouvoir  chicaner  sur  le  mot  de  réa- 
lité, et  par  la  même  raison  celui  à' éminemment ,  que  le 
philosophe  chrétien  joint  presque  partout,  pour  déter- 
miner en  quel  sens  on  peut  dire  que  Dieu  renferme  les 
perfections  de  ses  créatures.  Oubli  calomnieux,  mais  qui 
était  nécessaire  pour  jeter  en  passant  un  petit  soupçon  de 
spinosisme  sur  le  P.  Malebranche  ; 

vides.  Étant  devenu  hydropique  dans  la  régence  de  Thumanité, 
il  fut  envoyé  à  La  Flèche  où  il  pratiqua  le  remède  qui  lui  avait 
été  indiqué  par  un  vieux  médecin  :  il  se  priva  totalement  de  toute 
hoisson  et  ne  mangea  que  du  pain  rôti  pendant  environ  un  an. 
11  guérit  ainsi  et  vécut  jusqu'à  soixante-quinze  ou  soixante-seize 
ans. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  321 

3°  Le  philosophe  chrélicn  avait  donné  cette  courte  dé- 
monstration à  l'existence  de  Dieu  :  je  pense  à  l'infini, 
donc  il  est.  Car  l'ohjet  immédiat  de  mon  esprit  ou  de  ma 
pensée  ne  peut  être  le  néant.  Les  journalistes  en  combat- 
tent la  solidité,  par  la  raison  que  l'auteur  avoue  que  la 
perception  de  l'infini  est  la  plus  légère  ou  la  moins  vivo 
de  toutes  nos  perceptions;  mais  ils  oublient  encore  qu'il 
ajoute  qu'on  ne  doit  pas  juger  de  la  réalité  des  choses 
par  la  vivacité  des  impressions  qu'elles  font  sur  nous  ; 

A°  Ils  entament  la  matière  de  la  distinction  des  idées 
et  des  perceptions,  mais  pour  faire  voir  à  découvert  le 
talent  qu'ils  ont  de  brouiller.  C'est  néanmoins  le  seul  en- 
droit de  la  critique,  où  je  leur  trouve  quelque  marque  de 
bonne  foi.  Car  sous  le  nom  d'un  sage  lecteur,  ils  avouent 
ingénument  qu'ils  ne  sont  pas  initiés  à  ces  mystères 
d'idées  distinguées  de  leurs  connaissances;  mais  ils  s'en 
consolent  en  deux  manières  :  premièrement,  par  une  ré- 
flexion qui  ne  coûte  pas  beaucoup  à  la  vanité,  qu'il  n'est 
pas  toujours  d'un  bon  esprit  de  comprendre  tout  auteur; 
en  second  lieu,  par  un  petit  mot  de  Cicéron,  dont  ils  se 
servent  pour  dire  au  P.  Malebranche,  en  fort  beau  latin, 
qu'ils  lui  cèdent  volontiers  la  gloire  de  mieux  entendre 
qu'eux  cette  matière,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  pourtant 
d'en  parler  en  maîtres.  Car  un  petit  mot  de  Cicéron  n'o- 
blige point  à  ne  pas  parler  de  ce  qu'on  ne  sait  pas.  Mais 
ce  qu'ils  disent  de  plus  offensant,  de  plus  calomnieux,  et 
en  même  temps  de  plus  slupide,  c'est  qu'à  cause  que  le 
P.  Malebranche  soutient  ([ue  l'essence  divine  contient 
éminemment  la  réalité  de  tous  les  êtres,  ils  insinuent 
qu'il  est  douteux  s'il  attribue  à  la  divinité  une  réalité 
propre;  c'est-à-dire,  s'il  ne  la  confond  pas  avec  l'assem- 
blage de  tous  les  êtres;  calomnie  non  seulement  noire, 
mais  folle; 

5"  En  attaquant  le  système  des  lois  générales,  par  où 


322  Bibliothèque  Oratorienne 

l'on  explique  si  naturellement  pourquoi  il  y  a  dans  l'u- 
nivers tant  de  monstres  et  de  désordres,  ils  lui  attribuent 
cette  proposition  extravagante,  que  la  sagesse  de  Dieu 
lui  a  dicté  d'employer  des  principes  très  simples  pour 
la  crL'ation  du  monde,  et  de  n'en  point  interrompre  le 
cours,  qui  amène  ces  inconvénients  dont  nous  nous  plai- 
gnons. Autant  de  paroles,  autant  d'erreurs:  proposition 
néanmoins  dans  laquelle ,  encore  qu'ils  la  croient  du 
P.  Malebranche ,  ils  reconnaissent  du  vrai  par  un  esprit 
d'équité  admirable; 

6°  A  la  tin  de  leur  critique,  ils  font  entendre  que  le 
philosophe  chinois  n'expose  son  système  qu'après  avoir 
entendu  tout  ce  que  le  philosophe  chrétien  avait  à  lui 
dire,  quoiqu'en  eflet  ce  soit  lui  qui  ouvre  la  conversation, 
en  exposant  d'abord  sa  doctrine;  mais  on  est  bien  dé- 
dommagé de  ce  renversement  d'ordre  par  un  petit  mot 
qu'ils  lâchent  en  finissant,  à  l'honneur  de  leur  Compa- 
gnie :  c'est  que  les  contradictions  qui  paraissent  dans  le 
système  des  philosophes  chinois  sur  la  divinité,  autorisent 
les  jésuites,  missionnaires  de  la  Chine,  à  soutenir  que  la 
philosophie  de  la  nation  condamne  l'athéisme,  et  en- 
seigne l'existence  de  Dieu  créateur  et  roi  du  ciel  et  de  la 
terre. 

Cette  critique,  à  laquelle  on  s'est  un  peu  arrêté,  non 
pas ,  comme  on  le  voit  assez  ,  pour  le  mérite  de  la  pièce , 
mais  à  cause  qu'elle  part  d'un  corps  qui  a  quelque  répu- 
tation de  science,  parut,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  en 
1708,  dans  le  journal  du  mois  de  juillet.  Il  n'est  pas 
difficile  de  deviner  quels  furent  les  jugements  qu'on 
en  porta  dans  le  monde.  On  était  surpris  que  les  journa- 
listes n'entendissent  pas  mieux  les  auteurs  dont  ils  ren- 
dent compte  au  public;  que  des  religieux  fussent  si 
prompts  à  calomnier;  que  des  jésuites  qui  jugent  si  favo- 
rablement des  philosophes  idolâtres  jugeassent  au  con- 


l 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  323 

traire  si  malignement  d'un  philosophe  chrétien;  entin , 
que  des  gens  qui  venaient  d'être  si  humiliés,  ne  fussent 
pas  plus  humhles.  On  trouvait  encore  à  redire  que,  de- 
vant être  neutres  par  leur  profession  de  journaliste,  ils 
se  déclarassent  parties  contre  les  auteurs,  et  que,  pro- 
mettant par  le  titre  de  leur  journal  des  mémoires  pour 
l'histoire  des  sciences ,  ils  ne  donnassent  que  de  fausses 
idées  des  livres  qu'ils  entreprenaient  de  faire  connaître. 
Comme  ils  n'ont  pas  le  bonheur  d'être  fort  aimés,  cela 
produisait,  par  rapport  à  eux,  un  très  mauvais  effet.  On 
était  indigné  de  voir  que  les  plus  gens  de  bien  ne  pou- 
vaient échapper  à  leurs  soupçons  téméraires ,  en  matière 
de  religion.  Tous  les  cartésiens  en  frémissaient;  les  amis 
du  P.  Malebranche  en  étaient  outrés  ;  il  s'en  tint  lui- 
même  fort  offensé.  Car  ce  sont  là  de  ces  injures  qu'il 
n'est  pas  permis  à  un  bon  chrétien  de  souffrir  patiem- 
ment. Une  chose  augmentait  encore  sa  peine  :  il  avait 
toujours  considéré  les  Pères  jésuites ,  on  peut  dire  même 
qu'il  les  avait  quelquefois  flattés,  en  citant  leurs  auteurs, 
et,  quoiqu'il   fût  très  bien  informé  de  leurs  mauvaises 
dispositions  à  son  égard,  il  ne  leur  avait  jamais  rendu 
que  des  honnêtetés  pour  leurs  outrages  secrets  ;  mais  il 
ne  put  dissimuler  celui  qu'il  recevait  à  la  face  du  public. 
Il  ne  le  devait  pas.  Il  lit  donc  une  espèce  d'apologie,  en 
forme  d'avis  au  lecteur.  Car  il  n'en  fallait  pas  davantage 
pour  un  homme  qui  ne  voulait  que  se  défendre  sans  ré- 
criminer. 

Il  expose  d'abord  l'occasion  qui  avait  fait  naître  son 
Entretien,  mais  sans  nommer  M.  de  Lyonne,  pour  épar- 
gner à  ses  agresseurs  l'idée  d'un  nom  (jui  leur  est  fort 
odieux,  quoiqu'on  tout  sens  très  respectable.  Il  rapporte 
ensuite  le  système  de  la  philosophie  chinoise,  tel  que  ce 
saint  et  savant  évêque  l'avait  appris  dans  les  livres  et 
dans  les  entretiens  des  Chinois  mêmes.  Il  découvre  les 


324  BibliolhèquG  Oratoriennc 

motifs  qui  le  déterminèrent  à  consentir  enfin  à  l'impres- 
sion de  son  traité..  C'est  en  partie  pour  étoufler  le  faux 
bruit  qu'il  écrivait  contre  les  jésuites.  Il  ajoute  le  motif 
de  son  avis.  C'est  pour  détruire  certains  soupçons,  que 
ces  Pères  charitables  semblent  vouloir  inspirer  contre 
lui  :  soupçons  trop  cruels,  pour  lui  permettre  de  se 
taire. 

Après  ce  préambule,  qui  est  fort  court,  vu  la  quantité 
des  choses  qu'il  renferme,  le  P.  Malebranche  transcrit 
tout  du  long  la  crili({ue  de  son  Entretien,  mais  par 
articles,  afin  de  rendre  ses  réponses  plus  claires,  en  les 
rapprochant  des  endroits  qu'elles  combattent.  En  effet, 
elles  sont  assommantes,  et  pour  en  donner  le  vrai  carac- 
tère en  deux  mots ,  elles  font  voir,  avec  la  dernière  poli- 
tesse, que  la  critique,  dans  tous  ses  articles,  est  une  im- 
pertinence achevée.  Le  détail  où  nous  allons  entrer, 
quoique  imparfait ,  en  sera  une  preuve  suffisante. 

lo  A  ce  ([ue  l'auteur  de  la  critique  dit  avec  tant  de 
confiance  que  le  P.  Malebranche  met  l'athéisme  sur  le 
compte  d'un  philosophe  chinois,  on  répond  que  cela  n'est 
pas  vrai;  si  ce  n'est  que  par  l'athéisme  on  entende  le 
refus  de  reconnaître  le  vrai  Dieu,  c'est-à-dire  dans  le 
sens  que  saint  Paul  donne  le  nom  d'athées  à  ceux  qui 
adorent  les  fausses  divinités  du  paganisme.  A  l'égard  de 
l'empereur  de  la  Chine,  on  veut  bien  croire  sur  la  parole 
de  l'auteur  (|u'il  reconnaît  et  adore  le  vrai  Dieu;  mais 
cela  ne  fait  rien  à  la  question.  Les  Pères  jésuites  sont  ici 
fort  ménagés;  car  on  sait  très  certainement  que  ce  pré- 
tendu adorateur  du  vrai  Dieu,  offre  tous  les  ans  des  sa- 
crifices au  ciel  et  à  la  terre  :  ce  qui  démontre  qu'il  est 
aussi  parfaitement  idolâtre,  que  l'étaient  parmi  les  Grecs 
et  les  Romains  les  adorateurs  de  Jupiter  et  de  Cybèle; 

2"  Le  P.  Malebranche  fait  voir  à  son  critique,  ou  du 
moins  à  tout  autre,  qu'en  attaquant  la  notion  de  Dieu 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  325 

donnée  par  le  philosophe  chrétien ,  il  attaque  manifeste- 
ment la  définition  que  Dieu  donne  de  lui-même,  en  plu- 
sieurs endroits  de  l'Ecriture.  Car  dire  Celui  qui  est,  ou 
l'Etre  par  excellence,  ou  simplement  l'Être,  ou  plus  au 
long  Celui  qui  existe  si  pleinement  qu'il  contient  dans  sa 
divine  essence  toutes  les  perfections,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
véritahle  réalité  dans  tous  les  êtres,  et  créés  et  possibles, 
n'est-ce  pas  dire  la  même  chose  en  différents  termes? 
Voilà  pour  montrer  dans  son  plein  la  courte  intelli- 
gence du  critique  ;  mais  de  plus ,  on  découvre  en  lui  une 
infidélité  criante  et  une  espèce  d'hypocrisie,  qui  fait  hor- 
reur. L'infidélité  consiste  en  ce  qu'il  éclipse  de  la  défi- 
nition du  P.  Malebranche  ces  paroles  :  toutes  les  perfec- 
tions ,  qui  déterminent  le  sens  des  suivantes ,  afin  de 
pouvoir  insinuer  que  son  sentiment  pourrait  bien  être  : 
que  Dieu  contient  formellement  la  réalité  propre  des 
créatures,  et,  par  conséquent,  leurs  imperfections,  et  par 
conséquent  que  Dieu  n'est  que  l'assemblage  de  tous  les 
êtres  :  ce  qui  est  l'impiété  de  Spinosa,  impiété  qu'on  ré- 
fute, sans  exagérer,  à  toutes  les  pages  de  V Entretien. 
Mais  l'hypocrisie  du  critique  est  encore  plus  étonnante  : 
après  avoir  fait  disparaître  le  mot  de  perfections  du  pas- 
sage cité,  il  prend  tout  à  coup  l'air  d'un  homme  équi- 
table, pour  dire  qu'il  faut  pourtant  croire  que  le  mot  de 
réalité  est  ici  mis  pour  celui  de  perfections.  Je  serais  bien 
fâché  que  ce  fait  parût  vraisemblable;  mais  il  est  évident 
par  la  confrontation  des  pièces; 

3°  Parce  (jue  le  P.  Malebranche  avoue  que  l'inilni  ou 
son  idée  ne  nous  touche  point  de  perceptions  sensibles 
comme  les  choses  finies  ou  leurs  idées,  l'auteur  de  la 
critique  demande  plaisamment  quelle  peut  donc  être  la 
solidité  de  la  preuve  qu'on  en  tire  de  l'existence  de  Dieu? 
La  r.'ponse,  assurément,  n'est  pas  difficile.  C'est,  dit  le 
^  P.  Malebranche,  qu'il  ne  faut  pas  juger  de  la  réalité  des 
^         BiBL.  OR.  —  VIII  10 


3i26  Bibliothèque  Oratorienne 

idées,  ni  môme  de  lem'  efficace,  par  le  plus  ou  le  moins 
de  vivacité  des  perceptions  dont  elles  nous  touchent, 
mais  par  le  plus  ou  le  moins  de  réalité  que  l'esprit  dé- 
couvre en  elles;  maxime  cent  fois  démontrée.  Donc,  en- 
core (jue  rinfini  ne  nous  touche  en  cette  vie  que  d'une 
percepiion  très  légère,  ou  si  peu  sensible  qu'il  semble  (pie 
quand  on  y  pense  on  ne  pense  à  rien,  il  est  contre  la 
raison  de  s'imaginer  qu'il  a  moins  de  réalité  que  le  fini , 
à  cause  que  l'idée  du  fini,  du  soleil,  par  exemple,  nous 
touche  de  perceptions  plus  vives  et  plus  intéressantes; 

40  Comme  l'auteur  de  la  critique  avait  parlé  de  la  ma- 
tière des  idées  d'un  style  à  faire  sentir  qu'il  n'y  enten- 
dait au  plus  que  le  son  des  mots,  le  V.  Walcbranche, 
après  avoir  transcrit  tout  son  discours,  prie  le  lecteur  de 
le  plaindre  d'avoir  à  répondre  à  un  si  étrange  galima- 
tias; à  ce  qu'il  ajoute  pour  se  consoler  dans  ces  ténèbres, 
qu'il  n'est  pas  toujours  d'un  bon  esprit  de  comprendre 
tout  auteur,  on  lui  répond  que  cela  peut  être,  mais 
qu'apparemment  ce  bon  esprit  n'en  portera  point  son  ju- 
gement. Pour  son  petit  mot  de  Cicéron,  cité  avec  tout  le 
sel  d'une  raillerie  de  collège,  le  P.  Malebranche  lui  de- 
mande la  permission  de  lui  répondre  un  petit  mot  de 
saint  Augustin  :  ce  petit  mot  veut  dire,  en  bon  français  , 
qu'on  se  rend  ridicule  quand  on  rit  mal  à  propos,  et  sans 
savoir  de  quoi.  Enfin ,  sur  ce  qu'il  avait  révoqué  en 
doute  si  au  sentiment  du  P.  Malebranche  l'essence  di- 
vine a  sa  propre  réalité,  c'est-à-dire  qui  le  distingue  de 
l'assemblage  de  tous  les  êtres,  doute  calomnieux,  s'il  en 
fut  jamais,  ce  Père,  outré  d'une  si  mortelle  ofiense,  lui 
demande  à  la  face  de  tout  l'univers  comment,  après  avoir 
lu  son  Entretien,  ou  seulement  les  endroils  cités  dans  le 
journal  mèm3,  il  a  pu  former,  et  qui  pis  est,  publier  un 
soupçon  si  cruel.  «  Je  prie  Dieu,  dit-il  ensuite,  qu'il  lui 
pardonne  sa  faute;  et  l'auteur,  qu'il  tâche  de  la  réparer, 


La  Vie  du  B.  P.  Malebranche  327 

en  faisant  imprimer  dans  les  Mémoires  de  Trévoux  ma 
réponse  à  sa  critique,  afin  que  l'une  et  l'autre  aient  les 
mêmes  lecteurs ,  ou  du  moins  qu'il  la  répare  par  ses 
prières,  afin  que  Jésus-Christ  me  donne  les  secours  néces- 
saires pour  régler  les  mouvements  de  mon  cœur,  sur  le 
précepte  qu'il  nous  a  fait,  d'aimer  ceux  qui  nous  ont  of- 
fensés. »  On  sent  avec  plaisir,  en  lisant  la  suite,  que. 
Dieu  lui  en  avait  accordé  la  grâce.  Car,  au  lieu  de  récri- 
miner contre  son  critique  sur  la  matière  des  idées ,  il  en 
parle  en  termes  fort  charitables  ,  et  même  fort  respec- 
tueux. «  Cependant,  continue- t-il,  l'auteur  me  permettra 
de  lui  représenter  que,  de  soutenir  que  les  idées  ne  sont 
point  distinguées  de  nos  perceptions,  c'est,  si  je  ne  me 
trompe,  établir  invinciblement  le  pyrrhonisme  et  le  li- 
bertinage dans  la  morale.  C'est  soutenir,  ce  qui  sans 
doute  est  fort  éloigné  de  la  pensée  de  l'auteur,  c'est ,  dis- 
je,  soutenir  indirectement,  mais  par  des  conséquences 
qui  me  paraissent  évidentes,  soutenir  qu'il  n'y  a  point  de 
vérités  éternelles,  immuables,  nécessaires,  communes  à 
tous  les  esprits,  ni  par  conséquent  des  lois  qui  aient  ces 
mêmes  propriétés.  »  Le  P.  Malebranche  démontre  évi- 
demment sa  proposition  ,  mais  sans  en  rien  conclure 
contre  la  religion  de  son  adversaire.  On  doit  sans  doute 
être  fort  édifié,  de  voir  une  telle  modération  dans  un 
Père  de  l'Oratoire,  horriblement  calomnié  par  un  Père 
jésuite  • 

5*^  Sur  l'article  des  lois  générales,  l'auteur  de  la  cri- 
tique fait  si  bien,  que  dans  son  discours  on  ne  peut 
ni  deviner  le  sentiment  du  P.  Malebranche,  ni  s'assurer 
du  sien  propre.  Tantôt  il  semble  qu'il  les  nie,  puisqu'il 
entreprend  de  les  combattre,  et  tantôt  qu'il  les  accorde, 
puisqu'il  avoue  que  Dieu  ne  fait  pas  perpétuellement  des 
miracles  ,,  pour  arrêter  le  cours  des  causes  naturelles. 
Mais  surtout  il  expose  le  sentiment  du  P.  Malebranche 


3à8  Bibliothèque  Oratorienne 

d'une  manière  tout  à  fait  extravagante.  Ce  sentiment  est 
dans  la  vérité,  que  Dieu  a  créé  le  monde  par  une  volonté 
particulière,  mais  qu'il  le  gouverne  ordinairement  par  des 
volontés  générales,  ou  par  des  lois  très  simples  qu'il  s'est 
imposées,  pour  exécuter  ses  desseins  par  des  voies  dignes 
de  lui.  Dans  l'auteur  de  la  critique,  c'est  au  contraire  que 
la  sagesse  de  Dieu  lui  adictéd'employer  des  principes  très 
simples  pour  la  création  du  monde,  et  de  n'en  pas  inter- 
rompre le  cours  qui  amène  des  inconvénients;  en  quoi, 
dit-il,  il  y  a  du  vrai.  Le  P.  Malebranche  déclare  que  s'il 
y  en  a,  il  ne  peut  le  découvrir  dans  ces  paroles.  Car  que 
veulent  dire  ces  principes  très  simples  employés  pour  la 
création  du  monde  ?  Sont-ce  les  causes  naturelles?  Il  n'y 
en  avait  point  encore.  Les  lois  de  la  nature  étaient  por- 
tées, mais  il  n'y  avait  point  encore  de  causes  occasion- 
nelles, qui  en  déterminassent  l'efficace.  Donc  la  création 
ne  peut  avoir  de  cours ,  bien  moins  de  cours  fâcheux  qui 
amène  des  inconvénients,  c'est-à-dire  des  monstres  et  des 
désordres.  En  vérité,  il  devrait  y  avoir  une  loi  de  l'Etat , 
pour  défendre  aux  auteurs  de  parler  des  matières  qu'ils 
n'entendent  pas; 

G°  Le  Père  journaliste  ne  paraît  guère  plus  sensé  dans 
ce  qu'il  dit  en  faveur  de  sa  Compagnie,  à  la  fin  de  sa 
critique.  C'est  que  les  contradictions  du  philosophe  chi- 
nois sur  la  nature  du  Ly  autorisent  les  jésuites  mission- 
naires de  la  Chine  à  soutenir  que  la  philosophie  chinoise 
condamne  l'athéisme,  et  enseigne  l'existence  de  Dieu, 
créateur  et  roi  du  ciel  et  de  la  terre.  Assurément,  la  so- 
ciété a  de  plus  beaux  endroits  que  celui-là.  Mais,  quoi 
qu'il  en  soit  de  la  bonté  de  ce  raisonnement,  le  P.  Male- 
branche déclare  qu'il  a  cru  ne  choquer  personne,  en 
réfutant  les  étranges  paradoxes  de  son  philosophe  chi- 
nois; qu'il  s'est  imaginé,  au  contraire,  qu'il  y  aurait  des 
chrétiens  qui  liraient  avec  plaisir  la  réfutation  ({u'il  en 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  329 

donne  dans  son  Entretien,  et  que  cela  pourrait  être  utile 
aux  missionnaires  de  la  Chine  et  aux  jésuites  mêmes , 
qui  de  leur  propre  aveu,  se  servent  de  ses  livres  dans 
leurs  missions. 

L'avis  du  P.  Malebranche  fut  très  bien  reçu  dans  le 
monde.  La  modération  plaît  toujours,  et  on  y  en  remarquait 
un  exemple  rare.  On  voyait  que  le  P.  Malebranche  aurait 
pu,  avec  raison,  s'en  prendre  à  tout  le  corps  des  jésuites, 
de  l'énorme  affront  qu'on  lui  faisait  dans  un  ouvrage 
avoué  de  leur  Compagnie,  bien  informé  d'ailleurs  de  la 
manière  indigne  dont  ils  le  décriaient  au  dehors,  et  dont 
ils  persécutaient  chez  eux  le  peu  d'amis  qu'il  y  avait; 
qu'il  aurait  pu  fort  naturellement  faire  entrer  dans  sa 
défense  tout  ce  qu'il  y  a  d'odieux  dans  leur  grande  affaire 
de  la  Chine;  qu'il  aurait  du  moins  pu  découvrir  tout  le 
ridicule  de  ce  qu'ils  avançaient  par  rapport  à  la  religion 
présente  et  ancienne  des  Chinois.  Dans  la  mauvaise  pos- 
ture où  ils  étaient  alors,  décriés  à  Paris,  foudroyés  à 
Rome,  tout  cela  eût  été  applaudi.  Cependant  on  l'en  es- 
tima davantage  de  n'eu  avoir  rien  fait;  on  loua  sa  mo- 
destie, on  admira  sa  retenue;  on  reconnaissait  dans  sa 
conduite  ce  profond  christianisme  qui  paraît  dans  ses 
livres.  En  un  mot,  on  le  trouvait  d'autant  plus  fort,  qu'il 
ne  profitait  pas  de  tous  ses  avantages.  Le  public  y  sup- 
pléa par  ses  gloses,  qui  furent,  comme  elles  sont  de  cou- 
tume, fort  injurieuses  à  tous  les  jésuites  en  corps.  Ils  en 
eurent  bientôt  nouvelles  :  aussitôt  grande  rumeur  dans 
leur  collège  de  Paris;  on  s'attroupe,  on  consulte,  on  lit 
l'avis  en  question,  la  calomnie  et  le  peu  d'intelligence  de 
l'auteur  de  la  critique  y  sont  démontrées  sous  des  termes 
plus  doux.  On  convint  assez  du  premier;  l'auteur  n'eût 
garde  de  convenir  du  second  :  il  se  tint  môme  fort  of- 
fensé que  le  P.  Malebranche  osât  mettre  en  problème  la 
pénétration  de  son  esprit.  Mais,  après  tout,  il  fallut  se  ré- 


330  Bibliothèque  Oralorienne 

soiidre  à  lui  faire  quelque  espèce  de  satisfaction  :  l'hon- 
neur de  leur  Compagnie  le  demandait  absolument,  le 
public  s'y  attendait ,  la  justice  l'ordonnait.  Il  semble  que 
dans  les  conjonctures  la  plus  naturelle  était  de  lui  ac- 
corder celle  qu'il  souhaitait  lui-même:  je  veux  dire  de 
faire  imprimer  son  avis,  qui  est  fort  court,  dans  leur 
journal ,  afin  qu'on  y  pût  trouver  également  le  pour  et 
le  contre.  Assurément,  c'était  le  moins  qu'on  put  exiger 
d'eux.  Mais  ce  n'était  pas  là  le  compte  de  l'auteur  de  la 
critique;  on  aurait  vu  les  choses  trop  à  découvert.  Il  crut 
donc  qu'il  était  plus  à  propos  pour  lui  et  pour  lo  journal 
de  faire  à  sa  mode  un  extrait  abrégé  de  l'avis  du  P.  Ma- 
lebranche,  de  lui  dire  ensuite  un  petit  mot  d'honnêteté 
en  passant  pour  la  forme  ;  et  enfin,  de  justifier  sa  critique 
du  moins  par  rapport  à  la  matière  des  idées  :  c'est  le 
parti  qu'il  embrassa.  Il  donna  sur  cette  matière  quelques 
réflexions,  qui  n'ont  pas  dû  lui  coûter  beaucoup.  Car, 
outre  qu'elles  ne  sont  pas  d'un  grand  prix,  ce  n'est  qu'un 
réchauffe  des  objections  de  M.  Arnauld.  Mais  ce  qui  était 
passable  du  temps  de  ce  docteur,  avait  cessé  de  l'être  de- 
puis que  les  réponses,  du  P.  Malebranche  avaient  rendu 
le  monde  plus  attentif  et  plus  pénétrant.  Ainsi,  la  ré- 
plique du  journaliste  eut  le  sort  qu'elle  méritait;  on 
trouva  ses  réflexions  stupides,  son  extrait  abrégé  infi- 
dèle, sa  faute  mal  réparée,  ou  plutôt  aggravée  par  de 
nouvelles  critiques.  Un  seul  trait  de  la  pièce  peut  suffire 
pour  convaincre  toute  la  terre  de  la  vérité  de  ce  juge- 
ment: c'est  que  l'auteur  prête  au  P.  Malebranche  de  sou- 
tenir que  nos  connaissances  ne  sont  pas  des  modifications 
de  notre  âme,  dans  le  même  temps  qu'il  lui  attribue  de 
dire  que  la  perception  des  objets  en  est  une.  Voilà  la  chi- 
mère de  la  troisième  réflexion.  Ceux  qui  en  voudront  sa- 
voir davantage,  liront  s'il  leur  plaît  le  Journal  de  Tré- 
voux, du  mois  de  décembre  1708.  Car  on  ne  prend  nul 


La  Vie  du,  R.  P.  Malebranche  331 

plaisir  à  citer  des  impertinences  qui  n'apprennent  rien , 
sinon  que  l'homme  est  un  étrange  composé. 

Quoique  la  nouvelle  critique  donnât  tant  de  prise  en 
toute  manière,  les  choses  en  demeurèrent  pourtant  là.  Le 
P.  Malebranche  ne  voulut  point  prendre  fait  et  cause 
pour  le  fantôme  qu'elle  attaquait;  il  se  contenta  que 
l'auteur  eût  déclaré  en  termes  exprès  qu'il  se  déportait 
absolument  de  l'accusation  de  M.  Arnauld,  quant  à  sa 
personne;  quant  à  sa  doctrine,  il  s'en  rapporta  au  juge- 
ment de  tous  les  esprits  équitables.  Il  en  était  sûr  autant 
qu'on  le  peut  être,  car  il  lui  revenait  sans  cesse  que  tous 
les  lecteurs  non  prévenus  ne  trouvaient  dans  ses  livres 
que  la  foi  la  plus  pure,  avec  la  raison  la  plus  éclairée. 
Néanmoins,  pour  s'en  assurer  davantage,  il  prit  la  réso- 
lution de  consulfer  encore  une  fois  le  public,  avant  que 
de  mourir.  Pour  cela,  il  n'entreprit  point  de  nouvel  ou- 
vrage; il  était  vieux,  il  était  infirme,  il  ne  songeait  qu'à 
?e  préparer  à  la  mort;  et,  de  plus,  on  ne  venait  de  lui 
faire  que  de  vieilles  objections,  cent  fois  réfutées.  Il  se 
contenta  d'y  opposer  ses  anciennes  solutions;  il  rassembla 
dans  un  seul  corps  d'ouvrage  toutes  ses  réponses  à  M.  Ar- 
nauld, qui,  par  une  assez  bizarre  aventure,  étaient  deve- 
nues des  réponses  aux  jésuites.  Elles  parurent  en  1709, 
divisées  en  quatre  volumes.  En  effet,  on  y  trouve  non 
seulement  la  réponse  à  tout  ce  que  ces  Pères  lui  avaient 
objecté  dans  leurs  Mémoires  de  Trévoux,  mais  encore  une 
réplique  anticij^ée  à  tout  ce  qu'ils  ont  dit  depuis  contre 
sa  doctrine,  et,  selon  toutes  les  apparences,  à  tout  ce 
qu'ils  diront  dans  la  suite;  car  on  sait  bien  que  leurs  au- 
teurs, soit  en  bien,  soit  en  mal,  ne  font  ordinairement 
que  se  copier  les  uns  les  autres. 


CHAPITRE  X 


Le  P.  Malebranche  donne  de  nouvelles  éditions  de  ses  ouvrages 
(1712).  —  Histoire  du  P.  André.  —  Les  attaques  des  jésuites 
contre  Malebranche.  —  Ils  persécutent  le?  i)artisans  du  [phi- 
losophe oiatorien.  —  Le  Traité  de  l'existence  de  Dieu  de  Fé- 
nelon  parait  avec  une  préface  qui  oblige  le  P.  Malebranche 
d'écrire  à  l'auteur  (1713).  —  Fénelon  donne  raison  à  Male- 
branche. 


Après  ce  petit  combat,  le  P.  Malebranche  eut,  avec 
tous  ses  adversaires,  une  espèce  de  paix,  ou  plutôt  de 
suspension  d'armes;  il  en  profita,  il  retoucha  un  peu  ses 
Entretiens  sur  la  métaphysique  et  sur  la  mort.  C'est  encore 
une  réponse  générale  à  tous  ses  critiques.  Il  les  fit  réim- 
primer en  1711.  Les  cinq  éditions  de  Paris  de  sa  Recher- 
che de  la  vérité  se  trouvant  épuisées  dans  le  même  temps , 
on  lui  en  demanda  une  nouvelle.  Il  y  travailla,  et  en 
1712,  il  en  donna  une  plus  ample  et  plus  exacte  que 
toutes  les  précédentes.  Quoique  ce  soit  un  chef-d'œuvre, 
du  goût  de  la  plupart  des  savants,  le  P.  Malebranche 
était  si  peu  idolâtre  de  ses  productions ,  qu'il  disait  à  ses 
amis  que,  s'il  était  à  recommencer,  il  ferait  sur  le  même 
plan  quelque  chose  de  meilleur;  mais  il  n'était  plus 
temps  d'y  penser  :  il  avait  alors  soixante -quinze  ans.  Ce 
qu'il  ajouta  néanmoins  à  cette  nouvelle  édition  de  sa 
Recherche  porte  encore  dans  toute  sa  force  le  caractère 
de  ses  premières  années  :  même  profondeur,  même  élé- 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  333 

vation,  même  justesse,  même  étendue  d'esprit.  On  en  ju- 
gera par  les  deux  nouveaux  éclaircissements  qu'il  y  a 
mis  tout  à  la  fin  de  son  ouvrage.  Ils  me  paraissent  trop 
importants  pour  n'en  pas  donner  l'analyse,  ou  du  moins 
quelque  idée. 

Le  premier  fournit  un  nouveau  système  pour  expli(|uer 
les  eHets  les  plus  généraux  de  la  nature,  par  la  connais- 
sance exacte  de  la  matière  subtile,  qui  est  évidemment  le 
grand  mobile  de  l'univers. 

Le  second  est  un  petit  traité  d'optique,  pour  faciliter 
l'intelligence  de  ce  qu'on  lit,  au  commencement  de  la 
Recherche,  des  erreurs  de  la  vue.  Entrons  un  peu  dans  le 
détail ,  et  surtout  remarquons ,  ce  qui  est  préférable  à 
toute  la  science  du  monde,  le  soin  que  prend  l'auteur  de 
christianiser  la  philosophie  dans  les  points  mêmes  qui 
semblent  avoir  moins  de  rapport  à  la  religion  '. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  quel  fut  le  succès  de  cette 
édition.  H  y  a  des  livres  qui  ne  vieillissent  point.  On 
peut  assurer,  après  quarante  ans  d'expérience,  que  la 
Recherche  de  la  vérité  est  de  ce  nombre.  On  en  iit,  dans  le 
temps  où  je  parle,  deux  éditions  à  la  fois  :  l'une  in-4o,  en 
deux  tomes,  c'est  la  plus  belle;  l'autre  in-12,  en  quatre 
volumes  assez  gros;  toutes  deux  chez  David,  quai  des 
Augustins,  à  la  Providence.  Le  Journal  de  Paris,  1712, 
rendit  compte  au  public  de  l'une  et  de  l'autre;  on  y  fait 
magnifiquement  l'éloge  de  l'auteur',  ce  qui  le  venge 
plus  que  sa   modestie   ne   l'eût  souhaité  des   derniers 


'  L'analyse  de  ces  supplé.monls  va  de  la  page  913  à  la  page  931 . 

-  L'auteur,  dit  le  journaliste  en  parlant  des  deux  Éclaircisse- 
ments, n'excelle  pas  moins  dans  l'art  de  donner  à  ces  sortes  de 
réflexions  métaphysiques  toute  la  force  et  toute  la  dignité  qui 
peuvent  les  rendre  plus  persuasives  et  plus  respectables  qu'à  ré- 
pandre sur  les  sujets  de  physique  toute  la  clarté  et  toute  l'évi- 
dence dont  ils  sont  susceptibles. 


334  Bibliothèque  Oratoriennc 

coups  que  lui  venait  de  porter  celui  de  Trévoux;  mais 
son  plus  grand  éloge,  c'est  que  l'édition  fut  aussi  bien 
débitée  que  si  c'eût  été  la  première. 

Cette  obstination  du  public  à  admirer  le  P.  Male- 
branchc,  ne  put  vaincre  celle  des  jésuites  à  le  décrier.  Ils 
n'omettaient  rien  pour  y  réussir  ;  leurs  savants  et  leurs 
ignorants  qui  chez  eux,  conmie  partout  ailleurs,  sont 
toujours  le  plus  grand  nombre;  supérieurs  et  inférieurs, 
tous  s'y  employaient  avec  leur  zèle  ordinaire  contre  tout 
ce  qui  n'entre  point  dans  leurs  idées  :  en  un  mot,  ils  en 
dirent  et  ils  en  firent  tant,  que  l'homme  du  monde  le 
plus  pacifique  perdit  enfin  patience.  Le  P.  Malebranche 
fut  contraint  d'éclater.  Mais  il  est  à  propos  de  raconter 
plus  en  détail  par  quels  degrés  ils  le  forcèrent  à  un 
éclat  si  contraire  à  son  humeur,  surtout  dans  un  temps 
où  leur  crédit  à  la  cour  les  rendait  si  fiers  et  si  redou- 
tables à  tout  le  monde.  Si  je  suis  un  peu  long  dans  ce 
narré,  je  prie  qu'on  me  le  pardonne:  la  suite  fera  voir 
que  cela  est  nécessaire  pour  l'intérêt  de  la  vérité. 

On  a  vu  dans  le  second  livre  de  cette  histoire,  qu'un 
des  premiers  adversaires  du  P.  Malebranche  fut  un  jé- 
suite, masqué  sous  le  nom  de  Louis  de  la  Ville.  On  le 
convainquit  évidemment  de  calomnie  et  d'ignorance;  on 
le  rendit  même  si  ridicule,  que  ses  confrères  furent  plu- 
sieurs années  sans  oser  écrire  contre  un  auteur  qui  sa- 
vait si  bien  se  défendre.  Mais  s'ils  n'écrivaient  pas,  ils 
parlaient.  Avant  sa  dispute  contre  M.  Arnauld,  ils  le  dé- 
criaient comme  un  janséniste;  pendant  qu'elle  dura,  ils 
le  ménagèrent  un  peu.  Le  P.  le  Tellicr,  dès  lors  chef  du 
parti  moliniste,  l'anima  même  au  combat.  J'en  ai  preuve 
en  main.  Le  P.  Daniel  célébra  ses  victoires  dans  un  écart 
de  son  Voyage  du  monde  cartésien.  Plusieurs  autres  de 
leurs  Pères  eurent  avec  lui  un  assez  grand  commerce  de 
lettres  et  de  visites.  Mais  M.  Arnauld  est-il  mort,   le 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  335 

P.  MalebrancliR  ne  leur  étant  plus  bon  à  rien,  ils  ne  gar- 
dèrent plus  (le  mesures.  Ils  le  traitèrent  plus  mal  que  ja- 
mais dans  leurs  conversations,  dans  leurs  classes,  dans 
les  conférences  mômes  qui  se  tenaient  à  Paris  pour  l'exa- 
men de  sa  doctrine.  Ils  y  allaient,  non  pas  comme  les 
autres,  pour  s'instruire  de  ses    véritables  sentiments, 
qu'ils  n'ont  jamais  bien  approfondis,  mais  pour  les  com- 
battre à  outrance,   ou  plutôt  pour   combattre  les  fan- 
tômes qu'ils  leur  substituaient  par  des  difficultés  imagi- 
naires, par  des  équivoques,  par  des  chicanes,  par  des 
sophismesde  collège,  d'oîi  ils  tiraient  quelquefois  avec  de 
grandes  clameurs,  et  sans  vouloir  rien  entendre,  les  con- 
séquences les  plus  odieuses.  Tout  cela  revenait  au  P.  Ma- 
lebranche.  On  peut  bien  juger  par  sa  vertu  solide  qu'il 
en  avait  beaucoup  de  peine,  comme  il  aimait  sincère- 
ment les  Pères  jésuites,  autant  pour  eux  que  pour  lui- 
même.  Ce  n'était  pourtant  rien  en  comparaison  des  dis- 
cours  qu'ils   tenaient   de    lui,   dans   ce    qu'on  appelle 
récréations  dans  les  communautés.  C'est  là  que  l'homme 
paraît  homme  dans  les  maisons  les  plus  religieuses,  mais 
c'est  là  aussi  qu'on  cesse  quelquefois  de  l'être  à  l'égard 
de  ceux  qu'il  plaît  à  la  communauté  de  regarder  comme 
ses  adversaires;  on  y  oublie  à  leur  égard  les  lois  les  plus 
communes  de  l'humanité.  La  raison  de  ce  désordre  est 
que,  pour  le  malheur  de  l'Eglise,  toute  communauté  y 
fait  secte  par  les  sentiments  particuliers  qu'on  y  adopte, 
et  dont  on  forme  comme  une  religion  particulière  :  après, 
il   ne  faut  plus  s'étonner  de  la  furieuse  antipathie  qui 
règne  entre  certains  ordres,  d'ailleurs  très  saints,  si  tant 
est  ([u'ils  puissent  l'être  sans  la   charité.  Quoi  ([u'il  en 
soit,  le  P.  Malehranche  savait,  à  n'en  pouvoir  douter, 
que  la  salle  des  jésuites  était  un  théâtre,  où  il  se  passait 
à  ses  dépens  des  scènes  fort  sanglantes  :  je   dis  san- 
glantes, par  l'atrocité  des  injures  qu'ils  y  vomissaient 


336  Bibliothèque  Oratoricnne 

contre  lui.  Car  elles  étaient  fort  comiques  par  les  pau- 
vretés qui  leur  échappaient,  soit  en  expliquant  ses  opi- 
nions, soit  en  les  réfutant.  Mais  la  comédie  finissait  d'or- 
dinaire par  un  événement  tragique,  surtout  lorsque  le 
P.   Malebranclie  y  trouvait  quelque  défenseur.  11  faut 
leur  rendre  justice,  il  s'y  en  trouvait  quelquefois;  mais 
c'était  alors  que  la  cohue  s'élevait  avec  force  contre  le  té- 
méraire qui  osait  appeler  du  jugement  de  la  Compagnie 
au  tribunal  de  la  raison.  Les  vieux  Pères  en  grondaient 
comme  d'un  attentat;  les  jeunes  s'en  moquaient  comme 
d'une  impertinence.  Enfin  on  ne  pouvait,  surtout  dans  leur 
collège  de  Paris,  plaider  la  cause  du  P.  Malebranche  sans 
perdre  la  sienne.  Un  certain  P.  André ^  qui,  en  1704,  y 
faisait  sa  théologie  avec  plusieurs  autres  de  ses  confrères, 
en  fit  souvent  la  triste  épreuve.  Comme  il  avait  pour  principe 
que  la  sincérité,  ni  la  charité,  ne  pouvaient  aller  trop  loin, 
il  crut  en  diverses  rencontres,  où  ils  attribuaient  au  P.  Ma' 
lebranche  des  erreurs  capitales  en  matière  de  religion ,  ne 
pouvoir  se  taire  en  conscience.  Il  prit  donc  souvent  la 
liberté  de  leur  dire  sans  détour  qu'il  était  fort  étonnant 
que  des  hommes,  que  des  chrétiens,  que  des  religieux  , 
parlassent  ainsi  d'un  auteur  dont  tous  les  livres  ne  res- 
piraient que  la  piété,  d'un  auteur  notoirement  catho- 
lique, d'un  auteur  qu'il  savait  très  bien  que  la  plupart 
de  ceux  qui  le  maltraitaient  si  fort  n'avaient  point  lu,  ou 
qu'ils  n'avaient  lu  qu'avec  une  prévention  seule  capable 
de  les  empêcher  de  l'entendre.  Le  fait  était  constant. 
Plusieurs  de  leurs  Pères,  même  des  plus  zélés  contre  le 
P.  Malebranche,  avouaient  dans  leur  bonne  foi  qu'ils  ne 


1  Yves-Marie  André,  né  le  22  mai  1675  à  Cliàteaulin,  petite 
ville  de  Bretagne,  proche  de  Quimper-Corentin.  En  se  rappelant 
que  c'est  celui  qui  se  plaint  dont  on  lit  la  version,  les  esprits 
justes  adouciront  les  teintes  et  feront  de  légitimes  réserves» 
dit  M.  Blampignon  en  citant  ce  passage.  [Op.  cit.,  p.  10 J 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  337 

l'avaient  point  lu,  et  d'autres,  qu'ils  ne  l'avaient  lu  qui3 
dans  le  dessein  de  le  combattre.  Les  remontrances  du 
P.  André  n'en  furent  que  plus  mal  reçues.  On  lui  en  fit 
un  crime  ;  il  ne  laissa  point  de  les  continuer,  d'autant 
plus  qu'ayant  fait,  en  1705,  connaissance  avec  le  P.  Ma- 
lebranche, il  l'avait  trouvé  tel  que  ses  livres  le  dépei- 
gnent :  plein  de  foi ,  de  raison ,  de  christianisme  ;  et , 
qu'ayant  souvent  assisté  aux  conférences  de  M.  l'abbé  de 
Cordemoi^,  oîi  l'on  examinait  ses  principes,  il  n'y  avait 
rien  vu,  ni  rien  entendu,  qui  ne  l'eût  édifié.  Mais  quel  fut 
le  fruit  de  ses  charitables  remontrances?  On  le  dénonça 
à  ses  supérieurs,  on  le  condamna  sans  le  vouloir  en- 
tendre, on  l'exila  de  Paris,  ce  qui  mortifia  beaucoup  le 
P,  Malebranche.  Mais  ce  qui  dut  l'irriter,  le  voici.  Les 
jésuites,  en  1707,  entreprirent  de  le  faire  condamner  par 
quelques  évêques  du  royaume.  Ils  n'en  trouvèrent  pour- 
tant qu'un  seul,  qui  fut  assez  dupe  pour  entrer  dans  leur 
sens.  Je  supprime  son  nom,  par  respect  pour  sa  dignité". 

i  Chez  M""  Vailly,  nièce  du  P.  Malehranche ,  qui  entendait, 
dit-on,  très  bien  les  ouvrages  de  son  oncle  sans  affecter  de  le 
l'aire  paraître.  Elle  se  trouvait  quelquefois  aux  conférences  avec 
M.  de  Grimarest;  on  y  rencontrait  M.  Sylva,  preçiier  médecin 
de  la  reine,  M.  Sauveur,  M.  Miron,  conseiller  au  Chàtelet  :  ce- 
lui-ci disait  qu'avec  les  livres  du  P.  Malebranche  il  prêcherait 
bien  un  Avant  et  un  Carême.  Il  s'y  trouvait  aussi  de  célèbres 
anatomistes  qui  disséquaient  tantôt  un  œil,  tantôt  une  oreille  et 
d'autres  parties,  etc.  Le  P.  André  y  allait  aussi  avec  le  P.  Au- 
bert,  homme  d'esprit  et  de  mémoire,  et  parlant  avec  une  grande 
facilité. 

Le  P.André  et  le  P.  Aubert  étant  voir  un  jour  le  P.  Malebranche, 
ils  lui  demandent  pourquoi  on  ne  le  voyait  jamais  aux  conférences 
de  M.  de  Cordemoi.  «  Eh!  quoi,  répondit  le  P.  Malebranche,  que 
voulez-vous  que  j'y  aille  faire?  apparemment  pour  faire  dire  à 
mon  arrivée  :  Voilà  la  bête!»  M.  Sorin  venait  aussi  aux  confé- 
rences :  il  avait  été  ministre  protestant.  C'est  lui  qui  eut  celtu 
fameuse  affaire  avec  Rousseau  à  l'occasion  de  l'épitre  à  Uranie. 
Rousseau  eut  le  crédit  de  le  faire  mettre  en  prison. 

2  C'était  M.  Bargedé,  évéque  de  Nevers. 


338  Bibliothèque  Oralorienne 

D'ailleurs,  qu'eût-il  pu  faire?  Il  était  leur  créature;  on 
(lit  même  que  ses  mandements  l'étaient.  Il  en  lit  donc  un 
le  5  août  1707,  pour  la -publication  de  la  bulle  Vincam 
Domini  sabaoth ,  contre  le  silence  respectueux,  ou  plutôt 
(car  on  ne  peut  le  croire  capable  d'un  écrit  si  calomnieux), 
il  en  signa  un  qui,  d'un  style  tout  propre  à  persuader  l'i- 
gnorance de  son  auteur,  interdisait  dans  son  diocèse  ces 
pliilosopbics  nouvelles,  comme  celle  de  M.  Descartes  et 
plusieurs  autres  qui  en  approchent,  ou  qui  vont  encore 
plus  loin,  dont  le  système,  assurait-il,  est  entièrement 
opposé  à  la  doctrine  de  saint  Thomas,  et  tend  à  saper  les 
premiers  fondements   de  la  religion;  lesquelles  philo- 
sophies  on  ne  doit  point  tolérer,  surtout  depuis  les  dé- 
fenses expresses  que  le  roi  a  eu  la  bonté  d'en  faire,  etc., 
et  après  les  règlements  et  statuts  de  plusieurs  universités 
sur  ce  sujet.  Voilà  peut-être  la  plus  sotte  calomnie  qu'on 
ail  jamais  inventée.  M.  Descartes,  en  démontrant  d'une 
manière  si  évidente  l'existence  de  Dieu  et  l'immortalité 
de  l'âme,  rend  im-branlables  les  premiers  fondements  de 
de  la  religion  naturelle.  Le  P.  Malebranche,  en  prouvant 
la  nécessité  de  la  divine  incarnation,  pour  rendre  l'ou- 
vrage de  Dieu  digne  de  lui,  appuie  de  toutes  ses  forces  le 
premier  fondement  de  la  religion  chrétienne,  qui  est  le 
mystère  d'un  Homme-Dieu.  L'autorité  de  saint  Thomas, 
très  grande  en  théologie,  dans  les  écoles,  n'est  en  matière 
de  philosophie  d'aucun  poids  dans  l'Eglise;  encore  moins 
celle  du  roi  Louis  XIV,  que  l'on  cite  pourtant  comme  la 
principale,  contre  les  nouveaux  philosophes.  A  ce  seul 
trait,  il  fut  aisé  de  reconnaître  les  auteurs  de  la  pièce, 
gens  accoutumés  à  ériger  en  aiïaires  d'Etat  ou  de  religion 
tout  ce  qui  est  contraire  à  leurs  idées  ou  à  leurs  intérêts. 
Le  P.  Malebranche  les  reconnut  comme  les  autres  :  il  en 
fut  même  très  oiTensé ,  il  devait  l'être.  Mais  parce  que 
leur  mandement ,  qui  après  tout  ne  le  nommait  pas , 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  339 

n'eut  de  succès  que  parmi  les  jésuites,  il  prit  son  parti 
ordinaire  de  dissimuler  les  injures. 

En  1708,  il  ne  tint  pas  à  un  abbé  %  sorti  de  leur  Com- 
pagnie depuis  peu,  que  le  P.  Malebranche  ne  rompît  le 
silence.  Car  cet  abbé,  autrefois  grand  ennemi  de  sa  doc- 
trine, contre  laquelle  même,  étant  jésuite,  il  avait  com- 
posé plus  de  mille  vers,  lui  apprit  des  choses  capables 
d'aigrir  les  âmes  les  plus  modérées.  Il  lui  dit  principale- 
ment que  le  P.  Hardouin,  si  fameux  parmi  les  savants 
de  mémoire  et  parmi  les  déchitTreurs  d'anciennes  mé- 
dailles %   parlait  de  lui  comme   d'un    impie;   qu'il    lui 


'  La  Pilonière,  prêtre,  d'abord  grand  hardouiniste ,  mais  quitta 
les  jésuites,  à  cause  du  malebranchisme,  persuadé  qu'il  ne  pou- 
vait rester  en  conscience  dans  une  société  où  l'on  ne  pouvait 
librement  soutenir  la  vérité;  il  en  consulta  même  la  Sorbonne, 
vint  trouver  le  P.  Malebranche  et  lui  apprit  qu'il  était  sorti  de 
sa  compagnie  à  cause  de  sa  doctrine.  Le  P.  Malebranche  répondit 
que  s'il  avait  pensé  que  ses  ouvrages  eussent  dû  produire  d'aussi 
mauvais  effets ,  il  n'eût  jamais  mis  la  main  à  la  plume. 

La  Pilonière  était  bel  esprit,  d'une  imagination  brillante,  édi- 
fiait sa  compagnie  par  une  rare  piété  qui  allait  même  jusqu'à  la 
plus  grande  spiritualité,  fut  envoyé  à  La  Flèche  à  cause  de  son 
liardouinisme  (on  força  alors  le  P.  Hardouin  de  se  rétracter);  y 
trouva  le  P.  André,  voulut  lire  le  P.  Malebranche  qu'il  trouva 
fort  dilférent  de  ce  qu'il  s'était  imaginé;  il  lut  ensuite  Descartes 
qu'il  trouva  encore  meilleur.  Le  P.  André  fut  étonné  qu'un  es- 
prit de  cette  trempe -là  eût  fait  cette  réflexion.  Enfin  il  devint 
calviniste  ,  se  retira  en  Hollande  où  il  fit  quebiues  écrits,  y  pré- 
senta une  pièce  de  vers  au  roi  Georges  I",  qui  allait  eu  Angle- 
terre, où  La  Pilonière  se  retira  ensuite.  Il  avait  dit  autrefois  : 

...  Les  Sirmonds,  les  Pétaux 
Ont -ils  donc  enfanté  des  faiseurs  de  journaux? 

-  En  1717,  il  avait  expliqué  une  médaille  où  il  découvrit  de 
très  belles  histoires  de  l'anliipiité.  Le  grand  czar  arriva  à  Paris. 
Comme  il  se  mêlait  de  toutes  les  sciences  on  lui  montra  la  mé- 
daille, qui  était  une  pièce  de  monnaie  de  son  pays.  Le  P.  Har- 
douin lut  bien  confus  de  cette  aventure.  Le  P.  André  a  connu  à 
Paris  le  P.  Hardouin ,  qui  y  était  bibliothécaire.  Le  P.  Hardouin 
lui  communiqua  en  manuscrit  plusieurs  de  ses  commentaires  sur 


k 


3-40  Bibliothèque  Oratorienne 

attribuait  un  dessein  formé  de  ruiner  la  foi  ;  qu'à  la 
vérité,  il  tombait  d'accord  que  le  P.  Malebranchc  avait 
bien  pris  le  sens  de  la  philosophie  de  saint  Augustin , 
mais  que  c'était  par  là  même  qu'il  le  tenait  pour  un 
athée.  Ce  fait  paraîtra  peut-être  incroyable.  Il  est  pour- 
tant notoire  dans  la  société  que  le  P.  Hardouin  a  écrit 
pour  prouver  l'athéisme  de  saint  Augustin,  c'est-à-dire 
l'auteur  que  l'Eglise  appelle  ainsi,  mais  que  le  P.  Har- 
douin croit  dans  sa  critique  montrer  n'être  pas  le  vé- 
ritable. Le  P.  Malebranchc  ne  se  consola  point  de  se 
voir  donner  un  tel  complice  dans  le  plus  horrible  des  for- 
faits. Il  en  fut  doublement  outré;  mais  le  moyen  d'écrire 
contre  des  calomnies  verbales ,  ou  seulement  manus- 
crites ,  que  leurs  auteurs  peuvent  nier  avec  aussi  peu  de 
scrupule,  qu'ils  en  ont  à  les  avancer.  Il  fallut  donc  en- 
core se  taire,  d'autant  plus  que  l'abbé  ajoutait  ({ue  le 
P.  Hardouin  traitait  les  autres  savants  jésuites,  même 
ceux  de  son  espèce,  d'ânes  à  courtes  oreilles.  11  n'y  avait 
pas  lieu  de  croire  que  ses  folles  accusations  d'athéisme 
fussent  avouées  dans  son  corps.  Les  ignorantes  et  calom- 


le  Nouveau  Testament.  Les  jésuites  font  grand  cas  de  ces  com- 
mentaires, qui  ne  sont  pas  bons,  selon  le  P.  André,  à  cause  d'in- 
terprétations arbitraires.  Le  P.  André  cite  un  raisonnement  sin- 
gulier du  P.  Hardouin  quand  on  lui  demandait  des  raisons  :  Sic 
be?ie,  alite)-  maie,  ergo  sic  optitne.  On  lui  répondait  que  ce  rai- 
sonnement n'était  guère  en  forme  et  qu'il  ne  prouvait  rien,  sur- 
tout quand  il  est  question  de  faits.  Cette  résistance  du  P.  André 
déplut  au  P.  Hardouin,  qui  lui  disait  très  sérieusement  :  Vous 
vous  raidissez  contre  la  vérité.  Le  P.  André  lui  ayant  demandé, 
en  parlant  de  Descartes  et  du  I^.  Malebranche,  qui  avait  plus 
d'esprit  que  ces  deux  auteurs?  c'est  le  diable,  répondit  le  P.  Har- 
douin, qui  s'imaginait  que  le  diable  leur  avait  inspiré  leur  phi- 
losophie ,  et  il  donna  à  lire  au  P.  André  les  Méditations  du 
P.  Malebranche  pourvoir,  disait-il,  comment  ces  gens-là  pen- 
sent. Le  P.  André  y  trouva  la  solution  d'une  difficulté  qui  l'avait 
toujours  arrêté  sur  la  distinction  des  idées  d'avec  nos  percep- 
tions. 


Lxi  Vie  du  R.  P.  Malebranche  341 

nieuses  critiques  des  journalistes  de  Trévoux  survinrent 
là-dessus.  Elles  firent  comprendre  au  P.  Malebranche 
qu'il  était  encore  plus  gâté  qu'il  ne  pensait  dans  l'esprit 
des  bons  Pères;  car,  à  l'occasion  de  son  entretien  contre 
le  système  des  lettrés  chinois,  qui  est  évidemment  une 
manière    de   spinosismo ,    ils   avaient   eu   (je    voudrais 
pouvoir  trouver  des  termes  plus  doux  pour  dire  la  vérité) 
l'impertinence  de  le  rendre  suspect  de  l'impiété  même 
qu'il  y  combat  certainement  avec  toutes  les  forces  de  la 
raison.  La  calomnie  était  énorme;  le  P.  Malebranche  la 
confondit,  mais  avec  une  modération  qui  étonne.  Il  ne 
voulut  ni  récriminer,  ce  qui  était  alors  facile,  par  l'in- 
térêt que  les  jésuites  prenaient  à  la  défense  de  Confucius, 
que  leurs  auteurs  même  appellent  l'athée  des  athées; 
ni  profiter  de  l'avantage  que  lui  pouvait  donner  le  nou- 
veau décret  de  Rome,  qui  condamnait  les  noms  dont  ils 
se  servaient  à  la  Chine  pour  exprimer  la  divinité  :  ce  qui 
entrait  naturellement  dans  la  guerre  qu'il  avait  à  sou- 
tenir contre  eux  ;  ni  enfin  ,  joindre  ses  troupes  à  l'armée 
victorieuse  de  Messieurs  des  Missions  étrangères,  pour 
achever    leur   défaite,   ce  qui   apparemment   l'eût   fort 
avancée.  En  un  mot,  il  aima  mieux  se  défendre  avec  une 
charité  scrupuleuse,   que  de   se  faire  une  justice  trop 
exacte,  aux  dépens  même  de  ses  plus  injustes  ennemis. 
Tout  le  fruit  que  le  P.  Malebranche  tira  d'une  modé- 
ration si  étonnante,  fut  que  les  jésuiles  laissèrent  pas- 
ser trois  ou  quatre  ans  sans  lui  faire  publiquement  la 
guerre.  Je  dis  publiquement,  car  ils  la  lui  faisaient  tou- 
jours dans  leur  société  d'une  manière  très  violente.  Le 
P.  André,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  en  fut  d'a- 
bord le  principal  o1)jct.  Comme  son  exil ,  bien  loin  de 
l'ébranler,  n'avait  ijervi  qu'à  le  confirmer  dans  ses  senti- 
ments, ils  entreprirent  de  le  pousser.  Qu'on  se  figure  ici 
tout  ce  (jue  l'entêtement  déguisé  en  zèle  peut  produire 


342  Bibliothèque  Oratorienne 

dans  un  corps  contre  un  membre  qui  refuse  d'en  prendre 
l'esprit,  ou  d'en  épouser  les  fureurs.  C'est  ce  qu'ils  lui 
firent  essuyer,  mais,  par  la  grâce  de  Dieu,  fort  inuti- 
lement. Ils  ne  purent  lui  ôter  ni  son  estime  pour  le 
P,  Malebranchc,  ni  son  amour  pour  la  vérité,  ni  même 
son  attachement  pour  leur  Compagnie:  ce  qui  était  le 
plus  difficile  à  conserver.  Sa  fermeté  les  irrita,  leur  opi- 
niâtreté redoubla  ses  coups  ^  Le  P.  Malebranche  y  fut 
très  sensible;  il  dissimula  néanmoins  encore.  Mais  les  jé- 
suites, outrés  de  voir  le  peu  de  succès  de  leurs  persécu- 
tions secrètes,  firent,  en  1712,  des  éclats  qui  ne  lui  per- 
mirent plus  de  se  taire'-. 

Le  P.  le  Tellicr,  alors  confesseur  du  roi ,  si  connu  par 
les  troubles  qu'il  a  causés  dans  l'Eglise,  sur  la  malheu- 
reuse fin  du  dernier  règne,  venait  en  ce  temps-là  de  leur 
donner  un  provincial  de  sa  main,  nommé  le  P.  Dauchetz, 
tiré  comme  lui  de  la  faction  qu'on  appelle,  parmi  eux, 
des  bien  intentionnés.  Tous  ces  gens  de  faction  et  de 
cabale  sont  impétueux,  durs,  extrêmes,  visionnaires,  fa- 
natiques. Le  P.  Dauchetz  en  donna  des  preuves  signalées 
dès  le  commencement  de  son  provincialat.  Ayant  ouï 
dire  qu'en  divers  collèges  de  sa  province,  il  y  avait  des 
professeurs  de  philosophie  qui  abandonnaient  le  train 
commun  du  péripatétisme ,  il  s'alla  mettre  dans  l'esprit 
qu'ils  agissaient  de  concert;  il  n'en  était  rien,  mais  il  se 
l'imagina.  Il  le  crut,  il  agit  en  conséquence.  Que  fit-il? 
Pour  rompre  ce  prétendu  complot,  il  tomba  tout  d'un 


1  Ils  lui  refus("'rent  les  grâces  les  plus  communes,  ils  lui  dou- 
nèrenl  les  emplois  les  plus  rudes  et  les  plus  luimiliaats.  11  fut 
envoyé  à  Arras  ministre  des  pensionnaires. 

2  Ils  firent  ime  guerre  ouverte  à  tous  ces  chercheurs  de  vé- 
rités. C'est  ainsi  qu'ils  appelaient  par  dérision  ceux  qui  ne  croyaient 
pas  devoir  se  rendre  esclaves  ni  de  leurs  préjugés  ni  de  leurs 
auteurs. 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  343 

coup  sur  ces  pauvres  philosophes,  avec  tout  le  poids  de 
l'autorité  que  lui  donnaient  sa  charge  et  le  crédit  de  son 
protecteur,  d'une  manière  si  éclatante,  que  le  monde  en 
fut  bientôt  informé.  Voici  les  principaux  faits  qu'on  en  a 
pu  apprendre. 

Il  tomba  d'abord  sur  un  professeur  d'Amiens  '  nommé 
le  P.  Lebrun-,  dont  on  fit  censurer  une  thèse  dans  une 
espèce  d'inquisition ,  que  les  jésuites  avaient  alors  à 
Paris,  contre  ce  qu'ils  appellent  Malebranchisme.  On  dit 
quL'  la  censure  était  forte.  En  effet,  la  thèse  donnait 
quelque  atteinte  à  la  forme  substantielle  ou  à  l'âme  des 
bêtes,  pour  laquelle  on  sait  que  les  bons  Pères  s'intéres- 
sent tendrement,  comme  s'il  était  question  de  la  leur 
propre.  Le  parti  que  prit  le  P.  Lebrun ,  d'aller  aux  mis- 
sions étrangères,  le  tira  heureusement  des  mains  de  ses 
persécuteurs.  Mais  le  P.  Dauchetz  ne  manqua  point  de 
victimes  en  France. 

D'Amiens,  son   zèle  vint  fondre  à  la  Flèche,  sur  le 

1  A  Amiens,  le  préfet  des  hautes  études,  bon  esprit,  et  qui 
passait  dans  la  société  pour  profond  métaphysicien,  disait  au 
P.  André  :  Vous  dites  les  mêmes  choses  que  nous  disions  autre- 
fois, mais  vous  parlez  autrement  et  d'une  manière  plus  claire. 

2  Eustache  Lebrun ,  fils  d'un  bourgeois  de  Paris ,  avait  quatre 
ou  cinq  frères  aussi  jésuites,  homme  d'esprit  et  aimable,  pro- 
fessa les  basses  classes  à  Paris,  eut  pour  écoliers  deux  princes 
de  Lorraine,  ce  qui  lui  donna  occasion  de  voir  le  grand  monde, 
où  il  rencontrait  Rousseau  qui  venait  lire  ses  pièces  et  paraissait 
fort  modeste ,  se  défendant  bien  de  les  faire  imprimer.  Boileau 
lui  avait  appris  à  faire  des  vers.  Étant  professeur  do  philoso- 
phie, il  se  servit  des  cahiers  de  son  frère  dont  il  n'était  nulle- 
ment content.  11  pria  le  P.  André,  son  ami,  de  lui  prêter  les 
siens.  (Le  P.  André  professait  la  physique  dans  le  même  temps 
à  Amiens.)  Le  I*.  Lebnui  fut  ravi  de  sa  morale  et  de  ses  cx[ili- 
cations  sur  la  liberté.  Le  P,  André  eut  la  mortilication  de  voir 
les  écoliers  du  P.  Lebrun  faire  beaucoup  mieux  que  les  siens. 
Le  P.  Lebrun  fut  envoyé  à  la  .Martini([ue;  il  avait  eu  envie  d'aller 
lu  Canada,  parce  qu'il  était  d'un  tempérament  à  soutlVir  beau- 
coup de  la  chaleur. 


344  Bibliothèque  Oraiorienne 

P.  du  Tertre  ^ .  C'est  le  premier  que  je  sache,  et  même  le 
seul ,  qui  ait  enseigné  dans  leurs  classes  les  opinions  les 
plus  paradoxales  du  P.  Malebranche ,  sur  la  nature  des 
idées.  Aussi  la  persécution  qu'on  lui  suscita  fut- elle  des 
plus  violentes.  On  ne  lui  épargna  ni  censures,  ni  avis,  ni 
reproches,  ni  affronts  même,  à  ce  qu'on  dit,  jusque  dans 
les  thèses  publiques  ;  mais  tout  cela  ne  l'ébranla  point. 
Il  était  si  convaincu  des  principes  du  P.  Malebranche, 
qu'il  ne  croyait  pas  que  ceux  qui  pouvaient  les  aban- 
donner, les  eussent  jamais  entendus  ;  si  persuadé  que 
c'était  une  voie  sûre,  qu'il  y  voulait  faire  entrer  tout 
le  monde;  si  certain,  au  contraire,  que  les  opinions 
scholastiques  où  l'on  élève  les  enfants ,  ne  servent  qu'à 
leur  gâter  l'esprit ,  qu'il  osa  déclarer  en  face  au  P.  Dau- 
chctz ,  qu'en  honneur  et  en  conscience,  il  ne  pouvait  se 
résoudre  à  les  enseigner.  Sur  quoi  on  lui  ôta  sa  chaire  de 
philosophie,  pour  lui  en  donner  une  de  basse  classe,  à 
Compiègne.  Cet  argument  démonta  le  philosophe  :  toutes 
ses  convictions,  toutes  ses  persuasions,  toutes  ses  certi- 
tudes s'évanouirent;  il  passa  tout  à  coup  d'une  extrémité 
à  l'autre.  En  un  mot,  il  changea  d'opinion  si  prompte- 
ment,  qu'on  disait  de  lui,  qu'en  arrivant  à  Compiègne,  il 
se  coucha  malebranchistc ,  et  que  le  lendemain ,  il  se 
leva  péripatéticien.   D'autres  disaient  plus  sincèrement 

1  Le  P.  du  Tertre,  mort  à  Paris  en  janvier  1762,  avait  fait  sa 
théologie  avec  grand  succès ,  et  le  P.  Guymon  admirait  sa  sub- 
tilité lors  même  qu'il  était  en  rhétorique.  Après  le  noviciat,  où 
il  entra  en  même  temps  que  le  P.  André,  il  fit  son  juvénat  à 
Paris.  Le  P.  André  fut  bien  étonné  un  jour  qu'il  lui  manda  qu'il 
avait  pris  pour  sujet  de  poème  la  dispute  de  saint  Cyrille  contre 
Nestorius:  il  jugea  que  c'était  un  homme  qui  perdait  la  tète. 
Lorsqu'il  eut  abjuré  le  nialebranchisme,  on  ne  s'y  fiait  pas  trop, 
et  il  fut  envoyé  exprès  à  Paris  pour  écrire  contre.  Pressé  par  le 
provincial  à  La  Flèche  :  «  Vous  ne  dites  rien  à  celui  de  Rouen.  » 
(Le  P.  André.)  On  rapporta  au  P.  André  ce  mot  du  P.  du  Tertre, 
qui  était  assez  déplacé. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  345 

que  la  nouvelle  lumière  qui  l'avait  éclairé  n'avait  été 
que  la  fortune  qu'il  espérait  de  faire  par  là  dans  leur 
Compagnie;  petite  fortune,  mais  assez  grande  pour  rem- 
plir des  cœurs  bas,  qui  ont  d'autres  intérêts  que  ceux  de 
la  vérité  ' . 

Cette  burlesque  métamorphose ,  qui  passa  pour  une 
conversion  parmi  les  jésuites,  anima  leur  provincial  à 
poursuivre  le  reste  de  la  ligue  prétendue.  Il  y  avait  dans 
le  collège  de  Caen  deux  professeurs ,  l'un  de  mathéma- 
tiques, l'autre  de  philosophie,  qui  avaient  trop  d'esprit 
pour  s'accommoder  du  péripatétisme.  Le  P.  Dauchetz  les 
attaqua  tous  deux.  Il  commença  par  les  séparer;  il  trans- 
planta le  mathématicien  à  Bourges,  où  il  en  fit  un  procu- 
reur, emploi  fort  dégoûtant  pour  un  homme  de  lettres , 
surtout  pour  un  philosophe,  mais  qui  néanmoins  ne 
parut  pas  au  P.  Aubert'  (c'est  le  nom  du  mathématicien) 
une  raison  suffisante  pour  lui  faire  changer  de  senti- 
ment. Le  P.  Dauchetz  fit  plus  à  l'égard  du  P.  Merlin  , 


1  Le  P.  André  étant  retourné  préfet  à  Amiens  y  trouva  un  pro- 
fesseur de  philosophie  (ce  professeur  se  nommait  de  Saint-Malou, 
faisait  des  objections  au  P.  André  qui  l'embarrassaient  souvent, 
et  le.  P.  André  demandait  du  temps  pour  y  répondre.  Ce  P.  de 
Saint-Malon  était  sujet  aux  attaques  épiieptiques.),  le  plus  bel 
esprit  qu'il  ait  connu,  esprit  fort.  Ce  professeur  soutenait  sur  la 
liberté  la  prémotion  morale  ;  dégoûté  du  concours  qui  lui  parais- 
sait insoutenable ,  système ,  en  effet ,  qui  expose  à  toutes  les  dif- 
ficultés de  la  prémotion  physique ,  et  ne  donne  aucim  avantage. 
Les  Pères  d'Amiens  ne  s'aperçurent  pas  du  changement  ou  du 
moins  n'en  dirent  rien.  On  ne  se  défiait  pas  du  professeur  qui 
déclamait  comme  les  autres  contre  les  jansénistes.  Le  P.  André 
regardait  aussi  le  jansénisme  comme  un  mauvais  parti,  mais 
ne  pouvait  prendre  sur  lui  de  déclamer,  surtout  quand  il  était 
question  des  intentions  et  autres  personnalités. 

2  Le  P.  Aubert,  ami  du  P.  André.  11  parlait  très  facilement, 
mais  il  ne  passait  pas  pour  être  aussi  foncier  que  sou  ami.  On 
le  regardait  comme  un  peu  superficiel ,  ce  qui  lui  attira  moins 
d'affaires  qu'au  P.  André. 


346  Bibliothèque  Oratorienne 

quoique  beaucoup  moins  coupable,  car  dans  le  fond  il 
avait  assez  suivi  le  train  ordinaire  des  collèges  ^  ;  mais  il 
était  ami  du  P.  Aubert.  Il  s'était  avisé  de  soutenir  qu'A- 
dam n'avait  point  eu  la  philosophie  infuse;  il  avait  défini 
l'âme  une  substance  qui  se  connaît  elle-même  :  sub- 
staMia  sui  conscia,  pour  la  distinguer  du  corps  par  un  at- 
tribut indubitable.  Aussitôt  le  voilà  malcbranchiste.  On 
le  dénonce  :  on  le  censure,  on  lui  envoie  une  rétractation 
en  forme  des  sentiments  du  P.  Malcbranche,  avec  ordre 
absolu  de  la  dicter  publiquement  à  ses  écoliers.  Malgré 
toutes  ses  répugnances ,  il  fallut  obéir.  Le  P.  Merlin 
dicta  la  rétractation  non  seulement  pour  lui,  mais  encore 
pour  le  P.  Aubert;  et  on  ne  peut  y  trouver  à  redire, 
pourvu  qu'en  pratiquant  l'obéissance  religieuse,  il  ait 
sauvé  les  droits  de  la  sincérité  chrétienne. 

Tout  ce  que  je  viens  de  rapporter  fut  comme  un  orage 
qui  passa,  en  un  instant,  de  province  en  province,  et  de 
ville  en  ville.  De  Caen ,  la  tempête  vint  se  décharger  à 
Rouen,  sur  le  P.  André  ^  Comme  cette  affaire  éclata  plus 
que  les  autres,  et  d'une  manière  si  offensante  pour  le 
P.   Malebranche    que  sa   modération  en   fut  ébranlée , 

^  Il  avait  dicté  la  physique  du  P.  André ,  mais  estropiée. 

2  11  était  à  Rouen  pour  le  troisième  an  de  noviciat  en  octobre 
1707  jusqu'à  la  fin  de  1708;  de  là  il  fut  à  Amiens,  depuis  oc- 
tobre 1709,  professeur  de  philosophie  jusqu'à  la  fin  de  1711,  et 
à  Rouen  depuis  octobre  1711  jusqu'à  la  fin  de  1713,  à  Aleneon  à 
la  fin  de  1713,  1714,  1715,  1716,  1717. 

Après  son  cours  d'Amiens,  les  autres  Pères  demandaient  qu'il 
fût  continué  professear,  mais  le  provincial  ne  le  voulut  pas.  «Us 
ne  savent  que  faire  de  moi  » ,  disait  le  P.  Andi'é.  Il  eut  dessein 
d'écrire  une  histoire  suivie  du  peuple  de  Dieu  :  on  lui  dit  qu'un 
autre  l'avait  entrepris.  11  offrit  aussi  d'écrire  contre  les  jansé- 
nistes :  il  était  persuadé  qu'on  pouvait  les  combattre  avec  avan- 
tage en  traitant  la  manière  à  fond,  sans  questions  personnelles 
où  il  déclara  qu'il  n'entrerait  en  aucune  manière.  Gela  ne  fut  point 
accepté:  on  était  pei'suadé  qu'il  n'y  avait  que  les  questions  per- 
sonnelles qui  faisaient  lire  ces  sortes  de  livies. 


l 


I 


La   Vie  du  H.  P.  Malebranchc  347 

nous  nous  y  arrêterons  un  peu  davantage.  On  sait  assez 
que,  pour  le  malheur  de  la  jeunesse  chrétienne,  il  n'y  a 
pas  encore  un  seul  cours  do  philosophie  qui  soit  propre 
à  former  l'esprit  des  enfants,  ni  pour  la  vérité,  ni  pour  la 
vertus  Celui  de  Gassendi  n'a  nulle  solidité;  celui  de 
Régis,  passahle  pour  la  physique,  est  dans  tout  le  reste 
plus  que  mauvais;  celui  de  Pourchat,  hien  écrit,  est  su- 
perliciel  ;  celui  du  vieux  Duhamel ,  n'a  pres([ue  rien  de 
bon  que  le  titre;  ceux  des  philosophes  péripaléticiens, 
({ui,  en  dépit  de  la  raison,  régnent  toujours  dans  les  col- 
lèges, sont  tous  plue  impertinents  les  uns  que  les  autres, 
tous  pleins  encore  de  l'ancienne  barbarie,  non  seulement 
dans  les  termes,  mais  bien  plus  dans  les  questions  qu'on 
y  agite  sans  esprit,  sans  goût,  sans  style,  sans  méthode. 
Ce  n'est,  en  un  mot,  qu'un  jargon  perpétuel,  dépourvu 
de  sens,  mais  surtout  où  il  ne  paraît  nul  sentiment  de 
piété.  Ce  fut  principalement  pour  corriger  ce  dernier  dé- 
laut  de  la  philosophie  de  collège,  que  le  P.  André  avait 
bien  voulu  ,  malgré  tous  les  malheurs  que  lui  présa- 
geaient ses  traverses  passées,  accepter  l'emploi  de  l'en- 
seigner. Il  en  forma  donc  un  nouveau  plan,  qu'il  inti- 
tula :  l'hilosoiihic  chrétienne.  Rien  résolu  néanmoins  de 
n'y  rien  avancer  qui  pût  donner  prise;  car,  pour  ob- 
server à  la  lettre  le  règlement  que  les  jésuites  venaient 
de  porter  à  llome  pour  leurs  ^collèges  de  France,  il  se  lit 
une  loi  de  n'enseigner  aucune  des  trente  propositions» 


'  r^e  p.  André  apprit  un  jonr  d'un  écolier  de  leur  collège  de 
l'aris  qu'on  disait  dans  les  compagnies  :  «  Gela  est  mauvais  comme 
la  philosojiliie  des  jésuites.  »  Le  P.  André  répondit  :  «  Que  ne 
dit-on  également  :  mauvais  comme  la  philosophie  de  l'université, 
puisque  l'une  et  l'autre  est  à  peu  près  la  même.  » 

2  MM.  Charma  et  Muisc^l  ont  pnhlié  (Op.  cit.,  1,  21. i)  rrs  pro- 
posiiiu/is  arec  les  ronan/ucs  du  /'.  André.  D'a/jrè.t  une  lettre  du 
1^  juillet  1708,  du  P.  Malebranchc  (Gorresp.  inéd.,  p.  24),  c'eH 
le  P.  Lctcllier  (jui ,  étant  à  Home,  composa  ces  propositions. 


348  Bibliothèque  Oratorienne 


qu'ils  y  condamnaient.  Il  choisit  dans  la  philosophie  an- 
cienne toutes  les  opinions  qui  lui  parurent  capables  d'un 
sens  vrai  ;  il  n'adopta  de  la  moderne  que  les  vérités  qu'il 
ne  croyait  pas  proscrites  par  le  nouveau  règlement  de  sa 
(compagnie.  Il  réfuta  même  assez  souvent  M.  Descartes 
et  le  P.  Malebranche,  dont  il  semble  par  ses  écrits  qu'il 
a  plus  suivi  la  méthode  que  les  sentiments.  Mais  il  n'y  a 
point  de  précautions  à  l'épreuve  des  soupçons  du  faux 
zèle.  On  le  chicana  sur  tout ,  même  sur  le  titre  qu'il 
avait  donné  à  sa  philosophie,  même  sur  des  opinions  qui 
favorisent  manifestement  le  système  de  son  ordre  tou- 
chant la  grâce  et  la  liberté,  même  sur  des  notions  com- 
munes. Tout  parut  malehranchismc ,  et  dans  ses  écrits  et 
dans  ses  thèses;  de  là,  que  d'orages  vinrent  fondre  sur  le 
P.  André.  Je  ne  parle  que  de  ceux  de  1712.  On  tira  de 
ses  écrits  un  assez  grand  nombre  de  passages,  pour  le 
convaincre  de  ce  nouveau  crime.  Mais  le  P.  Dauchelz,  en 
ayant  lui-même  fait  la  lecture  à  l'accusé,  il  en  fallut  bien 
rabattre  ^  11  se  trouva  que,  les  fausses  imputations  mises 
à  part,  tout  son  malebranchisme  se  réduisait  à  ces  deux 
propositions  : 

La  première,  que  dans  l'état  même  de  pure  nature, 
Dieu  serait  la  béatitude  objective  de  l'homme,  non  seu- 
lement Dieu  vu  et  goûté  dans  ses  créatures ,  ce  qui  n'est 
pas  capable  de  contenter  pleinement  le  cœur  humain , 
mais  Dieu  vu  et  goûté  en  lui-même,  par  une  possession 
immédiate,  ({uoique  infiniment  inférieure  à  celle  qui  nous 
est  promise,  dans  l'état  surnaturel  où  nous  sommes. 


1 


Dans  l'écrit  répandu  dans  les  collèges  de  la  province  contre 
les  opinions  du  P.  Malebranche ,  soutenues  par  le  P.  André ,  on 
se  servait  du  terme  d'hétérodoxe.  Le  P.  André  écrivit  à  Paris  une 
lettre  très  ferme  et  demandait  ce  qu'il  avait  soutenu  contre 
l'orthodoxie.  Nos  inquisiteurs  se  rabattirent  dans  leur  réponse 
en  disant  qu'ils  n'avaient  point  entendu  l'expression  d'hétérodoxe 
dans  le  sens  ordinaire. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  349 

La  seconde,  que  la  béatitude  formelle  ne  consistait  ni 
dans  la  vision  intuitive  de  Dieu,  ni  dans  l'amour  ({u'on 
lui  porte,  mais  dans  les  plaisirs  et  dans  la  joie  (|u'il  im- 
prime dans  le  cœur  <le  ceux  (|ui  le  posscdent;  qu'elle 
ne  consiste  pas  dans  une  action  de  l'àme,  mais  dans  une 
passion  très  agréable,  c'est-à-dire  dans  un  sentiment 
très  doux,  que  les  bienheureux  reçoivent,  et  qu'ils  ne 
se  donnent  pas  à  eux-mêmes. 

Il  faut  sans  doute  avoir  l'esprit  bien  pénétrant  pour 
découvrir  le  malebrancbisme  dans  ces  deux  propositions. 
La  première  n'est  du  P.  Malebranche  ni  dans  le  sens,  ni 
dans  les  termes  ;  tout  le  monde  sait  que  la  seconde  ne 
lui  est  pas  propre.  Les  savants  jésuites  qui  en  firent  la 
censure  ne  laissèrent  pourtant  pas  de  les  ([ualitier  de 
malebranchistes.  La  conclusion  était  naturelle  :  ce  fut 
que  le  P.  André  ^  en  ferait  une  rétractation  publique. 

1  Au  commencement  de  1700,  la  profession  du  P.  André  fut 
retardée.  Il  n'y  fut  admis  qu'au  commencement  de  1712  ou  de 
1711.  Les  jésuites  envoyèrent  un  volume  contre  les  opinions  du 
P.  Malebranche  soutenues  par  le  V.  André  dans  tous  les  collèges 
de  la  province,  ce  qui  donna  la  curiosité  à  tous  leurs  jeunes 
Pères  de  faire  la  philosophie  du  P.  André.  Elle  fut  dictée  tout 
entière  à  Caen  et  se  répandit  ailleurs. 

Los  ji'suites  firent  leur  possible  pour  dégoûter  le  P.  André  de 
la  philosophie  du  P.  JMalebranche.  De  Rouen,  ils  l'envoyèrent 
préfet  à  Amiens,  ensuite  à  Arras;  puis  ils  l'établirent  père  spi- 
rituel à  Alençon,  où  il  comptait  passer  le  reste  de  ses  jours  avec 
un  de  ses  amis,  loisque  le  P.  Uiohebourg,  provincial,  qui  était 
à  Uouen  recteur  lors  de  la  formule,  lui  proposa  la  chaire  de 
mathématiques  de  Caen,  en  lui  disant  que  c'était  la  pure  néces- 
sité qui  l'obligeait  de  s'adresser  à  lui.  L(^  P.  Uicliebourg  disait  au 
P.  Andn!  qu'il  ferait  des  miracles  qu'on  n'y  croirait  pas. 

Le  P.  André  disait  au  provincial  :  «  Je  ne  vous  ai  jamais  fait 
d'affaires  et  vous  m'en  faites.  Bien  d'autres  vous  en  font  tous  les 
jours  et  vous  ne  leur  eu  faites  jioint.  .Ma  pbilosdiiliie  a  été  dictée 
à  Caen  et  ailleurs,  à  Amiens,  à  Quimper-Corenlin ,  à  Alençon, 
vous  ne  pouvez  pas  l'ignorer,  et  vous  n'en  dites  mot.  Mes  écrits 
n'ont  fait  des  ail'aires  qu'à  moi.  S'en  est-ou  plaint  ailleurs  que 
chez  vous?  »  Tout  au  contraire  :  deux  professeurs  la  dictaient  en 

10* 


350  Bibliothèque  Oratorienne 


C'est  peu;  ils  voulurent  que  cette  rétractation  fût  une  ab- 
juration générale  de  la  doctrine  du  P.  Malebranche.  Mais 
comme  le  P.  André  avait  eu  soin  de  n'en  pas  enseigner 
les  opinions  particulières,  il  fallut  chercher  un  prétexte 
pour  colorer  la  bizarrerie  de  ce  violent  procédé.  Ils  en 
trouvèrent  un  :  ils  feignirent  que  les  deux  propositions 
ci-dessus  rapportées  avaient  rendu  le  P.  André  suspect 
de  malebranchisme.  Sur  ce  plan,  ils  lui  dressent  à  Paris 
une  formule,  qui  lui  fut  envoyée  avec  ordre  de  la  dicter 
en  pleine  classe.  La  pièce  est  si  barbare,  tant  pour  le 
style  que  pour  le  fond,  que  je  ne  puis  me  résoudre  à  la 
rapporter  tout  entière.  En  voici  l'essentiel. 

D'abord ,  on  y  fait  dire  au  P.  André  que  ce  qu'il  avait 
avancé  imprudemment  au  sujet  de  la  béatitude  formelle, 


même  temps  à  Paris;  mais  l'un,  disait-on,  n'est  qu'un  moine  et 
l'autre  est  un  Lel  esprit. 

La  philosophie  du  P.  André  fut  bien  défigurée  par  les  profes- 
seurs qui  ne  l'entendaient  pas.  C'est  une  marque  de  distinction 
chez  les  jésuites  d'être  nommé  professeur  de  philosophie.  Cer- 
tain Père ,  esprit  médiocre ,  choisi  pour  régenter  à  Aleucon ,  se 
trouvait  fort  embarrassé  :  il  demanda  les  cahiers  du  I^.  André  et 
les  dicta  à  ses  écoliers;  on  ne  s'en  aperçut  point  dans  la  maison. 

Le  P.  André  avait  dessein  de  donner  à  sa  compagnie  une  phi- 
losophie et  une  théologie;  il  le  dit  un  jour  au  P.  Martineau,  alors 
provincial,  autrefois  confesseur  des  Princes,  et  qui  s'était  bien 
conservé  à  la  cour  pendant  la  Régence.  Le  provincial  était  fâché 
de  voir  le  P.  André  sans  occupation  et  avait  envie  de  l'employer. 
Le  P.  André  lui  répondit  que  c'avait  toujours  été  son  dessein  de 
leur  donner  une  philosophie  et  une  théologie,  qu'il  n'abandon- 
nerait jamais  les  dogmes  décidés  par  l'Église,  qu'il  avait  hor- 
reur du  jansénisme  ;  mais  aussi  qu'il  n'adopterait  point  tout  ce 
qui  ne  lui  paraîtrait  fondé  en  vrais  principes.  Le  P.  Martineau 
n'insista  pas  davantage. 

Les  jésuites  avaient  encore  un  P.  Guimon ,  d'Orléans ,  bel  es- 
prit, d'une  rare  piété,  qui  lui  faisait  pratiquer  de  très  grandes 
mortifications.  Il  ne  fut  point  employé  en  théologie ,  parce  que  le 
molinisme  ne  lui  plaisait  pas  et  qu'il  goûtait  davantage  les  prin- 
cipes perthomistes.  Le  P.  André  l'avait  eu  pour  son  maître  des 
novices. 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  351 

soit  tic  l'état  surnaturel,  soit  de  l'état  de  pure  nature, 
l'ayant  rendu  suspect  des  sentiments  du  P.  Malebranche, 
il  est  nécessaire  qu'il  déclare  combien  il  a  horreur  des 
opinions  parliculières  de  cet  écrivain. 

Or  ces  opinions  sont  de  deux  sortes,  ajoute  l'auteur  de 
la  formule  ;    il  y  en   a   qui   lui   sont   communes   avec 
M.  Descartes  :  par  exemple,  de  rejeter  les  accidents  ab- 
solus, les  formes  substantielles,  etc.;  il  y  en  a  d'autres 
qui  lui  sont  propres,  comme  de  soutenir  que  c'est  en 
Dieu  que  notre  âme  voit  immédiatement  les  idées  des 
choses  qu'elle  connaît;  que  toutes  les  idées  que  nos  es- 
prits aperçoivent  sont  claires  en  elles-mêmes;  que  le  nom 
et  la  qualité  de  cause  efficiente,  ne  convient  proprement 
qu'à  Dieu,  etc.  On  ne  sait  pourquoi  l'auteur  du  nouveau 
formulaire  met  au  noml)re  des  opinions  singulières  du 
P.  Malebrancbe,   la  dernière  de  ces  trois  propositions. 
Car  elle  lui  est  commune  avec  tous  les  cartésiens.  Quoi 
qu'il  en  soit,  à  l'égard  des  premières,  le  P.  André  devait 
faire  profession  de  croire  que  dans  tout  corps  il  y  a  deux 
espèces  d'êtres  réellement  distinguées,  l'une  substance, 
l'autre  accident,  et  que,  dans  les  bêtes,  il  y  a  de  plus  une 
troisième  espèce  d'être,  qui  est  une  substance  corporelle 
sans  être  corps,  qui  a  la  faculté  de  sentir  quoique  sub- 
stance corporelle. 

A  l'égard  des  opinions  particulières  du  P.  Malebranche, 
le  P.  André  avait  ordre  de  qualifier  celle  qui  regarde  la 
nature  des  idées  d'absurde  et  de  perabsurde,  de  fausse  , 
de  téméraire,  d'erronée,  ou  plutôt,  ce  qui  est  bien  pis, 
d'erreur  depuis  longtemps  proscrite  par  l'Kglise.  Dans 
quel  concile'?  Ou  par  quel  pape?  C'est  ce  qu'on  n'a  garde 
de  dire.  En  un  mot  il  semble,  en  comparant  celle  formule 
avec  l'ordre  qui  l'accompagnait,  que  les  auteurs  eussent 
voulu  donner  au  public  acte  de  leur  ignorance  :  néan- 
moins, cet  acte  ne  parut  pas  sitôt.  Le  P.  André,  qui  en 


352  Bibliothèque  Oratorienne 

voyait  les  conséquences,  en  suspendit  longtemps  la  pu- 
blication. Ses  raisons  furent  que  l'honneur  ne  lui  per- 
mettait pas  de  porter  faux  témoignage  contre  lui-même , 
ni  le  bon  sens  de  rétracter  des  opinions  qu'il  n'avait 
point  enseignées  ou  qu'il  avait  même  réfutées ,  ni  la  sin- 
cérité chrétienne  de  faire  profession  de  croire  ce  qu'il  te- 
nait pour  évidemment  faux,  ni  la  justice  de  rendre  sus- 
pects ,  en  matière  de  foi ,  des  auteurs  qui  n'avaient  erré 
qu'en  matière  de  philosophie,  ni  la  charité  enlin  de  les 
flétrir  en  aucune  sorte.  Il  s'en  déclara  fortement  et  de 
vive  voix,  et  par  écrit,  ajoutant  toutefois  qu'à  l'égard  de 
son  honneur,  il  en  ferait  volontiers  le  sacrifice ,  pourvu 
qu'on  voulût  bien  changer  tellement  la  formule  qu'on  lui 
présentait,  qu'il  la  pût  dicter  sans  trahir  ni  blesser  sa 
conscience.  Mais  que  servent  les  raisons  contre  l'au- 
torité ?  Le  fougueux  '  P.  Dauchetz  ne  voulut  rien  en- 
tendre. Les  auteurs  de  la  formule  s'irritèrent;  tout  le 
collège  de  Paris  (car  c'était  de  là  que  partaient  tous  les 
coups)  se  révolta  contre  le  P.  André.  Ils  s'abandon- 
nèrent contre  lui  aux  plus  ridicules  emportements,  jus- 
qu'à le  traiter  de  visionnaire,  d'hétérodoxe,  de  huguenot, 
d'athée,  et  même  jusqu'à  comparer,  par  une  espèce  de 
fanatisme,  la  soumission  qu'il  devait  au  jugement  de  sa 
Compagnie  à  celle  qu'on  doit  aux  décisions  de  l'Eglise. 
Tout  cela  revenait  au  P.  André,  tantôt  par  le  canal  de  ses 
amis,  tantôt  par  celui  de  ses  adversaires.  On  lui  donnait 
là- dessus  les  avis  les  plus  effrayants.  Mais  quand  on  ne 
craint  que  Dieu,  on  est  trop  fort  contre  les  hommes.  Il 
attendit  tranquillement  ce  qu'il  plairait  au  ciel  qu'ils  or- 
donnassent de  lui. 

Cependant  les  jésuites ,  qui  avaient  résolu  à  quelque 

'  Le  P.  André  dit  plus  tard  que  celte  épithète  ne  lui  convenait 
point  :  il  n'agissait  ainsi  que  parce  qu'il  était  poussé. 


La  Vie  du  R.  P.  Malehranche  353 

prix  (lue  ce  pût  être,  que  le  P.  André  dît  publiquement 
anathème  au  P.  iMalebranche ,  réformèrent  quelques 
termes  de  leur  nouveau  formulaire.  On  en  ôta  ces  pa- 
roles :  Je  fais  profession  de  croire,  qui  sont  en  effet  extra- 
vagantes dans  des  matières  physiques.  On  se  contenta  de 
lui  faire  dire  à  la  tête  de  chaque  article  qu'il  avait  en- 
seigné contre  le  P.  Malehranche,  ou  qu'il  enseignerait 
dans  la  suite  de  son  cours  telles  et  telles  opinions.  Du 
reste,  on  laissa  dans  son  entier  tout  le  fond  de  la  pièce , 
les  faussetés,  les  injures;  on  la  renvoya  ainsi  au  P.  An- 
dré, avec  nouvel  ordre  de  la  dicter  incessamment.  Nouvel 
embarras  pour  sa  conscience.  Car  enfin,  il  fallait  tou- 
jours rejeter  une  doctrine  qui  lui  paraissait  vraie  ,  et 
noter  une  personne  qu'il  tenait  pour  très  orthodoxe.  11 
était  d'avis  de  n'en  rien  faire.  Il  ne  voulut  pourtant  pas 
s'en  rapporter  à  son  propre  sens;  il  consulta  diverses 
personnes,  tant  jésuites  qu'autres;  il  consulta  même  un 
ami  intime  du  P.  Malehranche  '  ;  tous  décidèrent  que 
dans  les  circonstances  il  fallait  obéir  :  les  uns,  qu'il  le 
devait  pour  ne  pas  irriter  la  Compagnie;  et  les  autres, 
qu'il  le  pouvait  sans  offenser  Dieu.  La  raison  de  ceux-ci 
était  que  tout  le  monde  entend  bien  -  ce  que  veulent  dire 
ces  rétractations  de  collège  :  qu'elles  signifient  seulement 


'  Le  P.  Lamy,  de  l'Oratoire,  mort  le  29  janvier  1715,  à  soixante- 
quatorze  ans.  Le  P.  André  l'allait  voir  et  en  recevait  visite. 

Voici  ce  qu'écrivit  le  P.  Lanvj  à  André  :  «  //  n'jj  a  ni  raison 
ni  autorité  qui  puisse  faim  revenir  ceux  avec  qui  vous  avez 
affaire.  Il  n'est  jamais  permis  de  dire  que  l'on  croit  vrai  ce  que 
Von  croit  faux;  mais  tous  les  Jours  un  professeur  qui  supplée 
pour  un  autre  dicte  ses  caliiers  quoiqu'il  n'en  apjiruuve  pas  les 
sentiments.  Ainsi  je  dicterais  quelque  rétractation  qu'on  ait 
composée,  et  je  le  /"e/'rtfs  extra locum,  c'est-à-dire  sans  la  lier 
avec  ce  qui  précède  ou  ce  qui  suit,  afin  qu'un  conçut  que  c'est 
parce  qu'on  le  veut,  etc.  (  Charma  et  Mancel ,  Op.  cit.,  1,  73.) 

2  Et  nous  autres,  gens  à  équivoques,  encore  mieux  que  les 
autres,  disait  à  peu  près  le  P.  André  en  plaisantant. 


354  Bibliothèque  Oratorienne 

que  la  Compagnie  ou  l'Université  dont  on  est  membre 
n'approuve  pas  l'opinion  que  l'on  rétracte  ou  que  l'on 
condamne;  qu'ainsi  le  Père  ne  pécherait  pas  plus  en  dic- 
tant l'écrit  de  son  provincial,  qu'un  préfet  de  collège  qui 
supplée  pour  un  professeur,  en  dictant  ses  cahiers,  quoi- 
qu'il n'en  approuve  pas  les  sentiments.  Mais  parce  qu'on 
ne  peut  être  trop  scrupuleux  sur  la  bonne  foi  et  sur  la 
charité,  le  P.  André  déclara  à  ses  supérieurs  qu'en  obéis- 
sant il  ne  prétendait  que  dicter  les  sentiments  de  la 
Compagnie,  et  à  ses  écoliers,  que  ce  n'était  pas  lui  qui 
parlait  dans  l'écrit  en  question  ^. 

Le  P.  Malebranchc  n'ignora  pas  longtemps  l'affront 
que  les  jésuites  lui  venaient  de  faire.  Ses  amis  de  Rouen 
l'en  instruisirent  à  fond;  ils  lui  mandèrent  leur  déchaîne- 
ment, ils  lui  envoyèrent  leur  écrit.  Il  y  en  eut  même  qui 
voulaient  qu'il  prît  feu  et  qu'il  répondît  à  leur  attaque; 
mais  ils  ne  purent  l'y  résoudre  :  l'amour  de  la  paix  le 
rendit  inébranlable  dans  son  ancienne  maxime,  de  ne  se 
défendre  qu'à  la  dernière  extrémité.  D'ailleurs,  il  ne 
manquait  pas  de  raisons  pour  justifier  son  inclination  pa- 
cifique. 11  ne  croyait  pas  devoir  attaquer  en  général  tout 
le  corps  des  jésuites,  et  les  particuliers  auteurs  de  l'écrit 
lui  étaient  inconnus.  Le  P.  André  ne  lui  paraissait  pas 
coupable  pour  l'avoir  dicté.  A  qui  donc  adresser  sa  dé- 
fense? Ainsi,  plutôt  que  de  se  battre  en  l'air  ou  contre 


'  Après  cette  afl'aire,  un  des  écoliers  du  P.  André  lui  rapporta 
que  quelqu'un  avait  dit  en  ville  :  «  Voyez -vous  ces  jésuites,  ils 
sont  ennemis  de  tout  bien.  »  Plusieurs  écoliers  s'en  moquèrent, 
d'autres  l'insérèrent  bonnement  à  la  suite  de  leurs  cahiers.  Un 
certain  Goden,  qui  avait  de  l'esprit,  dit  à  ses  camarades  en  sui- 
vant le  P.  André  :  Eamiis  et  nos  et  moriamur  cum  eo.  Un  cer- 
tain l'Archevêque ,  répétiteur  de  philosophie ,  excellent  argumen- 
tant, proposait  au  P.  André  de  très  bonnes  difficultés  ;  il  se  moquait 
aussi  très  fort  de  l'impertinent  écrit.  Cependant  cet  écrit  excita 
peu  de  sensation  dans  la  ville  de  Rouen. 


La  Vie  du  R.  P.  Malcbranche  355 

un  corps  qu'il  ne  voulait  pas  choquer,  le  parti  qu'il  em- 
brassa fut  de  se  taire,  en  attendant  une  occasion  de  parler 
tout  à  fait  indispensable.  On  ne  tarda  guère  à  lui  en 
fournir  une.  Voici  à  quel  sujet. 

Dans  le  temps  même  que  les  jésuites  pressaient  le 
P.  André  de  rétracter  publiquement  ce  qu'ils  appelaient 
malebranchisme,  il  parut  un  ouvrage  d'un  illustre  auteur 
de  leurs  amis  ,  qui  en  admettait  clairement  les  deux 
grands  principes  :  c'était  le  livre  du  célèbre  M.  de  Fénc- 
lon,  archevêque  de  Cambrai,  sur  VExistence  de  Dieu.  On 
lui  en  avait,  disait- on,  dérobé  le  manuscrit;  on  l'avait 
imprimé  à  son  insu  ^  ;  et,  en  effet,  ce  n'est  qu'une  ébau- 
che ,  mais  où  il  ne  laisse  pas  d'y  avoir  de  forts  beaux 
traits.  Afin  qu'on  entende  mieux  la  suite,  il  faut  que 
nous  en  donnions  une  idée  plus  étendue. 

M.  de  Cambrai  avoue  d'abord  que  les  preuves  méta- 
physiques de  l'existence  de  Dieu,  c'est-à-dire  celles  qu'on 
tire  de  son  idée,  sont  les  plus  excellentes  pour  ceux  qui 
en  sont  capables.  Rapportons  ses  propres  paroles'  :  «  Que 
les  hommes  accoutumés  à  méditer  les  vérités  abstraites, 
et  à  remonter  aux  premiers  principes,  connaissent  la  di- 
vinité par  son  idée,  c'est,  dit-il,  un  chemin  sûr  pour  ar- 
river à  la  source  de  toute  vérité.  Mais  plus  ce  chemin  est 
droit  et  court,  plus  il  est  rude  et  inaccessible  au  commun 
des  hommes,  qui  dépendent  de  leur  imagination.  C'est 
une  démonstration  si  simple,  qu'elle  échappe  par  sa  sim- 
plicité aux  esprits  incapables  des  (juestions  purement 
inlellecluclles.  Plus  cette  voie  de  trouver  le  premier  être 
(,'st  parfaite,  moins  il  y  a  d'esprits  capables  de  la  suivre. 


1  E'^t-ce  bien  sur?  H  est  permis  d'en  douter  (juand  on  se  sou- 
rient que  pareil  bruit  courut  au  sujet  du  Tclémaquc ,  que  ce- 
pendant Fcnelon  fit  bien  imprimer  lui-même. 

2  C'est  le  commencement  même  du  traité. 


356  Bibliothèque  Oratorienne 

Mais  il  y  a  une  autre  voie  moins  parfaite,  qui  est  propor- 
tionnée aux  hommes  les  plus  médiocres.  » 

C'est  celle  que  prend  M.  de  Cambrai  au  commen- 
cement de  son  livre.  Il  cherche  et  il  trouve  sensiblement 
Dieu  dans  toutes  les  merveilles  de  la  nature ,  dont  il  dé- 
montre que  le  simple  coup  d'œil  suffit  pour  le  rendre  vi- 
sible à  tous  les  esprits  attentifs.  Mais,  après  avoir  bien 
rebattu  ces  preuves  sensibles  de  l'existence  de  Dieu,  il 
vient  aux  plus  abstraites,  comme  aux  plus  lumineuses 
pour  ceux  qui  les  peuvent  comprendre.  Je  ne  m'arrête 
qu'à  deux  principales,  qu'il  a  manifestement  puisées  dans 
les  nouveaux  philosophes,  ou  plutôt,  si  l'on  veut,  dans 
saint  Augustin.  Car  c'est  le  seul  auteur  que  cite  M.  de 
Cambrai,  en  les  rapportant. 

La  première  est  tirée  de  l'inefficacité  des  causes  se- 
condes ;  elle  est  conçue  en  ces  termes  '  :  «  L'âme ,  qui 
gouverne  la  machine  du  corps  humain,  en  meut  à  pro- 
pos tous  les  ressorts,  sans  les  voir,  sans  les  discerner, 
sans  en  savoir  ni  la  tigurc,  ni  la  situation,  ni  la  force. 
Quel  prodige  !  Mon  esprit  commande  à  ce  qu'il  ne  connaît 
pas  et  qu'il  ne  peut  voir,  à  ce  qui  ne  connaît  point  et  qui 
est  incapable  de  connaissance,  et  il  est  infailliblement 
obéi.  Que  d'aveuglement!  que  de  puissance!  L'aveugle- 
ment est  de  l'homme;  mais  la  puissance,  de  qui  est-elle? 
A  qui  l'attribuerons-nous,  si  ce  n'est  à  Celui  qui  voit  ce 
que  l'homme  ne  voit  pas,  et  qui  fait  en  lui  ce  qui  le  sur- 
passe. » 

M.  de  Cambrai  prouve  fort  au  long  celte  proposition 
contradictoire  à  l'écrit  des  Pères  jésuites,  qui  veulent 
que  l'âme  ait  la  puissance  de  remuer  son  corps  par  une 
réelle  efficace.  Il  appuie  même  sa  pensée  de  l'aulorité  de 
saint  Augustin,  dont  il  cite  un  long  passage,  pour  faire 

»  Article  47. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  357 


taire  apparemment  ceux  qui  la  taxent  de  nouveauté. 
Mais  il  va  plus  loin  %  car  il  y  prouve  qu'un  être  supé- 
rieur à  nous  est  la  cause  réelle  et  immédiate  de  toutes  les 
modifications  de  l'âme  et  du  corps.  Ce  qui,  néanmoins, 
ne  doit  pas  s'entendre  des  actes  libres  dans  le  même 
sens  que  des  autres  actes,  soit  de  l'entendement,  soit  de 
la  volonté.  C'est  sa  première  démonstration  métaphy- 
sique de  l'existence  de  Dieu. 

La  seconde  est  prise  de  la  nature  des  idées;  ce  qui 
nous  conduit  tout  droit  à  l'existence  d'une  raison  supé- 
rieure à  nos  esprits,  d'une  vérité  éternelle  dans  laquelle 
nous  voyons  tout  ce  que  nous  connaissons  d'immuable- 
ment vrai,  d'un  maître  intérieur  qui  nous  instruit,  qui 
nous  reprend,  qui  nous  menace,  qui  nous  corrige  par  des 
leçons  intimes,  que  nous  sommes  contraints  d'écouter 
malgré  nous,  ([uoique  nous  puissions  ne  les  pas  suivre. 
Ici  un  détail  me  paraît  nécessaire.  Mais,  pour  abréger,  on 
ne  fera  ordinairement  qu'indiquer  les  titres  des  articles 
où  les  matières  sont  traitées.  Or  M.  de  Cambrai  entre- 
prend de  prouver  : 

1"  Que  notre  esprit  a  l'idée  de  l'infini  ; 

2»  Que  l'esprit  ne  connaît  le  iini  que  par  l'idée  de  l'in- 
lini,  ou,  comme  il  parle  ailleurs,  (jue  dans  l'infini  même, 
article  51  ; 

3°  Que  les  idées  de  l'esprit  sont  universelles,  éter- 
nelles et  immuables,  sur  ([uoi  il  allègue  encore  l'autorité 
de  saint  Augustin,  livre  II  du  Libre  arbitre; 

4«  Que  les  idées  de  l'homme  sont  les  règles  immuables 
de  ses  jugements,  d'où  il  conclut  que  c'est  là  proprement 
ce  (|ue  nous  appelons  notre  raison  ; 

5°  Que  la  raison  supérieure,  qui  me  corrige  dans  le 
besoin,  n'est  point  à  moi,  et  (lu'ellc  ne  fait  point  partie 

1  Article  65. 


3oS  Bibliothèque  Oratorienne 

de  moi-même.  Car  voici  comme  raisonne  M.  de  Cambrai: 
«  Cette  règle  est  parfaite  et  immuable  ;  je  suis  cbangeant 
et  imparfait;  quand  je  me  trompe,  elle  ne  perd  point  sa 
droiture;  quand  je  me  détrompe,  ce  n'est  pas  elle  qui  re- 
vient au  but.  C'est  elle  qui ,  sans  s'être  jamais  écartée  a 
l'autorité  sur  moi  de  m'y  rappeler  et  de  m'y  faire  reve- 
nir. C'est  un  maître  intérieur  qui  me  fait  taire,  qui  me 
fait  parler,  qui  me  fait  croire,  qui  me  fnit  douter,  qui  me 
fait  avouer  mes  erreurs,  ou  confirmer  mes  jugements; 
en  l'écoutant  je  m'instruis,  en  m'écoutant  moi-même  je 
m'égare;  » 

6*^  Que  la  raison  est  la  même  dans  tous  les  hommes 
de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  pays.  Leur  accord  una- 
nime dans  les  premiers  principes  du  bon  sens ,  dans  les 
vérités  de  géométrie,  dans  celles  d'arithmétique,  même 
dans  certains  points  de  morale ,  comme  dans  l'estime  de 
la  sincérité,  de  la  justice,  de  la  modération,  de  la  bonté, 
en  est  la  preuve  démonstrative.  Ainsi,  conclut  M.  de 
Cambrai ,  ce  qui  paraît  le  plus  à  nous,  et  être  le  fond  de 
nous-mêmes,  est  ce  qui  nous  est  le  moins  propre,  et  ce 
qu'on  doit  croire  le  plus  emprunté.  Nous  recevons  sans 
cesse,  et  à^tout  moment,  une  raison  supérieure  à  nous, 
comme  nous  respirons  sans  cesse  l'air,  qui  est  un  corps 
étranger,  ou  comme  nous  voyons  sans  cesse  tous  les 
objets  voisins  de  nous  à  la  lumière  du  soleil,  dont  les 
rayons  sont  des  corps  étrangers  à  nos  yeux; 

7°  Que  la  raison  est  en  l'homme  indépendante  de 
l'homme,  et  au-dessus  de  lui;  d'où  il  s'ensuit  encore, 
<[ue  cette  raison  est  fort  différente  de  mon  âme.  C'est  la 
conclusion  qu'en  tire  M.  de  Cambrai  ; 

8°  Que  c'est  la  vérité  primitive  elle-même  qui  éclaire 
tous  les  esprits,  en  se  communiquant  à  eux.  Où  est-elle, 
cette  raison?  Où  est-elle,  cette  lumière?  demande  M.  de 
Cambrai;  tout  œil  la  voit,  et  il  ne  verrait  rien,  s'il  ne  la 


La  Vie  du  fi,  P.  Malebranche  359 

voyait  pas,  puisque  c'est  par  elle,  et  à  la  faveur  de  ses 
rayons,  qu'il  voit  toutes  choses.  Gomme  le  soleil  sensible 
éclaire  tous  les  corps,  de  même  ce  soleil  d'intelligence 
éclaire  tous  les  esprits.  La  substance  de  l'œil  de  l'homme 
n'est  point  la  lumière:  au  contraire,  l'œil  emprunte  à 
cha(|ue  moment  la  lumière  des  rayons  du  soleil.  Tout  de 
même,  mon  esprit  n'est  point  la  raison  primitive,  la 
vérité  universelle  et  immuable  ;  il  est  seulement  l'organe 
par  où  passe  cette  lumière  originale,  et  qui  en  est  éclairé. 
La  comparaison  est  de  saint  Augustin  :  hic  quia  tu  tibi 
lumen  non  es:  ut  multum  oculus  es; 

9"  Que  c'est  par  la  lumière  de  la  vérité  primitive,  que 
l'homme  juge  si  ce  qu'on  lui  dit  est  vrai  ou  faux,  c'est- 
à-dire,  comme  parle  M.  de  Cambrai,  en  consultant  le 
maître  intérieur  ; 

10°  Que  la  raison  supérieure  (jui  réside  dans  l'homme 
est  Dieu  même.  La  chose  est  par  avance  déjà  toute 
prouvée.  Cette  raison  n'est  pas  nous,  car  elle  nous  est 
supérieure;  elle  n'appartient  à  aucun  esprit  borné,  car 
elle  est  parfaite.  Cependant  il  faut,  dit  M.  de  Cambrai, 
qu'elle  soit  ({uelque  chose  de  réel,  car  le  néant  ne  peut 
être  parfait.  La  conclusion  saute  aux  yeux.  Donc,  etc.  ; 

1 1°  Que  nous  avons  l'idée  de  l'unité  :  que  cette  idée 
prouve  ([u'il  y  a  des  substances  (jui  ne  sont  point  maté- 
rielles; qu'elle  prouve  même  qu'il  y  a  un  être  parfaite- 
ment un,  qui  est  Dieu.  Le  raisonnement  du  prélat  est  en 
ces  deux  mots  :  j'ai  l'idée  de  l'unité  parfaite  ou  parfaite- 
ment simple,  c'est-à-dire  qui  n'admet  ni  composition  de 
parties,  ni  de  succession  de  modes  ou  de  manières  d'être; 
donc  elle  existe;  en  un  mot,  je  la  \ois,  donc  elle  est. 

(Mais  où  est-elle?  Il  est  évident  que  ce  ne  peut-être  ({u'en 
Dieu.  M.  de  Cambrai  allègue  encore  ici  l'autorité  de  saint 
Augustin. 

Enfin,  tout  son  livre  de  VExistence  de  Dieu  est  rempli 


360  Bibliothèque  Oralorienne 

de  ces  raisonnements,  fondés  sur  les  principes  de  M.  Des- 
cartes et  <ki  P.  Malcbranche,  principes  non  seulement 
qu'il  suppose,  mais  ({u'il  prouve,  qu'il  étend  et  qu'il  ap- 
puie presque  toujours  de  saint  Augustin,  son  grand  au- 
teur. Mais  ce  que  nous  en  avons  rapporté  suffit  pour 
notre  dessein.  Venons  aux  faits  qui  en  furent  les  suites. 

A  la  première  lecture  du  livre  de  M.  de  Cambrai,  tout 
le  public  vit  bien  que  l'auteur  était  dans  les  sentiments 
du  P.  Malebranche.  Les  jésuites  même  le  sentirent;  ils 
en  furent  très  embarrassés.  Car,  depuis  l'alTaire  du  quié- 
tisme,  tout  le  monde  sait  ou  peut  savoir  (ju'il  y  avait 
entre  eux  et  le  prélat  une  liaison  fort  étroite;  ils  avaient 
embrassé  son  parti  contre  M.  de  Meaux.  Il  avait  pris  le 
leur  contre  les  jansénistes,  contre  lesquels  il  a  écrit  assez 
bien,  quoique  longuement.  Le  prélat  avait  besoin  d'eux 
pour  se  relever;  les  jésuites  n'en  avaient  pas  moins  du 
prélat  pour  se  soutenir.  On  peut  même  dire  qu'alors  ils 
en  avaient  un  extrême  besoin.  La  raison  en  est  connue. 
M.  de  Cambrai,  (]ui  leur  était  nécessaire,  ne  pouvait  donc 
être  que  fort  orthodoxe ,  et  quoiqu'il  soutînt  des  opinions 
que  leur  écrit  de  Rouen  censurait  comme  des  erreurs,  la 
censure  n'était  pas  pour  lui.  Mais  d'ailleurs,  parce  qu'il 
était  à  craindre  qu'on  ne  se  prévalût  de  son  autorité  pour 
défendre  le  P.  Malcbranche  contre  leurs  calomnies,  il 
fallait  de  loin  se  préparer  une  défaite.  Les  savants  de 
collège  n'en  manquèrent  jamais  :  les  jésuites  en  trouvè- 
rent une. 

Ce  fut  de  composer  pour  le  livre  de  M.  de  Cambrai 
une  préface,  où  l'on  irait  au-devant  de  la  difficulté.  Le 
P.  de  Tourneniine  %  homme  d'un  savoir  assez  médiocre, 
mais  d'une  hardiesse  qui  supplée  à  tout,  fui  choisi,  ou  se 


'  René- Joseph,  ué  à  Rennes  le  26  avril  1661,  mort  à  Paris 
Is  16  mai  1739,  à  soixaute-dix-liuit  ans. 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  3G1 

choisit  lui-même  pour  ce  dessein.  La  première  édition  du 
livre  était  déjà  épuisée;  on  en  préparait  une  seconde;  il 
profita  de  la  conjoncture;  il  fit  sa  préface,  dans  laquelle , 
après  avoir  lui-même  fort  vanté  l'ouvrage,  il  le  fait  criti- 
quer par  d'autres,  pour  avoir  lieu  de  le  défendre  aux  dé- 
pens des  nouveaux  philosophes. 

La  critique  prétendue  tombe  sur  deux  points  :  premiè- 
rement, sur  ce  que  M.  de  Cambrai  s'est  servi  des  prin- 
cipes de  M.  Descartes  et  du  P.  Malebranche,  pour  démon- 
trer l'existence  de  Dieu;  secondement,  sur  ce  qu'il  n'a 
pas  expressément  réfuté  l'impie  système  de  Spinosa. 
Nous  ne  parlerons  que  de  la  première;  mais  elle  est  trop 
curieuse,  pour  en  passer  rien  :  la  voici  en  propres  termes, 
avec  la  réponse  que  la  préface  y  donne  : 

«  On  a  fait  cependant  deux  remarques  qui  méritent 
qu'on  les  examine.  L'auteur,  dit-on,  s'appuie  quelquefois 
sur  des  opinions  nouvelles,  fort  contestées  et  fort  éloi- 
gnées de  la  certitude  des  principes.  La  réponse  à  cette 
objection  n'est  pas  difficile  (c'est  principalement  des  arti- 
cles 58  et  G5  qu'il  s'agit),  et  l'on  peut  dire  que  l'auteur, 
ayant  proposé  dans  les  articles  précédents  des  preuves 
universelles  et  propres  à  tout  le  monde,  en  propose  dans 
cet  article  de  particulières,  de  respectives,  de  ces  argu- 
ments qu'on  nomme  ad  hominem,  fondés  sur  les  principes 
reçus  par  les  adversaires  contre  qui  on  dispute.  Ce  sont 
des  démonstrations  pour  les  cartésiens  et  pour  les  male- 
brancliistes.  L'auteur  n'a  pas  dû  les  oublier,  etc.  » 

Le  sens  de  ces  paroles  n'était  pas  équivoque;  elles 
mettent  clairement  les  cartésiens  et  les  malebranchistes 
au  rang  des  impies,  qui  ont  besoin  qu'on  leur  prouve 
qu'il  y  a  un  Dieu.  La  calomnie  est,  en  tout  sens,  extra- 
vagante. Car,  suivant  ces  philosophes,  il  est  plus  évident 
qu'il  y  a  un  Dieu,  qu'il  n'est  évident  qu'il  y  a  des  corps  ; 
vérité  néanmoins  dont  personne  n'a  jamais  douté  sérieu- 
BlBL.  OR.  —  VIII  11 


362  Bibliothèque  Oralorienne 

sèment.  De  plus,  il  était  certain  que  M.  de  Cambrai,  sans 
parler  des  autres  principes,  était,  sur  la  matière  des  idées, 
du  sentiment  du  P.  Malebranche.  Mais  la  malignité  de 
l'auteur  de  la  préface ,  pour  n'être  ni  ingénieuse  ni  bien 
concertée,  n'en  était  pas  moins  offensante. 

Le  P.  Malebranche  en  fut  blessé  jusqu'au  vif.  Il  com- 
para ce  qu'il  voyait  dans  un  livre  public  avec  ce  qu'il 
entendait  dire,  que  les  jésuites  avaient  résolu  sa  perte.  En 
cfïet,  depuis  quelque  temps  ils  y  procédaient  d'une  ma- 
nière qui  marquait  un  dessein  formé.  D'abord  ils  se 
contentaient  de  le  décrier  dans  leurs  maisons,  pour  pré- 
venir leurs  jeunes  pères.  P>ientôt  la  médisance  passa  au 
dehors  parmi  les  personnes  qui  leur  étaient  attachées, 
pour  les  armer  contre  lui  des  mêmes  préventions.  La 
vive  voix  fut  ensuite  accompagnée  d'écrits;  on  en  lit 
courir  quelques-uns  de  collège  en  collège,  pour  y  établir 
une  tradition  secrète  contre  sa  doctrine.  On  en  fit  dicter 
d'autres  par  des  professeurs,  comme  pour  pressentir  le 
monde.  Enfin,  ce  qu'on  ne  disait  autrefois  qu'à  l'oreille, 
ou  dans  des  manuscrits  obscurs,  on  le  jette  maintenant 
dans  la  préface  d'un  livre  imprimé,  comme  pour  voir 
s'il  est  temps  de  le  faire  éclore  dans  quelque  ouvrage 
plus  étendu. 

Le  P.  Malebranche  n'était  pas  défiant,  surtout  en  ma- 
tière de  charité.  Ne  voulant  que  du  bien  à  tout  le  monde, 
il  ne  croyait  qu'avec  peine  qu'on  lui  voulût  du  mal.  Mais 
tant  de  preuves  de  la  mauvaise  volonté  des  jésuites  à  son 
égard,  ne  lui  permettaient  plus  d'en  douter,  ni  de  se 
taire.  Il  songea  donc  à  se  défendre.  Sa  première  pensée 
fut  d'attaquer  leur  préface  par  un  ouvrage  public.  11 
trouvait  dans  ce  parti  de  grands  avantages;  il  était  facile 
de  montrer,  par  tout  le  texte  de  M.  de  Cambrai ,  le  faux 
et  le  ridicule  de  l'échappatoire  du  P.  de  Tournemine.  Ce 
qu'il  savait  d'ailleurs  des  sentiments  du  prélat,  lui  don- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  363 

liait  un  beau  champ  contre  son  adversaire.  L'embarras 
des  jésuites,  qui,  dans  le  temps  même  qu'ils  entrepre- 
naient de  le  perdre,  le  voyaient  sauvé  de  leurs  mains  par 
un  de  leurs  amis,  lui  fournissait  encore  une  scène  assez 
plaisante.  Il  en  pouvait  faire  une  autre,  qui  n'eût  pas  été 
moins  agréable,  de  la  liberté  qu'ils  prenaient  alors,  d'ac- 
corder ou  de  refuser  à  qui  bon  leur  semblait ,  des  lettres 
de  catholicité,  ou  même  de  christianisme.  Ces  moyens  de 
défense,  qui  naissaient  du  fond  môme  de  sa  cause,  lui 
auraient  sans  doute  gagné  tous  les  suffrages  du  public. 
Après  y  avoir  bien  pensé,  le  P.  Malebranche  ne  crut  pas 
devoir  encore  porter  son  aifaire  à  ce  tribunal;  son  hu- 
meur pacifique  lui  faisait  craindre  une  guerre  déclarée  ; 
il  craignait  de  plus  d'attirer  de  nouvelles  persécutions  à 
ses  confrères  de  la  part  des  jésuites,  en  ce  temps-là  si  re- 
doutables, et  qui  avaient,  disait-on,  juré  la  ruine  de 
l'Oratoire,  comme  ils  avaient  déjà  exécuté  celle  de  Port- 
Iloyal  ^  Cette  raison  de  charité  l'arrêta  tout  court;  il  prit 
donc  un  autre  parti,  qui  lui  parut  plus  doux  et  moins 
dangereux  :  ce  fut  d'écrire  à  M.  de  Cambrai,  pour  l'en- 
gager sans  éclat  à  faire  supprimer  la  calomnie  qu'on 
avait  insérée  dans  la  préface  de  son  nouveau  livre. 
Quoique  la  lettre  du  P.  Malebranche,  n'étant  pas  des- 
tinée à  voir  le  jour,  soit  peu  exacte  et  pour  le  style 
et  pour  la  méthode,  on  croit  obliger  le  public,  en  lui  en 
donnant  ici  la  substance;  car  c'est  principalement  dans 
ces  sortes  d'écrits,  qui  ne  sont  point  faits  pour  la  montre, 
que  le  fond  de  l'homme  se  découvre  sans  aflectation  '. 

1  C'est  bien,  en  effet,  de  cette  épofjiie  que  date  la  fameuse 
lettre  du  P.  le  Tellier,  plaidcnit  auprès  du  roi  la  destruction 
de  l'Oratoire,  lettre  dont  ce  passage  du  P.  André  vient  con- 
firmer l'authenticité. 

2  Cette  analyse  est  d'autant  plus  intéressante  que  cette  lettre 
de  Malebranche  à  Fénelon  [qui  ne  fut  du  reste  ]ias  remise  à  ce 
dernier,  on  le  verra  plus  bas)  n'a  jamais  été  publiée. 


364  Bibliothèque  Oratorienne 


L'auteur  se  propose ,  en  général ,  trois  causes  à  dé- 
fendre :  celle  de  la  vérité,  surtout  en  ce  qui  regarde  les 
idées;  la  sienne  propre,  en  ce  qui  regarde  la  religion,  et 
celle  du  P.  André,  en  ce  qui  regarde  la  philosophie.  Ve- 
nons au  détail. 

Après  un  exorde  fort  obligeant  pour  M.  de  Cambrai, 
sur  le  grand  succès  de  son  livre  de  Y  Existence  de  Dieu, 
le  P.  Malebranche  se  plaint  de  la  calomnie  avouée  dans 
la  préface  qu'on  avait  mise  dans  la  seconde  édition.  Il 
la  rapporte  mot  pour  mot  et  tout  entière ,  telle  que  nous 
l'avons  nous-mêmes  transcrite  sur  la  préface  même.  Le 
fait  ainsi  exposé,  il  entre  en  matière.  II  démontre,  mais 
avec  une  pleine  évidence,  qu'il  n'y  a  point  de  sens  com- 
mun dans  le  dessein  qu'on  attribue  à  M.  de  Cambrai , 
c'est-à-dire  de  n'avoir  appuyé  dans  son  livre,  sur  les 
principes  de  M.  Descartes  et  du  P.  Malebranche,  que 
pour  prouver  l'exi-^tence  de  Dieu  aux  cartésiens  et  aux 
malebranchistes ,  par  des  arguments  ad  homimm.  Car  ce 
prélat,  ayant  déclaré  dès  le  premier  article  de  son  ou- 
vrage, que  les  preuves  métaphysiques  de  l'existence  de 
Dieu  sont  excellentes  pour  ceux  qui  en  sont  capables ,  il 
faut  qu'il  les  croie  telles;  et  puisqu'il  ne  donne  dans  le 
corps  de  son  livre  que  celles  du  P.  Malebranche,  sans 
avertir  nulle  part  qu'il  raisonne  ad  hominem,  appuyant 
au  contraire  ces  preuves  de  toute  son  éloquence,  et  par 
l'autorité  de  saint  Augustin ,  c'est  une  nécessité  qu'il  les 
juge  en  elles-mêmes,  non  seulement  fort  bonnes,  mais 
les  meilleures  de  toutes.   Or  de  là  le  P.  Malebranche 
conclut   que  les  adversaires  contre  qui  dispute  M.  de 
Cambrai  ne  sont  pas  les  malebranchistes,  à  qui  il  n'est 
pas  besoin  de  prouver  leurs  propres  sentiments,  mais  les 
antimalebranchistes,  ceux  à  qui  il  faut  prouver  que  les 
idées  sont  universelles,  nécessaires,  ceux  qui  ne  veulent 
pas  qu'elles  subsistent  en  Dieu,  et,  par  conséquent,  l'au- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  363 

teur  de  la  préface.  La  conclusion  paraîtra  évidente  à 
quiconque  lira  un  peu  attentivement  le  livre  en  question, 
depuis  la  page  154  jusqu'à  la  222,  ou  seulement  les 
titres  des  articles. 

Ici  le  P.  Malebranche,  qui  ne  connaissait  pas  encore 
l'auteur  de  la  préface,  ouvre  son  cœur  à  M.  de  Cambrai 
sur  les  divers  sujets  de  plaintes  qu'il  avait  des  jésuites  , 
sans  leur  en  avoir  lui-même  jamais  donné  aucun.  11  ne 

I  s'amuse  pourtant  point  à  déclamer  en  l'air,  ce  que  la  cha- 
rité ne  permet  pas;  il  appuie  toutes  ses  plaintes  sur  des 
faits  avérés,  sur  les  calomnieuses  critiques  de  leur  Jour- 
nal de  Trévoux,  sur  la  persécution  actuelle  qu'ils  faisaient 
à  Rouen  au  P.  André,  quoique,  de  leur  propre  aveu,  il 
n'eût  point  d'autre  crime  que  d'être  de  ses  amis\  et  dans 
quelques-uns  de  ses  sentiments  ;  sur  l'injurieux  formu- 
laire, qu'ils  avaient  obligé  ce  professeur  de  dicter  contre 
sa  doctrine;  enfin  sur  des  lettres  que  de  leurs  Pères 
avaient  écrites  à  diverses  personnes  pour  décrier  sa  reli- 
gion ,  et  qu'il  avait  lui-même  vues.  Il  en  cite  quelques 
traits  fort  emportés  ;  voici  un  fait  qui  les  renferme  tous. 
Ce  n'est  pas  au  reste  quelque  jésuite  obscur  et  d'autant 
plus  zélé  qu'il  est  plus  ignorant,  qui  le  fournit  au  P.  Ma- 
lebranche; c'est  un  de  leurs  savants  du  premier  ordre:  en 
un  mot  le  P.  Hardouin,  qui  a,  dit-on,  dans  sa  mémoire, 
une  bibliothèque  tout  entière,  mais  dont  on  va  voir 
que  la  science  ne  pénètre  pas  jusqu'à  l'esprit.  Le  fait  est 
que  ce  grand  polymatbe  disait  hautement  et  impuné- 
ment, dans  leur  collège  de  Clermont,  que  le  malebran- 
chisme  était  le  pur  athéisme.  La  proposition  est  violente. 
,  La  preuve  qu'il  en  donnait  à  ses  disciples  est  tout 
à   fait  curieuse.    Car,    supposant    d'abord    comme    dos 

'  Le  P.  André  écrivait  tous  les  ans  au  P.  Malebranche  et  on 
recevait  réponse. 


366  Bibliothèque  Orotorienne 

articles  de  foi  les  sentiments  des  philosophes  péripatéti- 
ciens,  et,  par  ce  principe,  croyant  de  tout  son  cœur  que 
notre  entendement  produit  ses  intellections  par  des  actes 
vitaux  (c'était  son  terme,  plus  savant  que  lumineux),  il 
raisonnait  ainsi  :  les  idées  qu'admet  le  P.  Malebranche 
ne  sont,  en  effet,  rien  de  distingué  des  perceptions  de 
l'esprit.  Ce  ne  sont  que  de  pures  chimères,  que  des  êtres 
de  raison,  que  les  universaux  de  l'école,  qui  ne  sont  rien 
a  parte  rei.  Son  infini  par  conséquent,  son  idée  de  l'ôlre 
en  général ,  ou  son  être  qui  renferme  les  perceptions  de 
tous  les  êtres,  sa  raison  souveraine  et  commune  à  tous 
les  esprits,  en  un  mot,  le  Dieu  du  P.  Malebranche  n'est 
pas  le  vrai  Dieu. 

Le  P.  Malebranche  rapporte  ce  raisonnement  sur  la  foi 
d'un  ancien  disciple  du  P.  Hardouin  ;  mais  on  sait  d'ail- 
leurs, à  n'en  pouvoir  douter,  que  si  ce  ne  sont  point 
là  ses  propres  paroles,  c'est  le  sens  de  ce  qu'il  a  dit  mille 
fois.  La  circonstance  que  la  lettre  ajoute  est  encore  plus 
surprenante.  Ce  même  disciple  ayant  répliqué  un  jour  à 
son  maître  (|uc  le  P.  Malebranche  prouvait  son  sentiment 
par  saint  Augustin  :  «  Il  est  vrai,  lui  répondit-il,  le 
P.  Malebranche  a  raison,  mais  nos  Pères,  ajouta-t-il  aus- 
sitôt, en  levant  les  yeux  au  ciel,  nos  Pères  n'y  entendent 
rien  ;  re  ne  sont  que  des  ignorants ,  que  des  ânes  à 
courtes  oreilles.  »  C'est,  en  propres  termes ,  le  nom  qu'il 
donnait  à  ses  confrères,  parce  qu'en  atta({uant  la  religion 
du  P.  Malebranche,  ils  épargnaient  celle  de  l'auteur  où 
il  avait,  disait-il ,  puisé  son  athéisme.  Tel  était  l'emporte- 
ment du  P.  Hardouin. 

Mais,  reprend  avec  douceur  le  P.  Malebranche,  quand 
la  preuve  métaphysique  de  l'existence  de  Dieu ,  appuyée 
sur  l'autorité  de  saint  Augustin,  ne  serait  pas  solide; 
quand  les  idées  ne  seraient  point  préalables  aux  percep- 
tions de  l'esprit;  en  un  mot,  quand  je  me  serais  trompé 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  367 

dans  une  preuve  de  l'existence  de  Dieu,  quel  sujet  cela 
peut- il  donner  de  me  faire  soupçonner  d'un  tel  crime? 
Quel  danger  y  aurait-il  dans  ma  preuve?  De  plus,  j'en  ai 
donné  tant  d'autres  dans  tous  mes  livres. 

Le  P.  Malebranche  marque  principalement  son  nou- 
veau Traité  d'optique,  où  en  elTet,  il  démontre  d'une  ma- 
nière sensible  non  seulement  l'existence  du  souverain 
Etre,  mais  la  sagesse  infinie  de  sa  providence  dans  la 
construction  de  nos  yeux,  dans  les  merveilleux  rapports 
de  toutes  leurs  parties,  soit  essentielles,  soit  avec  l'action 
de  la  lumière  dans  les  règles  invariables  qu'il  observe , 
en  nous  faisant  voir  les  objets  selon  leur  grandeur,  leur 
figure,  leur  distance,  leur  mouvement  ou  leur  repos,  et 
en  nombre  infini  d'un  seul  coup  d'œil ,  dans  le  moment 
que  nous  ouvrons  les  yeux  dans  une  vaste  campagne. 

Après  avoir  indiqué  ,  en  passant ,  ce  petit  ouvrage 
à  M.  de  Cambrai,  le  P.  Malebranche  découvre  assez  au 
long  les  mauvaises  conséquences  du  nouvel  article  de  foi 
du  P.  Hardouin  :  savoir  que  nos  idées  ne  sont  rien  de 
véritablement  distingué  de  nos  perceptions,  et  que  notre 
entendement  les  produit  par  des  actes  vitaux.  Cet  endroit 
de  la  lettre  est  trop  beau  ,  pour  le  supprimer  : 

«  Vous  voyez,  Monseigneur,  dit-il,  où  peut  aller  ce 
que  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire.  Si  l'âme  forme  ses 
idées  par  un  acte  vital,  c'est  le  terme  dont  on  se  sert,  et 
que  nos  idées  distinguées  de  nos  perceptions  ne  soient 
que  des  chimères,  le  pyrrhonisme  s'établira.  Hobbes  et 
Locke,  auteurs  fort  estimés  par  bien  des  gens,  auront 
raison  ;  il  n'y  aura  plus  ni  vrai  ni  faux  immuablement 
tel,  ni  juste  ni  injuste,  ni  science  ni  morale;  saint  Au- 
gustin passera  pour  un  platonicien  fanatique,  et  il  aurait 
enseigné  au  P.  Malebranche  son  subtil  athéisme ,  si  ces 
livres  que  vous  avez  cités  vous-même,  Monseigneur,  n'é- 
taient point  supposés;  athéisme  dont  le  savant  P.  Har- 


368  Bibliothèque  Oratorienne 


douin  a  découvert  le  poison  ;  de  sorte  que  ce  Père ,  et 
quelques-uns  de  ses  disciples,  se  croiront  désormais  les 
seuls  adorateurs  du  vrai  Dieu.  J'outre  un  peu  mes  pro- 
phéties. Car  Dieu  ne  permettra  pas  qu'elles  s'accomplis- 
sent; mais  ce  sont  des  suites  naturelles  de  ce  principe, 
que  les  idées  ne  sont  point  distinguées  des  perceptions.  » 
Avant  que  de  finir  sa  lettre ,  le  P.  Malebranche  t'ait 
encore  trois  choses  : 

\°  Il  fait  remarquer  à  M.  de  Cambrai  la  contradiction 
de  la  calomnie  des  jésuites,  et  le  changement  de  leur 
conduite  à  son  égard.  La  contradiction  est  que,  dans  le 
temps  même  qu'ils  le  traduisent  comme  un  visionnaire 
qui  croit  voir  Dieu  et  en  lui  toutes  choses,  ils  le  représen- 
tent comme  un  homme  qui  a  besoin  que  M.  de  Cambrai 
lui  prouve  qu'il  y  a  un  Dieu.  Le  changement  de  leur 
conduite  n'est  pas  moins  bizarre.  Lorsque  M.  Arnauld 
vivait,  le  P.  Malebranche  était  un  fort  bon  catholique, 
qui  défendait  avec  eux  la  cause  de  l'Eglise,  contre  ce 
fameux  défenseur  de  Jansénius.  M.  Arnanld  est- il  mort, 
ce  n'est  plus  cela.  Le  P.  Malebranche  n'est  plus  lui-même 
qu'un  vrai  janséniste ,  et  tout  ce  qui  s'ensuit. 

Mais  encore,  sur  quel  fondement?  Leur  a-t-il  donné 
quelque  sujet  de  le  traiter  de  la  sorte?  Il  a  beau,  dit-il, 
faire  des  recherches  sur  le  passé,  sa  mémoire  ne  lui  en 
fournit  point.  II  ajoute  pourtant,  qu'il  s'imagine  que  ce 
pourrait  bien  être  son  Entretien  d'un  philosophe  chrétien 
et  d'un  philosophe  chinois;  car  c'est  principalement  depuis 
ce  temps-là  qu'ils  se  déchaînaient  contre  lui  avec  tant 
de  violence.  Mais  il  proteste  devant  Dieu  à  M.  de  Cam- 
brai qu'en  le  composant  il  ne  pensait  seulement  pas 
aux  jésuites  ,  ni  à  leurs  différents  avec  Messieurs  des 
Missions  étrangères;  qu'il  ne  l'avait  entrepris  que  pour 
satisfaire  aux  sollicitations  réitérées  de  M.  l'évêquc  de 
Rosalie;  que,  ne  l'ayant  composé  que  pour  ce  prélat,  il 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  360 

n'en  avait  permis  l'impression,  dont  on  avait  à  son  insu 
obtenu  le  privilège,  que  dans  la  persuasion  qu'il  pourrait 
servir  à  détromper  les  spinosistes  cachés,  et  à  désabuser 
ceux  qui  pensaient  qu'il  avait  écrit  contre  les  Pères 
jésuites  ; 

2"  Il  fait  voir  à  l'œil,  à  M.  de  Cambrai,  le  faux  goût 
qui  règne  encore  dans  la  philosophie  des  jésuites,  au 
grand  préjudice  de  la  jeunesse  qu'ils  élèvent,  en  lui  rap- 
portant un  article  tout  entier  de  la  formule  péripaté- 
ticienne que  le  P.  André  venait  de  dicter  à  Rouen,  par 
ordre  de  ses  supérieurs  :  «  Mais  avant  que  de  le  trans- 
crire, vous  savez,  Monseigneur,  lui  dit-il,  que  dans  la 
philosophie  de  l'école  fondée  sur  Aristote  et  sur  Averroës, 
son  impie  commentateur,  on  enseigne  que  Ta  vision  des 
objets  se  fait  par  le  moyen  des  espèces  impresses,  par 
des  espèces  expresses,  tirées  des  impresses,  par  la  vertu 
d'un  intellect  agent  qui  le  présente  à  l'intellect  patient  ; 
fiction  de  gens  qui  voulaient  parler  de  ce  qu'ils  ne  sa- 
vaient pas.  C'est  ce  qu'ont  appris  les  vieux  jésuites  étant 
jeunes,  et  ce  que  j'ai  appris  moi-même.  Apparemment, 
c'est  ce  qu'on  veut  que  le  P.  André  enseigne,  car  voici  i;e 
qu'on  lui  a  fait  dicter  à  Rouen.  »  Le  P.  Malebranche  ne 
rapporte  que  l'article  qui  regarde  M.  de  Cambrai;  cet 
article  dit,  en  latin  de  philosophie,  que  notre  âme  produit 
comme  cause  véritablement  efficiente,  non  seulement  ses 
volitions  libres,  mais  tout  ce  que  les  philosophes  de  l'é- 
cole appellent  actes  vitaux  :  ses  intellections,  ses  imagi- 
nations, ses  sensations  mêmes;  qu'en  les  produisant,  elle 
se  change  physiquement  elle-même;  qu'elle  remue  son 
corps  par  une  efficace  proprement  dite,  etc.,  d'où  il  s'en 
suit  qu'elle  produit  ce  qui  se  passe  en  elle,  malgré  elle... 
Après  quelques  remarijues  sur  celte  belle  décision,  «  vous 
n'ignorez  pas.  Monseigneur,  dit  le  P.  Malebranche,  le 
souverain  mépris  que  l'on  a  dans  le  monde  pour  la  phi- 


370  Bibliothèque  Oratorienne 

losophie  de  Técole  qu'enseignent  les  jésuites,  et  le  tort 
que  cela  leur  fait.  Ce  serait  certainement  un  grand  ser- 
vice qu'on  leur  rendrait ,  si  on  les  désabusait  de  leurs 
préventions,  et  si  on  arrêtait  leur  zèle  aveugle  pour  des 
opinions  ridicules  et  païennes,  qui  ne  servent  qu'à  les 
rendre  eux-mêmes  méprisables  et  odieux.  Ce  serait  rendre 
service  à  l'Eglise  et  à  leurs  écoliers,  qu'ils  préoccupent  de 
faux  sentiments  contraires  à  ceux  que  vous  exposez  dans 
votre  ouvrage,  lesquels  sont  propres  à  élever  l'esprit  du 
lecteur,  et  à  le  porter  à  rendre  à  Dieu  seul  la  gloire  qui 
lui  est  due.  » 

Le  P.  Malebranche  représente  à  M.  de  Cambrai  que 
son  zèle  pour  la  religion ,  que  son  amour  pour  la  vérité , 
que  son  respect  pour  les  sentiments  de  saint  Augustin  , 
que  sa  charité  pour  les  jésuites  mêmes,  pour  la  jeunesse 
qu'ils  élèvent  et  pour  le  bon  P.  André,  ajoutait-il,  dont 
on  trouble  la  paix  par  des  écrits  injurieux;  enfin,  que  son 
propre  honneur,  auquel  sa  qualité  d'archevêque  ne  per- 
mettait pas  de  laisser  donner  atteinte,  l'obligeait  de 
parler  dans  la  conjoncture,  et  de  soutenir  fortement  que 
le  sentiment  de  saint  Augustin  sur  les  idées  éternelles, 
immuables,  distinguées  des  perceptions  passagères  que 
nous  en  avons ,  est  non  seulement  très  certain ,  mais  le 
principe  de  la  certitude  des  sciences;  ou  du  moins  de  se 
plaindre,  dans  les  journaux  de  Paris  ou  de  Trévoux,  de 
la  témérité  qu'on  a  eue  de  mettre  sans  sa  participation  , 
à  la  tète  de  son  ouvrage,  une  remarque  où  il  n'y  a  pas 
de  sens  :  maligne  et  injurieuse  contre  le  P.  Malebranche, 
et  dont  la  malignité  retombait  sur  lui-même. 

«  Pardonnez-moi,  Monseigneur,  dit-il  en  finissant,  la 
franchise  et  la  simplicité  avec  laquelle  je  vous  écris  ce 
que  je  pense;  c'est  la  confiance  que  je  prends  en  vous, 
c'est  l'amitié  sincère  (soulïrez  cette  expression  de  mon 


t 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  371 

cœur),  amitié  que  j'ai  conservée  très  chèrement  et  sans 
la  moindre  interruption  depuis  plus  de  trente  ans,  qui 
me  fait  parler  de  la  sorte  et  qui,  nonobstant  le  respect 
que  je  vous  dois,  fait  que  j'ose  encore  vous  prier  de  relire 
avec  attention  une  longue  et  désagréable  lettre,  pour 
mieux  comprendre  ce  que  vous  pourriez  faire  pour  paci- 
fier toutes  choses  et  pour  défendre  la  vérité,  sans  blesser 
la  charité. 

«  Je  suis,  etc.  » 

La  lettre  est  datée  du  mois  de  juin  1713.  Il  ne  s'agis- 
sait plus  que  de  la  faire  tenir  à  M.  de  Cambrai  par  une 
voie  qui  l'obligeât  d'y  rendre  une  réponse  convenable. 
Dans  ce  dessein,  le  P.  Malebranche,  craignant  peut-être 
f[uc  son  Traité  de  l'amour  de  Dieu  n'eût  un  peu  refroidi  le 
prélat  à  son  égard,  crut  devoir  s'adresser  à  des  amis 
communs.  Mais  la  terreur  des  jésuites  qui,  disait-on, 
avaient  partout  alors  des  rapporteurs  en  titre  d'oftice , 
était  si  répandue,  que  pas  un  ne  s'en  voulut  charger.  On 
s'étonna  même  qu'un  simple  prêtre  osât  se  plaindre  si 
fortement  d'une  puissance  qui  faisait  trembler  un  cardi- 
nal-archevêque jusque  sur  le  trône  de  l'Eglise  de  Paris. 
Le  P.  Malebranche,  quoique  pacifique,  était  intrépide;  il 
n'abandonna  pas  son  dessein.  La  persécution  qu'il  pou- 
vait s'attirer,  telle  qu'elle  pût  être,  lui  parut  un  moindre 
mal  que  la  calomnie  sur  ce  qu'il  avait  de  plus  cher  au 
monde,  qui  était  sa  religion.  Dans  cette  pensée,  il  lut  sa 
lettre  à  un  magistrat  de  ses  amis,  qui  voyait  souvent  le 
cardinal  de  Polignac  ^  Cette  éminence,  bel  esprit  et  ha- 


1  Melcliior,  né  ;ui  Puy  on  Velay  lo  11  octobre  Ifiiïl  ,  nrdio- 
vètiiic  d'Auch  en  I72i),  auditeur  de  rote  en  1700,  [il('niiiotoiitiaire 
en  Hollande  enl  7 10,  1712  et  1713,  cardinal  en  1713,  mort  à  Paris 
le  10  novembre  1741,  à  quatre- vingts  ans,  reçu  de  l'Académie 


372  Bibliothèque  Oraloriennc 

bile,  avait  plusieurs  sentiments  du  P.  !\Ialebranche;  il 
considérait  même  sa  personne.  Le  magistrat  lui  parla  de 
son  affaire  avec  les  jésuites,  et  de  sa  lettre  à  M.  de  Cam- 
brai. Le  cardinal,  frappé  de  la  justice  de  ses  plaintes, 
promit  de  l'envoyer  au  prélat  bien  accompagnée.  On  la 
lui  porta;  il  la  reçut  avec  cet  air  grand  et  |  oli  qui  lui  est 
naturel.  Mais  après  l'avoir  lue,  on  dit  que  la  frayeur  le 
saisit  comme  les  autres.  En  effet,  les  premières  per- 
sonnes du  royaume  craignaient,  en  ce  temps-là,  l'exorbi- 
tant pouvoir  du  P.  le  Tellier,  confesseur  du  roi ,  qui 
faisait  faire  tout  ce  qu'il  voulait  à  son  auguste  pénitent. 
Quoi  qu'il  en  soit,  son  Eminence,  accoutumée  aux  traités 
de  paix,  jugea  plus  à  propos  de  mettre  l'affaire  en  négo- 
ciation. Il  en  écrivit  lui-même  à  M.  de  Cambrai,  pour  sa- 
voir, avant  toutes  choses,  quel  était  son  sentiment  sur  la 
préface  ajoutée  à  son  livre  de  V Existence  de  Dieu.  La  ré- 
ponse du  prélat  fut  courte,  mais  substantielle;  il  déclara 
qu'il  désapprouvait  la  préface;  qu'il  ne  l'avait  point  vue 
avant  l'impression;   que  les  preuves  de  l'existence  de 
Dieu  qu'il  avait  puisées  dans  la  Recherche  de  la  vérité  lui 
paraissaient  solides  et  qu'il  ne  s'en  était  servi  que  parce 
qu'il  les  croyait  telles.   M.   de  Polignac  n'en  demanda 
point  davantage.  Il  alla  voir  le  P.  le  Tellier.  11  n'arrive 
guère  qu'on  se  fasse  craindre   des   hommes ,   sans  les 
craindre  beaucoup  soi-même.  C'est  l'état  où  il  le  trouva. 
Car,  surtout  depuis  que  la  tameu=e  lettre  de  l'abbé  Bo- 
chart  ^  eut  éventé  la  plupart  de  ses  mines ,  il  était  dans 


frauçaise  en  1704,  des  sciences  en  1713,  et  des  belles-lettres  en 
1717,  auteur  de  VAnti-Liicrécp. 

1  M.  l'abbé  Bochait  de  Saron ,  de  bonne  noblesse ,  trésorier  de 
la  Sainte -Chapelle,  écrivait  contre  le  livre  de  Quesnel  avant  la 
Constitution;  il  avait  de  l'esprit  et  aurait  été  évêque  sans  un 
malheur  qui  lui  arriva.  Étant  en  faveur  auprès  du  P.  le  Tellier, 
il  savait  ce  qui  se  passait  à  la  cour.  11  écrivit  à  son  oncle,  évêque 


l/i  Vie  du  R.  P.  Malcbranche  373 

de  cruelles  appréhensions.  Il  avait  pour  lui  le  roi,  mais 
il  avait  contre  lui  tout  le  public,  ennemi  toujours  formi- 
dable aux  rois  mêmes.  Craignant  donc  d'ajouter  de  nou- 
veaux ennemis  à  ceux  qu'il  avait  déjà  faits  à  la  société , 
il  écouta  favorablement  les  plaintes  du  P.  Malebranche  ; 
il  entra  dans  ses  raisons  ;  il  condamna  le  procédé  du 
P.  de  ïournemine;  car  on  venait  d'apprendre  qu'il  était 
l'auteur  de  la  préface.  Il  conclut  à  une  prompte  satisfac- 
tion. 

Le  P.  le  Tellier  était  dans  sa  Compagnie  presque  aussi 
redouté  qu'à  la  cour.  Il  fallut  que  le  P.  de  Tournemine 
pliât,  il  écrivit  au  P.  Malebranche  une  espèce  de  lettre 
d'excuse,  dans  laquelle  il  lui  marque  en  deux  mots  qu'il 
n'avait  point  eu  dessein  de  le  blesser,  ni  de  rendre  sa  re- 
ligion suspecte.  La  réparation  ainsi  conçue  ne  parut  pas 
sincère;  car  il  n'était  pas  question  de  son  dessein,  qui  ne 
pouvait  nuire  à  personne,  mais  de  ses  paroles,  qui  étaient 
manifestement  injurieuses  à  tous  les  cartésiens  et  en 
particulier  au  P.  Malebranche.  Elle  parut  encore  insuffi- 
sante par  un  autre  endroit  :  elle  était  secrète,  et  l'affront 
avait  été  public.  Ainsi,  ni  M.  le  cardinal  de  Polignac  ni 
le  P.  Malebranche  n'avaient  lieu  d'en  être  contents. 
Pour  les  satisfaire,  il  fallait  une  déclaration  plus  solen- 
nelle et  plus  nettement  conçue.  Le  P.  de  Tournemine  fut 
obligé  d'en  passer  par  là.  Il  en  mit  une  plus  ample  dans 
son  Journal  de  Trévoux,  mois  de  novembre  1713.  En 
voici  la  substance  :  il  y  déclare  publi(|ucmcnt  qu'il  n'a 


«le  Valfticp,  conibion  il  y  av;iit  flo  niouvomcnt  pniir  parvenir  à 
la  comlainnatiou  de  Quesncl;  il  lui  découvrit  lotilps  les  intrignes 
du  cîibinet  du  roi  et  que  déjà  l'on  avait  gagné  quatre  ou  cinq 
évèques  :  de  Gap,  de  la  Rochelle,  etc..  L'abhé  Boehard  donna  ?a 
lettre  à  un  prêtre  pour  la  mettre  à  la  poste.  Celui-ci  la  porta  au 
cardinal  de  Noailles  qui  la  fit  imprimer  aussitôt.  Elle  fit  beau- 
coup de  bruit  et  les  jansénistes  en  triomphèrent. 


374  Bibliothèque  Oratorienne 

jamais  pensé  à  jeter  un  soupçon  d'athéisme  sur  le  P.  Ma- 
Icbranchc,  lequel  il  reconnaît  pour  un  vertueux  prêtre  et 
qui  aime  la  religion;  qu'il  a  seulement  voulu  dire  dans 
sa  préface  qu'il  y  a  de  prétendus  athées  cartésiens  et  ma- 
lebranchistes  ;  que  c'est  un  fait,  et  que  le  dire  ce  n'est 
pas  attaquer  le  P.  Malebranche.  Bien  des  personnes 
trouvèrent  cette  nouvelle  satisfaction  aussi  peu  sincère 
que  la  précédente.  En  effet,  on  y  remarque  un  procédé 
qui  n'était  point  net.  Le  P.  de  Tournemine  disait,  contre 
toutes  les  règles  de  la  logique  et  du  bon  sens,  que  par  les 
cartésiens  et  les  malebranchistes  en  général,  il  n'avait 
entendu  que  certains  cartésiens  et  certains  malebran- 
chistes en  particulier.  D'ailleurs,  il  ne  séparait  la  ca- 
lomnie de  sa  préface  que  par  une  autre  calomnie,  qu'il 
avançait  en  l'air  contre  quelques-uns  de  ces  philosophes. 
Car  on  est  bien  sûr,  disait-on,  que  les  vrais  cartésiens 
n'ont  pas  besoin  qu'on  leur  prouve  l'existence  de  Dieu , 
qui  est  dans  leur  philosophie  en  premier  principe,  ni  les 
vrais  malebranchistes  la  vérité  de  la  religion  chrétienne, 
qui  entre  essentiellement  dans  leur  système.  Ce  qu'a- 
joute cavalièrement  le  P.  Tournemine,  que  c'est  un  fait, 
pour  toute  preuve  de  ce  qu'il  assure ,  ne  fut  pas  trouvé 
plus  judicieux;  car  on  avance  tous  les  jours  des  faits 
faux,  et  il  n'est  certainement  ni  de  l'intérêt  du  public,  ni 
de  celui  des  particuliers,  surtout  des  Pères  jésuites,  qu'^n 
les  avançant  on  en  soit  quitte  pour  dire  que  ce  sont  des 
faits.  Ainsi  raisonnait  le  monde. 

Le  P.  Malebranche  voyait  aussi  bien  que  personne  que 
la  satisfaction  qu'on  lui  faisait  n'était  pas  dans  les  formes. 
Cependant,  comme  il  avait  une  partie  de  ce  qu'il  souhai- 
tait, et  que  M.  de  Cambrai,  ce  qui  était  l'essentiel,  désa- 
vouait l'auteur  de  la  préface,  il  crut  devoir,  ou  du  moins 
pouvoir  en  conscience  se  tenir  en  repos;  peut-être  qu'il 
espéra  que  ce  prélat  ne  manquerait  pas  de  s'expliquer 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  375 

publiquement  dans  une  troisième  édition  qu'il  donnerait 
lui-même  de  son  livre.  Car  les  deux  premières  n'étaient 
pas  de  lui.  Mais  si  M.  de  Cambrai  ne  fit  point  la  démar- 
che qu'on  en  pouvait  attendre,  soit  qu'il  n'estimât  pas 
assez  son  ouvrage  pour  le  présenter  au  public  de  sa 
propre  main,  soit  qu'il  fût  alors  trop  occupé  contre  les 
jansénistes ,  ou  par  quelque  autre  motif  que  nous  igno- 
rons, il  en  faisait  d'équivalentes;  car  dans  les  lettres 
qu'il  écrivait  à  diverses  personnes,  et  que  ses  illustres 
héritiers  ont  publiées  après  sa  mort,  nous  voyons  qu'il 
adopte  ouvertement  les  principes  fondamentaux  delà  phi- 
losophie de  M.  Descartes  et  du  P.  Malebranche  :  savoir  : 
la  notion  de  Dieu  sans  l'idée  de  l'Etre  universel  ;  je  dis  de 
l'Etre  universel'  par  opposition  même  aux  êtres  particu- 
liers; la  preuve  de  l'immortalité  de  l'âme,  par  la  distinc- 
tion évidente  de  l'être  pensant,  qui  est  l'esprit,  et  de 
l'être  étendu,  qui  est  le  corps  ;  l'union  de  ces  deux  sub- 
stances dans  l'homme,  par  les  seuls  décrets  de  la  volonté 
de  Dieu,  sans  les  secours  de  ces  modes  imaginaires  ou 
péripatétiques;  et  surtout  le  grand  principe  du  P.  Male- 
branche, que  la  raison  qui  nous  éclaire  intérieurement, 
que  tous  les  hommes  consultent,  et  qui  leur  répond  en 
tous  lieux,  à  la  Chine  comme  en  France,  en  un  mot, 
dans  laquelle  nous  puisons  la  lumière,  la  vérité,  la  sa- 
gesse, est  le  Dieu  même  que  nous  adorons.  Ce  dernier 
fait  est  trop  important,  par  rapport  à  tout  ce  qu'on  vient 
de  dire,  pour  n'en  pas  donner  la  preuve.  La  voici. 

M.  de  Cambrai,  dans  sa  dernière  lettre  posthume  % 
marquant  à  un  homme  de  qualité  les  principaux  points 
de  la  religion  ,  qu'il  est  facile  de  se  démontrer  à  soi- 

1  Cette  expression  du  P.  Malobrauche  ne  convenait  point  au 
P.  André  qui  ne  s'en  servait  qu'en  y  ajoutant  l'être  pur. 

2  Lettrca  sur  la  religion,  lettre  VII,  §  1.  (Page  143  de  l'édi- 
tion Outlienin-Ghalandre.) 


376  Bibliothèque  Oratorienne 

même,  lui  parle  en  ces  termes,  qu'il  faut  rapprocher  des 
principes  de  son  livre  de  VExistcnce  de  Dieu,  pour  en 
comprendre  tout  le  sens. 

«  Par  exemple,  dit-il,  il  est  facile  de  voir  que  notre 
faible  raison  est  à  tout  moment  redressée  au  dedans  de 
nous  par  une  autre  raison  supérieure,  que  nous  consul- 
tons et  qui  nous  corrige.  Raison ,  continue-t-il ,  que  nous 
ne  pouvons  changer,  parce  qu'elle  est  immuable,  et  qui 
nous  change,  parce  que  nous  en  avons  besoin.  Tous  la 
consultent  en  tous  lieux;  elle  répond  à  la  Chine,  comme 
en  France  et  dans  l'Amérique.  Elle  ne  se  divise  point  en 
se  communiquant;  ce  qu'elle  me  donne  de  sa  lumière 
n'ôte  rien  à  ceux  qui  en  étaient  déjà  remplis;  elle  se 
prête  à  tout  moment  sans  mesure,  et  ne  s'épuise  jamais. 
C'est  un  soleil  dont  la  lumière  éclaire  les  esprits,  comme 
le  soleil  éclaire  les  corps.  Cette  lumière  est  éternelle  et 
immense;  elle  comprend  tous  les  temps,  comme  tous  les 
lieux;  elle  n'est  point  moi,  puisqu'elle  me  reprend  et  me 
corrige  moi-même;  elle  est  donc  au-dessus  de  moi  et  au- 
dessus  de  tous  les  hommes  faibles  et  imparfaits,  comme' 
je  le  suis.  Celte  raison  suprême,  qui  est  la  règle  de  la 
mienne;  cette  sagesse,  de  laquelle  tout  sage  reçoit  tout  ce 
qu'il  a;  cette  source  supérieure  de  lumières,  où  nous 
puisons  tout,  est  le  Dieu  que  nous  cherchons.  Il  est  par 
lui-même,  et  nous  ne  sommes  que  par  lui;  il  nous  a  faits 
soinblables  à  lui,  c'est-à-dire  raisonnables,  afin  que  nous 
puissions  le  connaître,  comme  la  vérité  infinie,  et  l'aimer, 
comme  l'immense  bonté  :  voilà  la  religion.  » 

On  me  pardonnera  cet  écart,  qui  a  paru  nécessaire 
pour  faire  voir  dans  son  plein  le  ridicule  de  la  calomnie. 
Je  reviens  au  P.  Malebranche. 

1  C'est  à  ce  mot  que  se  termine  la  page  160  et  dernière  du 
Mss.  de  Troyes. 


CHAPITRE  XI 


Boursier  publie  son  livre  de  V Action  de  Dieu  (1713).  —  Male- 
branche  répond  par  des  Héflexions  (1715).  -  Sa  dernière  ma- 
ladie. —  Sa  mort.  —  Lettre  du  P.  André  au  P.  Lelong. 


Le  P.  Malebranche  était  encore  aux  prises  avec  les 
jésuites,  lorsqu'un  nouvel  ennemi  le  vint  attaquer.  C'est 
l'auteur  inconnu^  du  fameux  livre  de  V Action  de  Dieu  sur 
les  créatures,  ou  de  In  prémotion  physique  :  adversaire,  il 
faut  l'avouer,  le  plus  redoutable  qu'ait  eu  le  P.  Male- 
branche, depuis  iW.  Arnauld  ;  bel  esprit,  élégant  écrivain, 
véhément  orateur,  plus  pénétrant  même  que  le  commun 
des  philosophes ,  et  plus  savant  que  la  plupart  des  théo- 
logiens de  l'école.  Venons  à  son  ouvrage,  qui  a  fait  tant 
de  bruit,  et  qui  attaque  le  P.  Malebranche  avec  tant 
de  feu. 

On  y  distingue  aisément  deux  desseins  :  celui  de  l'au- 
teur et  celui  du  livre.  L'un  et  l'autre  méritent  d'être 
connus. 

Le  dessein  de  l'auteur,  c'est  lui-même  qui  nous  l'ap- 
prend dans  sa  préface.  On  ne  s'étendra  point,  dit-il,  à 
rendre  raison  pourquoi  on  fait  maintenant  paraître  cet 
ouvrage.  La  circonstance  du  temps  et  la  situation  des 

*  C'est  Boursier. 


378  Bibliothèque  Oratoricnne 

affaires  parlent  sur  cela  assez  hautement.  Ces  affaires 
étaient  qu'alors  le  roi  Louis  XIV,  à  l'instigation  du  P.  le 
Tellier,  son  confesseur,  et  de  quelques  prélats  du  royaume, 
sourdement  animés  par  ce  rusé  personnage,  demandait  à 
Rome  la  condamnation  du  livre  composé  par  le  P.  Ques- 
nel,  approuvé  par  M.  le  cardinal  de  Noailles,  admiré  par 
tous  ceux  qu'on  appelle  jansénistes.  Entre  autres  propo- 
sitions qu'on  en  avait  extraites  pour  être  censurées,  il  y 
en  avait  plusieurs  qui  regardaient  l'efficacité  de  la  grâce. 
On  en  fut  bientôt  informé  en  France.  A  cette  nouvelle, 
tous  les  défenseurs  de  la  grâce  efficace  par  elle-même 
prirent  l'alarme,  d'autant  plus  qu'ils  savaient  parfaite- 
ment bien  que  les  promoteurs  de  la  censure,  qui  étaient 
notoirement  les  jésuites,  avaient  fort  souhaité  d'établir 
le  système  de  leur  Molina  sur  la  ruine  de  celui  des  tho- 
mistes, leurs  anciens  adversaires.  Voilà  la  circonstance 
du  temps  qui  nous  découvre  le  dessein  de  l'aufeur  du 
livre  de  V Action  de  Dieu.  Pendant  qu'on  examinait  à 
Home  les  propositions  dénoncées,  il  entreprit  en  France 
de  si  bien  appuyer  la  grâce  efficace  par  elle-même,  que  la 
constitution  future  n'y  peut  donner  atteinte.  Aussi ,  on 
peut  regarder  son  ouvrage  comme  un  préservatif.  Mais  il 
y  a  deux  manières  d'expliquer  la  grâce  efficace  par  elle- 
même  : 

1°  Par  la  supériorité  actuelle  de  ses  attraits  sur  ceux 
de  la  concupiscence,  de  sorte  qu'elle  entraîne  invincible- 
ment le  consentement  de  la  volonté  au  bien; 

2"  Par  la  prémolion  physique,  c'est-à-dire  par  une 
opération  toute  puissante  de  Dieu,  surajoutée  aux  at- 
traits :  opération  qui  est  telle,  que  non  seulement  elle 
prévient  l'action  de  la  créature,  dont  elle  ne  dépend  en 
aucune  façon,  mais  encore  qu'étant  une  fois  posée,  il  y  a 
contradiction  que  la  créature  n'agisse  pas. 

Le  premier  système  est  celui   des  deux  délectations 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  379 


victorieuses,  et  même  invincibles.  C'est  proprement  co 
qu'on  appelle  jansénisme  sur  la  grâce. 

Le  second  système  est  celui  des  thomistes  et  celui 
qu'embrasse  l'auteur,  sans  néanmoins  tout  à  fait  aban- 
donner le  premier.  Car  il  prétend  que  dans  le  conflit  des 
deux  mouvements  inégaux,  l'un  de  la  grâce,  et  l'autre  de 
concupiscence,  la  prémotion  sera  toujours  du  côté  le  plus 
fort.  Ce  qui  le  fait  paraître  assez  souvent  plus  ami  du 
jansénisme  qu'il  ne  semble' le  vouloir.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  dessein  manifeste  de  son  livre  est  de  prouver,  par  le 
raisonnement,  la  nécessité  de  la  prémotion  physique 
pour  toutes  sortes  d'actions,  bonnes  ou  mauvaises.  Là- 
dessus  il  forme  un  plan  d'ouvrage  fort  vaste  et  fort 
éblouissant.  Tout  y  entre ,  tout  y  prouve  la  prémotion 
physique  :  corps,  esprits,  nos  connaissances,  nos  amours, 
nos  vertus,  nos  péchés  même,  etc.  Mais  il  n'est  pas  be- 
soin de  nous  arrêter  au  détail  de  ses  preuves  prétendues. 
Pour  en  donner  une  idée  complète,  il  suffira  de  celle  qui 
lui  e^t  particulière,  qu'il  appelle  une  démonstration,  et 
sur  laquelle  il  appuie  plus  que  sur  toutes  les  autres,  qui, 
en  effet ,  ne  sont  d'aucune  force.  Quelle  est  donc  cette 
preuve  tranchante,  invincible,  péremptoire,  de  la  prémo- 
tion physique,  aujourd'hui  si  nécessaire  pour  sauver  la 
catholicité  de  certaines  gens? 

L'auteur  la  tire  de  la  différence  qu'il  établit  au  com- 
mencement de  son  ouvrage,  entre  les  modifications  des 
esprits  et  celles  des  corps.  Son  raisonnement  est  curieux  : 
il  avoue  d'abord,  avec  les  cartésiens,  que  les  modifications 
des  corps  ne  sont  que  "des  manières  d'être,  qui  n'ajoutent 
rien  à  leur  substance.  Car  il  est  évident  que  les  corps 
n'en  ont  pas  plus  de  réalité  pour  être  en  mouvement  ou 
en  repos,  pour  avoir  telle  ou  telle  figure.  En  un  mot,  il 
anéantit  toutes  les  formes  péripatéticiennes ,  qualités 
occultes,  accidents  absolus,  tous  ces  petits  êtres  ou  enti- 


380  Bibliothèque  Oraforienne 

tatules  qui  servent  à  remplir  le  vide  de  la  philosophie  de 
l'école  ;  mais  ce  n'est  que  pour  les  reproduire  dans  les 
esprits  avec  un  profit  tout  clair  pour  la  nature. 

Car  il  prétend  que  les  modifications  des  esprits  sont  de 
nouveaux  degrés  d'être ,  surajoutés  à  leur  substance  par 
une  espèce  de  création.  Ainsi,  une  connaissance  que  j'ac- 
quiers, un  amour  qui  naît  dans  mon  cœur,  un  acte  que 
je  forme,  une  sensation ,  un  plaisir,  une  douleur  qui  me 
survient,  sont  autant  de  réalités  nouvelles  qui  augmen- 
tent véritablement,  qui  étendent,  qui  amplifient  l'être  de 
mon  âme.  C'est  ce  que  l'auteur  appelle  une  vérité  riche 
et  féconde,  et  qui  donne  le  jour  à  tant  d'autres.  La  rai- 
son qu'il  en  donne  lui  paraît  évidente  :  c'est  que  la  ma- 
tière ayant  des  parties  réellement  distinctes,  les  divers 
arrangements  de  ces  parties  y  peuvent  causer  des  chan- 
gements réels,  sans  y  introduire  aucun  être  nouveau. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  notre  âme.  Etant  une  et 
simple,  elle  ne  peut  recevoir  aucun  changement,  sans 
acquérir  ou  perdre  quelque  réalité,  quelque  degré  d'être 
Or,  si  cela  est  vrai,  la  prémotion  physique  est  démontrée, 
car  certainement  il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  créer  dans 
la  nature  de  ces  nouveaux  degrés  d'être,  qui  augmen- 
tent, qui  amplifient  la  réalité  des  substances. 

La  suite  du  système  répond  au  commencement.  C'est 
Dieu  qui  fait  tout,  et  même  le  consentement  libre  de  nos 
volontés,  par  une  opération  invincible.  En  un  mot,  il 
semble  que  l'auteur  ne  reconnaisse  qu'un  seul  attribut 
régnant,  qui  est  la  toute -puissance,  quoiqu'il  retienne 
fort  exactement  les  noms  de  tous  les  autres;  mais  re 
nous  arrêtons  plus  qu'à  ce  qu'il  dit  par  rapport  au 
P.  Malebranche.  Voyons  en  quoi  il  convient  avec  lui,  et 
en  quoi  il  en  diffère. 

Il  convient  avec  le  P.  Malebranche  que  nous  voyons  en 
Dieu  les  idées  de  toutes  les  choses,  que  nous  connaissons 


La   Vie  du  R.  P.  Malebranche  381 

l'idée  même  de  la  matière  ou  des  corps,  qu'il  appelle, 
comme  lui,  l'étendue  intelligible.  Mais  il  va  plus  loin  :  il 
prétend  que  nous  avons  aussi  une  idée  claire  de  notre 
âme  ,  et  par  conséquent  que  nous  la  voyons  aussi  en 
Dieu;  ce  qui  lui  était  nécessaire  pour  justifier  le' ton 
décisif,  avec  lequel  il  parle  de  sa  nature  et  de  ses  opéra- 
tions. 

Il  convient  avec  le  P.  Malebranche  que  Dieu  renferme 
dans  son  essence  infinie  les  vérités  spéculatives,  qui  sont 
les  règles  éternelles  de  ses  jugements  comme  des  nôtres; 
les  vérités  de  géométrie,  par  exemple,  dans  l'étendue 
intelligible.  Mais  il  en  demeure  là.  Il  ne  reconnaît  point, 
par  rapport  à  Dieu ,  des  vérités  éternelles  pratiques ,  ou 
qui  soient  les  règles  de  ses  volontés.  Il  soutient,  au  con- 
traire, que  tout  ce  que  Dieu  veut  est  saint,  précisément 
parce  qu'il  le  veut  ;  sage,  parce  qu'il  le  veut;  juste,  parce 
qu'il  le  veut.  Point  d'ordre  immuable,  point  de  loi  éter- 
nelle qui  le  dirige  dans  sa  conduite;  point  de  raison  qui 
détermine  sa  volonté,  ni  dans  ses  desseins,  ni  dans  ses 
voies.  Ainsi ,  quand  on  nous  demande  pourquoi  Dieu 
a  voulu  telle  ou  telle  chose,  il  faut  répondre  hardiment 
(|u'il  l'a  voulu,  parce  qu'il  l'a  voulu. 

Il  convient  avec  le  P.  Malebranche  que  les  créatures 
ne  sont  que  des  causes  purement  occasionnelles  à  l'égard 
des  eflets  qu'elles  semblent  produire  hors  d'elles-mêmes: 
l'âme  sur  le  corps,  par  exemple,  et  les  corps  les  uns  sur 
les  autres.  Mais  il  l'abandonne  sur  les  lois  générales,  soit 
dans  l'ordre  de  la  nature ,  soit  dans  l'ordre  de  la  grâce. 
Il  dit  que  Dieu  fait  tout  par  des  volontés  particulières,  les 
monstres  les  plus  dillbrmes,  conmie  les  animaux  les  plus 
régulièrement  formés.  Il  veut  en  Dieu  des  décrets  absolus 
pour  tout  ce  qui  arrive,  pour  la  réprobation  de  Judas 
comme  pour  la  prédestination  de  saint  Pierre;  pour  re- 
fuser à  une  partie  des  anges  la  prémolion  qui  leur  était 


38-2  Bibliothèque  Oratorienne 

nécessaire  pour  persévérer  dans  la  justice,  comme  pour 
la  donner  aux  autres  ;  pour  opérer  le  consentement  au 
péché  dans  un  impie ,  comme  pour  produire  dans  l'hu- 
manité sainte  du  Verbe  les  actes  les  plus  sublimes  d'une 
vertu  plus  qu'humaine. 

Enfin,  l'auteur  du  livre  de  V Action  de  Dieu  combat  le 
P.  Malebraiiche  sur  bien  d'autres  chefs ,  ainsi  qu'on  le 
verra  dans  la  suite,  mais  principalement  sur  la  nécessité 
de  l'Incarnation ,  sur  la  manière  dont  l'âme  sainte  de 
Jésus-Christ,  le  vrai  Salomon,  est  déterminée  dans  le 
choix  des  matériaux  ({u'elle  emploie  dans  la  construction 
du  temple  éternel ,  sur  les  lois  générales  que  Dieu  suit 
ordinairement  dans  l'ordre  de  la  grâce,  comme  dans  celui 
de  la  nature.  C'est  là-dessus  que  l'auteur  sonne  vigoureu- 
sement le  tocsin  sur  le  P.  Malcbranche,  à  l'exemple  de 
M.  Arnauld,  dont  il  copie  les  crili(jues  avec  tant  de  fidé- 
lité qu'il  en  imite  jus(iu'aux  brouilleries ,  et  qu'il  en 
combat  jusqu'aux  fantômes  avec  la  contenance  la  plus 
triomphante.  Voilà  pour  la  matière  de  son  ouvrage. 

La  forme  qu'il  y  a  donnée  contient  deux  choses  remar- 
quables, on  peut  dire  même  extraordinaires  :  la  méthode 
et  le  style.  Comme  il  ne  vise  à  rien  moins  qu'à  démon- 
trer la  prémotion  physique,  il  afl'ecle  fort  sérieusement  la 
méthode  des  géomètres.  On  ne  voit  à  l'entrée  des  ques- 
tions que  demandes,  axiomes,  lemmes,  théorèmes,  corol- 
laires, qui  aboutissent  enfin  à  une  démonstration  en 
forme,  où  il  emploie  même  souvent,  pour  comble  d'éru- 
dition mathématique,  des  expressions  d'algèbre.  L'étalage 
est  sans  doute  fort  beau  à  l'œil  ;  mais  quand  on  ne  juge 
pas  de  la  pièce  pour  la  décoration,  il  paraît  que  cette 
méthode  ne  convient  ni  à  la  matière  ni  à  la  personne  de 
l'auteur,  pour  des  raisons  qu'on  laissera  dire  au  P.  Maie- 
branche. 

A  l'égard  de  son  style,  on  lui  doit  rendre  cette  justice 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  383 

qu'à  tout  prendre  il  est  parfaitement  beau  ,  d'une  imagi- 
nation vive,  d'un  goût  fort  brillant,  d'un  goût  exquis, 
neuf  dans  ses  tours,  pur  dans  son  langage,  aisé,  rond, 
.ferme,  nerveux,  assez  varié,  fort  travaillé,  plein  d'élo- 
quence dans  tous  les  endroits  qui  en  sont,  ou  qu'il  a  su, 
par  son  adresse,  en  rendre  susceptibles. 

Tant  de  (jualités  brillantes,  réunies  dans  un  ouvrage  , 
ne  pouvaient  manquer  de  lui  donner  succès.  Mais  il  y 
avait  plus.  L'auteur  défendait  la  grâce  efticace  par  elle- 
même,  nom  seul  capable  de  le  faire  applaudir  par  une 
foule  de  théologiens.  Il  combattait  à  outrance  le  nouveau 
pélagianisme  de  Molina,  ce  qui  n'était  pas  un  titre  moins 
favorable  pour  avoir  les  suffrages  du  public.  Il  employait 
un  moyen  encore  plus  sûr  :  il  s'appuyait  partout  de  saint 
Augustin,  autorité  si  respectable,  si  respectée  par  tous  les 
bons  catholiques.  Enfin,  cet  ouvrage  venait  tout  à  propos 
pour  être  applaudi  et  vanté;  car  il  parut  vers  la  fin  de 
1713,  dans  le  temps  même  que  la  fameuse  bulle  Unige- 
nitus,  obtenue  par  les  molinistes,  arrivait  en  France  ^  On 
en  fit  deux  éditions  à  la  fois*  :  l'une  in-4°,  l'autre  in-12, 
en  six  volumes,  qui  furent  en  moins  de  rien  débitées 
par  tout  le  royaume.  Les  thomistes  le  vantèrent  comme 
le  bouclier  de  leur  école  ;  les  jansénistes  l'admiraient 
comme  un  livre  envoyé  du  ciel  pour  sauver  leur  grâce 
efficace  par  elle-même  :  c'était,  en  un  mot,  à  qui  le  ferait 
plus  valoir.  La  disposition  des  esprits  lui  était  d'ailleurs 
fort  avantageuse.  Le  P.  le  Tellier,  qui  passait  alors  pour 
le  chef  des  molinistes ,  avait  irrité  toute  la  terre  par  ses 


1  Le  P.  André  était  à  Rouen,  où  il  finissait  son  cours  de  plii- 
losopliie,  lorsque  la  Constitution  arriva. 

2  Le  P.  Fouquet  de  l'Oratoire  avait  envoyé  le  manuscrit  au 
P.  Quesnel  en  Hollande  pour  l'y  faire  imprimer.  Le  P.  Qucsnel 
le  donna  à  examiner  à  M.Petitpied,  qui  voulut  Ijien  se  cliarger 
de  l'édition.  L'ouvrage  parut  avec  ajiprobation  et  privilège. 


384  Bibliothèque  Oratorienne 

violences,  par  la  barbare  exécution  de  Porl-Royal,  par  les 
coups  terribles  qu'il  avait  portés  au  cardinal  de  Noailles, 
par  les  rigueurs  exercées  contre  tant  d'autres  personnes  , 
par  les  exils,  par  les  emprisonnements,  par  les  proscrip- 
tions les  plus  odieuses,  et  en  dernier  lieu,  par  la  dernière 
Constitution  qui  causa  d'abord  en  France  un  soulèvement 
pres({ue  général.  Cette  aversion  du  public  pour  le  chef 
des  molinistes,  n'avançait  pas  les  affaires  du  molinisme. 
En  un  mot,  on  fut  ravi  de  voir  paraître  un  ouvrage  qui 
battait  les  jésuites,  ou  plutôt  le  système  qu'ils  semblaient 
vouloir  établir,  par  autorité  du  roi  et  du  pape,  sur  la 
ruine  de  tous  les  autres. 

Le  P.  Malebranche  se  ressentit  bientôt  du  grand  succès 
qu'on  donnait  au  livre  de  V Action  de  Dieu.  On  se  souve- 
nait encore  que  M.  Arnauld  l'appelait  autrefois  le  nou- 
veau protecteur  de  la  grâce  molinienne  ;  on  voyait  ({ue 
l'auteur  le  mettait  sans  façon,  avec  les  molinistes,  au 
nombre  des  partisans  de  la  grâce  versatile.  C'est  son 
terme  favori  pour  donner  un  air  de  ridicule  aux  sen- 
timents qu'il  attaque.  Les  jansénistes,  qui  ne  lui  avaient 
jamais  pardonné  ni  son  Traité  de  la  nature  et  de  la  grdce, 
ni  ses  réponses  à  M.  Arnauld,  si  fortes  contre  leur  doc- 
trine, crurent  la  conjoncture  favorable  pour  lui  témoigner 
leur  ressentiment.  Ils  remarquèrent,  et  ils  firent  remar- 
quer tous  les  endroits  du  livre  qui  le  regardaient,  princi- 
palement l'article  des  lois  générales.  Comme  il  y  a  peu 
de  personnes  qui  aient  assez  d'esprit  ou  de  pénétration , 
pour  embrasser  ce  grand  système  dans  toute  son  étendue, 
cela  ne  manqua  point  de  produire  son  effet.  M.  Arnauld, 
dont  l'auteur  ne  fait  qu'abréger  les  critiques,  triompha 
donc  encore  une  fois  du  P.  Malebranche;  mais  son 
triomphe  ne  dura  pas  longtemps.  On  fit  voir  que  le  co- 
piste ,  un  peu  trop  fidèle ,  ne  prenait  pas  mieux  que  son 
original  les  sentiments  de  son  adversaire.  On  n'en  de- 


La  Vie  du  R.  P.  Malebranche  385 

meura  poinL  là.  Les  amis  du  P.  Malebranche  entrepri- 
rent de  le  déterminer  à  une  réponse  par  écrit.  Il  n'y 
a  sorte  de  motifs  qu'on  ne  lui  apportât  pour  l'y  résoudre; 
mais  il  avait  toujours  mille  excuses  pour  ne  pas  écrire  ; 
et  en  ce  temps- là  il  faut  avouer  qu'il  en  avait  de  fort 
bonnes  raisons  :  une  santé  faible,  un  âge  fort  avancé,  une 
mort  prochaine.  Il  sentait  son  juge  à  sa  porte,  et  il  ne  son- 
geait plus  qu'à  lui  répondre.  D'ailleurs,  le  livre  qui  lui 
déclarait  la  guerre  ne  se  soutenait  que  par  la  beauté  du 
style,  par  la  nouveauté  de  l'entreprise,  et  par  le  mouve- 
ment extraordinaire  que  la  nouvelle  bulle  avait  excité 
dans  les  esprits.  Le  P.  Malebranche  ne  l'ignorait  pas.  Il 
savait  de  plus  que  l'auteur,  quoique  élégant  écrivain  , 
était  fort  ennuyeux  par  bien  des  endroits,  par  sa  matière 
qui  est  abstraite,  par  sa  méthode  qui  est  sèche,  par  ses 
sentiments  qui  sont  durs ,  par  ses  preuves  qui  sont  fai- 
bles, par  ses  écarts  qui  sont  trop  fréquents,  par  son  ob- 
scurité lorsqu'il  pose  ses  principes ,  par  son  embarras 
lorsqu'il  répond  aux  diflicultés,  et  surtout  par  la  lon- 
gueur de  son  ouvrage,  qui  est  énorme,  par  rapport  à  son 
dessein.  Enfui ,  l'auteur  ne  faisant  que  répéter  de  vieilles 
objections,  qu'était-il  besoin  de  lui  opposer  de  nouvelles 
réponses? 

Nonobstant  toutes  ces  raisons,  les  amis  du  P.  Male- 
branche lui  lirent  tant  d'instances  réitérées ,  qu'il  se 
rendit  à  leurs  désirs.  Mais,  comme  il  se  sentait  trop 
infirme  pour  entreprendre  un  ouvrage  de  longue  haleine, 
il  se  contenta  de  faire  quel([ucs  réflexions  sur  divers  en- 
droits du  livre  de  la  Prémotion  physique.  C'eût  encore  été 
une  grande  afTaire  de  suivre  l'auteur  dans  toutes  les  ob- 
scurités où  il  s'enveloppe.  C'est  pourquoi  le  P.  Male- 
branche ne  s'arrête  qu'aux  points  cajjitaux  de  sa  doc- 
trine, à  le  combattre  dans  ses  principes,  et  à  éclairer  les 
matières   plutôt  qu'à  réfuter,  pied  à  pied,   son  nouvel 

11* 


386  Bibliothèque  Oratorienne 

agresseur:  en  un  mot,  il  observe  constamment  jusqu'à 
la  tin  sa  belle  maxime,  qui  est,  en  se  défendant,  de  songer 
moins  à  son  honneur  qu'à  l'utilité  publique.  On  sera 
sans  doute  bien  aisé  d'avoir  ici  l'analyse  de  ce  dernier 
ouvrage  du  P.  Malebranche ,  quoiqu'il  ne  soit  pas,  du 
moins  pour  le  style ,  de  la  force  des  premiers.  C'est 
comme  son  testament  sur  presque  toutes  les  grandes  ma- 
tières qu'il  a  traitées,  principalement  sur  la  grâce.  Mais 
avant  (jue  d'en  rapporter  les  articles ,  il  me  paraît  à  pro- 
pos d'exposer  les  plus  fameux  systèmes  qui  aient  eu 
cours  dans  rp]glise  depuis  le  concile  de  Trente ,  sur  cette 
importante  matière,  de  peur  que  par  ignorance  ou  par 
malice  on  n'aille  confondre  celui  du  P.  Malebranche  avec 
aucun  des  autres.  Or  il  y  en  a  trois  principaux,  que  voici 
en  abrégé  : 

1"  Celui  de  Jansénius,  qui  veut  que  la  grâce  nécessaire 
pour  faire  le  bien  soit  invincible,  et  même  irrésistible: 
c'est-à-dire,  (ju'elle  nous  ôte  le  pouvoir  actuel  et  pro- 
chain d'y  résister.  On  en  a  parlé  ailleurs  assez  au  long  ; 

2°  Celui  des  thomistes  ou  d'Alvarès,  qui  soutient  la 
nécessité  d'une  grâce  physiquement  prédominante,  pour 
nous  faire  faire  le  bien  :  c'est-à-dire ,  qui  est  telle  que , 
lorsqu'elle  est  donnée,  il  y  a  contradiction  que  la  vo- 
lonté n'y  consente  pas,  parce  qu'elle  donne  l'acte  même 
du  consentement,  mais  sans  nous  ôter  néanmoins  le  plein 
pouvoir  de  n'y  pas  consentir.  On  en  parlera  dans  la  suite 
plus  amplement  ; 

3"  Celui  de  Molina ,  dont  les  principes  sont  que  nous 
avons  dans  l'état  de  péché,  où  nous  sommes,  les  mêmes 
forces  naturelles  pour  faire  le  bien  que  nous  aurions  dans 
l'état  de  pure  nature ,  où  nous  naîtrions  sans  péché  :  que 
par  conséquent  nous  pouvons,  par  les  seules  forces  de 
notre  libre  arbitre,  produire,  quant  à  la  substance,  les 
actes  des  plus  héroïques  vertus:  croire  en  Dieu,  espérer 


La  Vie  du  R.  P.  M  (débranche  387 

en  lui ,  l'aimer  par-dessus  toutes  choses,  vaincre  les  ten- 
tations les  plus  violentes,  etc.  Que  cependant  la  grâce 
nous  est  nécessaire,  non  pas,  comme  on  le  voit  assez, 
pour  produire  ces  actes  vertueux,  mais  pour  les  produire 
plus  facilement,  plus  constamment,  et  surtout  pour  leur 
donner  la   surnaturalilé  requise  ,  afin  qu'ils  aient  une 
juste  proportion   avec  notre  (in,   qui  est  surnaturelle: 
que